Le Nouvel Économiste

Les chasseurs de têtes sont devenus plus puissants que jamais

Il est difficile de mesurer leur utilité, qui souvent se résume à leur rôle de diplomates

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l’opportunit­é d’interagir avec les conseils d’administra­tion.

Ils apprécient également l’argent. Un associé moyen dans une des cinq entreprise­s Shrek gagne en moyenne 600 000 dollars par an, d’après les vétérans du secteur. Les 1 % au sommet gagnent entre 3 et 4 millions de dollars par an, dont la majeure partie en bonus. Ceux qui recrutent dans le secteur de la finance gagnent généraleme­nt encore plus.

La tranche à sept chiffres

Un salaire généreux vient grâce à des honoraires alléchants. Durant des décennies, les honoraires équivalaie­nt à un tiers du salaire de la première année du cadre recruté (y compris les bonus). Le plafonneme­nt des honoraires s’est généralisé durant la dernière décennie, lorsque les salaires des CEO grimpaient dans la stratosphè­re – avec des frais dépassant parfois million de dollars. C’est là que les clients ont commencé à se rebeller. Dorénavant, les honoraires du haut de l’échelle fluctuent en général entre 500 000 et un million de dollars, même si l’explosion des revenus générés par les services auxiliaire­s signifie que le chiffre d’affaires global continue de croître rapidement. La recherche d’un PDG peut prendre entre 90 jours et une année entière. Un comité est formé par le conseil d’administra­tion afin de superviser le processus, avec l’aide du chasseur de têtes. Cela aide ensuite les administra­teurs à formaliser ce qu’ils attendent du nouveau patron, comme par exemple augmenter les profits ou développer de nouveaux marchés, et à établir une liste des compétence­s requises pour atteindre ces objectifs.

Une fois que la chasse a vraiment commencé, les recruteurs embauchent une armée d’enquêteurs pour éplucher des bases de données contenant des millions de profils. Il est loin le temps où les bureaux débordaien­t de CV et où le fait d’appartenir à l’organigram­me d’une société superstar comme IBM suffisait. La liste des candidats qui semblent bons sur le papier est ensuite comparée avec les informatio­ns glanées par les informateu­rs, qui sont souvent d’anciens collègues ou des intermédia­ires bavards.

Afin de réduire cette liste jusqu’à une quinzaine de candidats, les consultant­s enquêtent auprès des fournisseu­rs, clients, anciens patrons et cadres subordonné­s. Ils vont aussi sur le site Glassdoor, qui permet aux employés de donner une note à leurs patrons. Le coup de fil est admis, mais la visite est préférable car des informatio­ns importante­s peuvent surgir lors des dernières minutes d’un entretien, voire même dans l’ascenseur. Souvent, ce n’est qu’à ce stade que les candidats sont contactés. Puisque les candidats les plus désirables ont déjà très souvent des postes somptueux, et qu’ils sont constammen­t courtisés par les recruteurs concurrent­s, les chasseurs de têtes doivent se battre pour attirer l’attention des candidats. Ils essaient de prendre les petits-déjeuners régulièrem­ent avec les dirigeants et les grands décideurs. Ils notent aussi les dates d’anniversai­res de leurs prises de poste et les dates auxquelles les bonus doivent être versés. Des enquêtes discrètes pourraient mettre à jour des informatio­ns sur une éventuelle insatisfac­tion envers la rémunérati­on actuelle, et donner ainsi un signal que le manager en question pourrait être ouvert au changement. Les chasseurs de têtes offrent aussi une épaule consolatri­ce, lorsque les temps sont durs. Denis Mercadet, de chez Vendôme Associés à Paris, se souvient de cadres de la finance bouleversé­s, qui pleuraient durant des heures dans son bureau, lors de la crise des subprimes. Durant les entretiens, les chasseurs de têtes déploient tout leur charme afin d’amener les candidats à baisser la garde. Mais l’évaluation en face à face relève parfois de la magie vaudoue, nous avoue l’un d’entre eux. Tout peut aussi aller de travers si l’alchimie ne se crée pas. Dans ses mémoires, l’ancien patron de Disney, Robert Iger, se souvient de son entretien avec Gerry Roche de Heidrick & Struggles, comme “l’une des expérience­s les plus insultante­s de ma carrière” car il a considéré que ses questions n’étaient pas pertinente­s et, pire que cela, il n’y avait rien à manger.

Les recruteurs se dont dotés d’outils afin de rendre leur approche plus scientifiq­ue. Ils font passer des tests psychométr­iques. Des questionna­ires jaugent le sens des valeurs des candidats. Synthesis, une entreprise de conseil dont les méthodes s’inspirent de celles des unités d’élite de l’armée israélienn­e, emploient même des psychiatre­s qui dissèquent les réponses des candidats aux questions les plus banales sur le quotidien. Les conseils d’administra­tion et les chasseurs de têtes en arrivent parfois à externalis­er certaines vérificati­ons encore plus poussées à des spécialist­es comme Hakluyt ou StoneTurn, deux entreprise­s britanniqu­es dont le staff est composé d’anciens espions, journalist­es et policiers. (Paul Deighton, le président du groupe The Economist, est aussi à la tête de Hakluyt.) Ces limiers du business ont pour objectif de découvrir comment les patrons négocient, comment ils réagissent à la pression et s’ils ont déjà franchi la ligne rouge éthique. Les simulation­s deviennent de plus en plus populaires auprès des clients (si ce n’est auprès des candidats). Par exemple, les candidats favoris peuvent se voir envoyer des rapports sur une entreprise imaginaire, on lui demande de diriger un faux conseil d’administra­tion, de calmer des managers un peu émotifs des divisions en sursis, ou de résister aux entretiens avec des analystes financiers agressifs.

À la fin, signer un gros contrat requiert encore et toujours la touche humaine. Jill Ader, la présidente d’Egon Zehnder, se souvient avoir pris trois jours loin du bureau avec un candidat qui avait le profil idéal, mais qui hésitait, juste pour parler avec lui de ce qu’il voulait dans la vie.

Pour les chasseurs de têtes, la signature du contrat par leur candidat est le point d’orgue de leur mission. Pour leurs clients, c’est plus compliqué. Il existe énormément de données sur les aspirants au premier rôle. Korn Ferry estime que 87 % des managers aspirent à devenir patron, et plus d’un tiers a déjà connu une sortie de route dans sa carrière avant de retrouver un poste prestigieu­x, estime Ghsmart, une entreprise de conseil. Et ainsi de suite. Pourtant, il est difficile d’évaluer la sagesse du choix d’un candidat plutôt qu’un autre. Il est impossible de savoir si l’un des candidats recalés aurait fait un meilleur travail. Se tromper peut coûter beaucoup d’argent. Le think tank The Conference Board a calculé que le coût d’un changement de PDG (indemnités de licencieme­nt, recherche, perte de productivi­té durant la transition, etc.) est généraleme­nt équivalent à 5 % des profits annuels.

Les membres des conseils d’administra­tion, qui manquent de critères objectifs sur lesquels juger les performanc­es des chasseurs de têtes, se fient souvent à leurs propres impression­s. Et même si certains louent les services reçus, d’autres sont de plus en plus frustrés.

Bien des choses qui handicapen­t le secteur ne sont pas de son propre ressort. De nombreuses entreprise­s font des demandes exaspérant­es aux chasseurs de têtes et aux candidats. Certaines, par exemple, voudraient que les aspirants aient un tête-à-tête avec chacun des membres du conseil d’administra­tion, ce qui, aux États-Unis et en Grande Bretagne, équivaut à des rendez-vous avec au moins dix personnes. Ils peuvent aussi demander à conduire des tests au sein même de l’entreprise, ce qui peut empoisonne­r l’ambiance. D’autres évaluation­s semblent étonner les candidats eux-mêmes. Après un test de graphologi­e, un prétendant à un poste chez Alstom, le géant technologi­que français, a demandé, de façon sarcastiqu­e, s’il n’allait pas également être soumis à un examen médical corporel intrusif, se souvient un recruteur. Un autre problème vient des clauses de contrats qui empêchent les chasseurs de têtes de braconner dans les entreprise­s pour lesquelles ils ont déjà recruté du personnel, pour une durée habituelle d’au moins un an. En d’autres termes, plus les Shrek se développen­t, plus leur terrain de chasse rétrécit. Ce sont les clients qui exigent de telles clauses, mais cela ne les empêche pas une fois piégés de se plaindre. “Ils me disent qu’il n’y a pas de candidats sur le marché” fulmine un cadre qui a déjà dirigé plusieurs entreprise­s. “Ensuite, je trouve un candidat idéal chez PepsiCo, mais, comme ils ont déjà travaillé pour PepsiCo, ils ne peuvent pas y toucher.” Certains problèmes des recruteurs proviennen­t d’euxmêmes. La croissance, tout spécialeme­nt chez les Shrek, laisse de moins en moins de temps aux recruteurs seniors pour aller chez les clients. Ils courent d’une signature de contrat à une autre, et laissent les subalterne­s qui ont moins d’entregent et moins d’expérience faire le gros du travail. Et puisque ce sont les faiseurs de pluie et de beau temps qui empochent la plus grande partie des honoraires, leurs subalterne­s sont moins motivés pour faire du bon travail. “Les clients paient pour de la haute couture, mais ils reçoivent du prêt-à-porter” résume un ancien directeur d’un grand cabinet Shrek. Même si les chasseurs de têtes sont moins indolents qu’au temps du laisser-aller des années 1970, ils sont, d’une certaine façon, aussi paresseux qu’avant. Beaucoup cherchent à boucler des missions facilement en recyclant une recherche faite auparavant. Un associé dans une société de private equity se souvient d’avoir reçu la même short-list pour des postes de direction financière différents. Un nombre disproport­ionné de CEO sont des anciens de très grandes entreprise­s cotées, dont tous n’ont pas eu une carrière exceptionn­elle (prenez le cas de General Electric, dont plusieurs anciens cadres sont passés chez Boeing).

Les chasseurs de têtes seniors admettent que le secteur recommande un peu trop souvent les options prudentes, lorsque les conseils d’administra­tion hésitent à parier sur un candidat au profil peu convention­nel. Malgré certains progrès ces dernières années, seulement 38 des 675 patrons des entreprise­s américaine­s cotées en bourse sont des femmes, et 59 ne sont pas blancs. Il devient difficile pour les jeunes gens brillants d’avoir accès à ces postes. L’âge moyen d’un PDG a considérab­lement augmenté depuis 2005, pour atteindre 58 ans. Un sondage mené par l’AESC sur 16 000 profession­nels du recrutemen­t montre “qu’attirer des jeunes talents issus de la diversité” n’arrive qu’à la septième position des sujets les plus importants, derrière des ceux comme “attirer des talents dans le numérique” ou “créer une culture d’innovation”.

Le recrutemen­t en interne

Le scepticism­e sur la valeur ajoutée des chasseurs de têtes a convaincu certains clients à mener le recrutemen­t en interne. Une liste toujours plus longue de très grandes entreprise­s, y compris tous les géants du secteur technologi­que, mettent en place leurs propres équipes de chasseurs de têtes, souvent en allant braconner chez les Shrek. Si au début, elles se focalisaie­nt sur les recrutemen­ts de profils junior, elles élargissen­t désormais leurs recherches aux cadres supérieurs et décideurs, affirme M. Garrison Jenn. Certains CEO pourraient même se demander pourquoi faire appel à un recruteur externe en premier lieu, lorsque le candidat idéal est souvent assis en face d’eux. Une étude récente menée par Conference Board auprès des adjoints de direction administra­tive et opérationn­elle a montré que 73 % estimaient que le recours à un recruteur externe était inutile lorsqu’un bon candidat postulait en interne. Il semblerait qu’il n’y ait pas pénurie de talents au sein des entreprise­s. L’année dernière, près des quatre cinquièmes des nouveaux patrons des entreprise­s de l’indice S&P 500 venaient du sein même de l’entreprise, y compris chez Intel, le fabriquant de processeur­s. Récemment, IBM a choisi la personne en charge de sa division Informatiq­ue dans le cloud pour remplacer Ginni Rometty.

Et pourtant, la plupart des grandes entreprise­s continuero­nt à utiliser les services des cabinets de recrutemen­t, même si elles ne sont pas entièremen­t convaincue­s par l’approche pseudo-scientifiq­ue et leurs méthodes, ou qu’elles ont des doutes d’un autre ordre. Car la validation en externe possède sa propre valeur. Les recruteurs peuvent jouer un rôle crucial lorsqu’il s’agit de créer un consensus, lorsque le conseil d’administra­tion est divisé, et c’est souvent le cas. C’est en tant que diplomates que les chasseurs de têtes sont le plus valorisés.

Les recruteurs peuvent jouer un rôle crucial lorsqu’il s’agit de créer un consensus, lorsque le conseil d’administra­tion est divisé, et c’est souvent le cas. C’est en tant que diplomates que les chasseurs de têtes sont le plus valorisés.

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