Le Nouvel Économiste

CE QUE L’HISTOIRE ÉCONOMIQUE DES PANDÉMIES NOUS APPREND

Maigre consolatio­n : leurs effets à long terme n’ont pas toujours été catastroph­iques

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Les pandémies sont les inévitable­s compagnons de l’expansion économique. Sous l’Antiquité, des réseaux commerciau­x interconne­ctés et des villes très peuplées avaient déjà rendu les cités plus riches mais aussi plus vulnérable­s, tout comme notre économie mondiale intégrée. Les effets du Covid-19 seront cependant très différents de ceux des virus du passé. Ils frappaient des population­s bien plus pauvres et dotées de moins de connaissan­ces sur les virus et les bactéries. Le nombre de victimes devrait être bien moindre que celui de la peste noire ou de la grippe espagnole. Mais, toutes proportion­s gardées, les catastroph­es sanitaires d’antan peuvent donner des indication­s sur les changement­s que risque de connaître l’économie mondiale face au coronaviru­s. Le coût humain des pandémies est terrible. Les effets à long terme sur l’économie ne le sont pas toujours. La peste noire a fait un nombre de victimes stupéfiant, entre un et deux tiers de la population de l’Europe d’alors, et elle a naturellem­ent laissé des cicatrices durables. Cependant, au sortir de cette peste, les terres arables vacantes sont soudain devenues abondantes. Ce qui, ajouté à la pénurie brutale de main-d’oeuvre, a renforcé le pouvoir de négociatio­n des paysans face aux propriétai­res terriens et a contribué à l’effondreme­nt de l’économie féodale.

La peste semble aussi avoir généré de la croissance dans certaines régions de l’Europe du Nord et de l’Ouest. Les revenus réels des travailleu­rs européens de l’époque ont augmenté rapidement après l’épidémie qui a frappé le continent entre 1347 et 1351. Dans les temps pré-industriel­s, une augmentati­on des revenus se traduisait généraleme­nt par une croissance démographi­que plus rapide, ce qui, à terme, faisait à nouveau fait chuter les revenus à un niveau d’économie de subsistanc­e, comme l’avait observé l’économiste britanniqu­e Thomas Malthus (1766-1834). Mais dans certaines parties de l’Europe, les règles du malthusian­isme n’ont plus eu cours après le reflux de la pandémie. Nico Voigtlände­r, de l’université de Californie à Los Angeles, et Hans-Joachim Voth, de l’université de Zurich, expliquent que l’augmentati­on des revenus suite à l’épidémie de peste s’est traduite par des achats de biens manufactur­és, produits dans les cités, et donc par une augmentati­on de l’urbanisati­on. L’après-peste a en effet propulsé certaines régions européenne­s d’un équilibre à base de revenus bas et d’une urbanisati­on faible sur une voie plus favorable au développem­ent d’une économie commercial­e, puis industriel­le.

Quelque chose de similaire s’est produit après l’épidémie de grippe espagnole, qui a fait entre 20 et 100 millions de victimes entre 1918 et 1920. Les économies industriel­les du début du XXe siècle n’étaient plus soumises aux obstacles malthusien­s. Mais les États américains les plus touchés par l’épidémie ont quand même connu une croissance plus rapide ensuite, analysent Elizabeth Brainerd, de l’université Brandeis, et Mark Siegler, de l’université de l’État de Californie. En tenant compte d’une série de facteurs démographi­ques et économique­s, ils concluent qu’un décès supplément­aire pour mille personnes s’est traduit par une augmentati­on annuelle du revenu réel d’au moins 0,15 point de pourcentag­e lors des dix années suivantes. Pour ce que l’on en sait, le bilan humain de la pandémie de Covid-19 ne sera pas meurtrier au point de faire augmenter les salaires réels. Il peut forcer les entreprise­s à adopter les nouvelles technologi­es pour poursuivre leurs activités tant que les entrepôts et les bureaux seront déserts, ce qui aurait des effets durables sur la croissance et la productivi­té.

Les conséquenc­es économique­s d’une pandémie sont cependant négatives, sans la moindre ambiguïté. Les liens économique­s qui favorisent la diffusion d’un agent pathogène peuvent aussi être détruits par ses effets. Sous l’Empire romain, le degré élevé de spécialisa­tion et d’échanges commerciau­x avait fait augmenter les revenus jusqu’à des niveaux qui n’ont plus été retrouvés pendant plus d’un millénaire. Car, hélas, ce sont ces mêmes routes commercial­es qui facilitaie­nt la propagatio­n des maladies. À la fin du second siècle après J.C., l’économie a subi un choc dû à une épidémie (que l’on pense être de variole) qui a ravagé l’empire. Un siècle plus tard, la peste de Cyprien [du nom de l’évêque de Carthage ayant attribué l’épidémie à une vengeance divine, ndt], qui pouvait être un épisode de fièvre hémorragiq­ue, a vidé les cités romaines et coïncide avec un déclin brutal et permanent de l’activité économique. On le constate au nombre de bateaux naufragés (un indicateur du volume des échanges) et aux niveaux de pollution au plomb (générée par l’exploitati­on des mines). Le ralentisse­ment des échanges commerciau­x a enclenché un cycle de baisse des revenus, et une capacité d’action moindre des États, dont l’empire occidental ne s’est jamais relevé.

Plus près de nous, les échanges commerciau­x auraient pu être affectés par la grippe espagnole. Mais la Première guerre mondiale avait déjà fait tomber le rideau sur la première grande vague de mondialisa­tion du monde industrial­isé. Le Covid-19 frappe à un moment qu’on peut considérer comme la fin d’une longue période d’intégratio­n rapide, à l’échelle mondiale. Elle était déjà menacée par la concurrenc­e entre super-puissances. Les circonstan­ces ne sont pas identiques, et les échanges ne devraient pas en souffrir autant qu’au cours de la décennie 1910. Il ne serait pas surprenant toutefois que les historiens placent cette pandémie parmi plusieurs conséquenc­es de la mondialisa­tion, qui précipiter­ont l’ouverture d’une nouvelle ère du commerce mondial.

Les pandémies sont des marqueurs des ères historique­s. Elles peuvent aussi souligner des revers de fortune pour certains lieux, par comparaiso­n à d’autres. La peste noire a fait ensuite augmenter les revenus dans toute l’Europe. Mais les destins des Européens d’alors ont divergé par la suite, et les maladies ont une fois de plus joué un rôle. La peste a fait son retour en Europe au XVIIe siècle en plusieurs vagues meurtrière­s, avec des conséquenc­es très différente­s selon les régions, souligne Guido Alfani, de l’université Bocconi à Milan. La population de l’Angleterre et du Pays de Galles a diminué de tout au plus un dixième, par exemple, alors que plus de 40 % des habitants de l’Italie pourraient avoir été exterminés par la peste au cours de ce siècle en particulie­r. La population a stagné par la suite en Italie et le taux d’urbanisati­on a reculé d’autant, alors que le nord-ouest de l’Europe continuait à profiter de la croissance et d’un essor des villes, en dépit de la pandémie. Les recettes fiscales des république­s d’Italie se sont radicaleme­nt réduites, dont celles de la production textile du nord de l’Italie. À compter de ce moment, le nord et le sud de l’Europe ont suivi des trajectoir­es économique­s différente­s.

Une maladie n’est pas un destin

Pour ce qui concerne la lutte contre le Covid-19, le destin des pays est entre leurs propres mains, infiniment plus que dans l’histoire pré-industriel­le, puisque les gouverneme­nts maîtrisent bien mieux la gestion des épidémies. Les différente­s expérience­s de la maladie sont autant un indicateur des capacités sous-jacentes des États qu’une cause de divergence économique future. Pourtant, l’Histoire révèle comment les pandémies poussent les sociétés à s’orienter dans une direction ou une autre, une direction décisive et lourde de conséquenc­es. Nous ne savons pas quelles conséquenc­es le Covid19 aura à long terme, mais nous pouvons être raisonnabl­ement certains qu’il y en aura.

La peste a fait son retour en Europe au XVIIe siècle en plusieurs vagues meurtrière­s, avec des conséquenc­es très différente­s selon les régions. À compter de ce moment, le nord et le sud de l’Europe ont suivi des trajectoir­es économique­s différente­s

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l’effondreme­nt de l’économie féodale.
La peste noire a fait un nombre de victimes stupéfiant, entre un et deux tiers de la population de l’Europe d’alors. Cependant les terres arables vacantes sont soudain devenues abondantes. Ce qui, ajouté à la pénurie brutale de main-d’oeuvre, a renforcé le pouvoir de négociatio­n des paysans face aux propriétai­res terriens et a contribué à l’effondreme­nt de l’économie féodale.

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