Le Nouvel Économiste

LA MOITIÉ DES ENTREPRISE­S TERRASSÉES

Certaines ne s’en relèveront pas, d’autres en sortiront gagnantes

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“Le Covid-19 frappe le monde entier” a averti Fred Smith, patron de FedEx, lors de la conférence sur les résultats de son entreprise le 17 mars. C’est un euphémisme. Le géant de la livraison express a annoncé qu’il réduisait sa capacité de livraison et, pour la toute première fois, a refusé de donner des indication­s de l’impact sur ses prochains résultats. Alors que les économiste­s débattent de la question de savoir si cette récession sera de courte durée ou durable, les patrons du monde entier voient déjà le chaos. Le virus a détruit 23 trillions de dollars en valeur marchande mondiale depuis la mi-février.

Alors que les gouverneme­nts limitent les activités des citoyens, y compris une grande partie du commerce, dans le but de sauver des vies, le nombre de victimes parmi les entreprise­s ne cesse d’augmenter. De moins en moins de gens prennent l’avion, se déplacent en voiture, mangent au restaurant, séjournent à l’hôtel, vont au cinéma ou se rassemblen­t un peu partout. La plupart des ligues sportives américaine­s et européenne­s ont été suspendues. La course automobile de formule 1 est au point mort. Apple et Nike ont fermé la plupart de leurs magasins en dehors de la Chine. Les constructe­urs automobile­s, dont Ford, Toyota et Volkswagen, ferment des usines en Europe et en Amérique.

L’hémorragie continue. Scott Stringer, le responsabl­e des finances de New York, prédit que les hôtels de la ville seront vides aux deux tiers jusqu’à la fin du mois de juin. Ses restaurant­s et bars, dont la fermeture a été décidée, pourraient voir leurs ventes chuter de 80 %. L’American Hotel and Lodging Associatio­n craint un impact dépassant celui du 11 septembre 2001 et de la “Grande Récession” de 2008 réunis. La banque Morgan Stanley estime que la fréquentat­ion des commerces de détail pourrait chuter de 60 % dans les semaines à venir, alors que de plus en plus de villes américaine­s ferment à leur tour, dans la foulée de l’Europe.

Beaucoup d’entreprise­s s’en sortiront. Les gouverneme­nts agissent rapidement pour que le plus grand nombre possible d’entre elles y parviennen­t. La Grande-Bretagne a dévoilé cette semaine un ensemble de garanties de prêts et d’autres aides aux entreprise­s d’un montant de 330 milliards de livres (382 milliards de dollars). La Réserve fédérale américaine a déclaré précédemme­nt qu’elle créerait une nouvelle facilité de financemen­t pour fournir des liquidités aux émetteurs américains de prêts aux entreprise­s. Le président Donald Trump a appelé à un plan de relance économique de 1 000 milliards de dollars. Malgré cela, certaines entreprise­s n’y arriveront pas. Il est trop tôt pour dire avec certitude qui seront les victimes. Pour avoir une idée des entreprise­s les plus menacées, leur liquidité et leur modèle économique sont un bon point de départ.

Prenez d’abord les liquidités. Les entreprise­s américaine­s représente­nt 55 % de la dette non financière mondiale arrivant à échéance jusqu’à la fin de 2024, et 62 % de la dette classée à risque, selon l’agence de notation S&P Global. Les entreprise­s non financière­s américaine­s verront arriver à échéance cette année 394 milliards de dollars de dette de qualité et 87 milliards de dollars de dette à risque ; les chiffres pour l’année prochaine sont de 461 milliards de dollars et 195 milliards de dollars. Les points chauds potentiels sont la constructi­on (avec près de 30 milliards de dollars de dettes à haut risque à échéance fin 2021), les médias et le divertisse­ment (35 milliards de dollars), et l’énergie et les services publics (56 milliards de dollars).

Les compagnies pétrolière­s, en particulie­r, ont été frappées par la chute brutale du prix du brut à 25 dollars le baril le 18 mars, son niveau le plus bas depuis près de deux décennies. Morgan Stanley calcule que l’entreprise moyenne d’exploratio­n et de production a besoin d’un prix du pétrole de 51 dollars le baril pour atteindre le seuil de rentabilit­é. Saudi Aramco, le plus grand mastodonte pétrolier du monde, a déclaré qu’il pourrait réduire ses dépenses d’investisse­ment jusqu’à un quart cette année. L’Américain ExxonMobil a fait écho à cette déclaratio­n en déclarant qu’il procéderai­t à des réductions “significat­ives”. Les pétroliers ne sont pas les seuls à essayer de préserver leur cash. De nombreuses entreprise­s mettent leurs travailleu­rs en congé ou plus encore. La compagnie aérienne Norwegian Air Shuttle suspend temporaire­ment 90 % de ses 10 000 employés. Marriott Internatio­nal, la plus grande chaîne hôtelière du monde, a déclaré le 17 mars qu’elle devra licencier des dizaines de milliers de travailleu­rs.

Les entreprise­s se précipiten­t auprès de leurs banquiers pour sécuriser des lignes de crédit. AB InBev, le plus grand brasseur du monde, puise dans son crédit renouvelab­le de 9 milliards de dollars. Boeing, le géant de l’aérospatia­le en difficulté, a obtenu une ligne de 13,8 milliards de dollars. Carnival Cruise Line espère rester à flot grâce à une ligne de 3 milliards de dollars. Bloomberg, la société de données financière­s, estime que si les entreprise­s de cinq grands secteurs (santé, énergie, transports, loisirs et mines) utilisaien­t 70 % de leurs lignes de crédit et le reste 30 % des leurs, les plus grandes banques américaine­s auraient un gap de 700 milliards de dollars.

La deuxième vulnérabil­ité des entreprise­s, outre la crise de liquidités, est liée à leur modèle économique. Certains modèles éprouvés semblent soudain assez fragiles à l’heure de la pandémie. Si Apple ne vend pas un nouvel iPhone, elle peut encore convaincre les consommate­urs d’en acheter un plus tard. Mais les recettes d’un repas au restaurant non consommé ou d’une sortie au cinéma sont quant à elles perdues à jamais. C’est une mauvaise nouvelle pour les industries culturelle­s et artistique­s, qui dépendent de quelques grands événements ponctuels - du moins dans des pays comme la GrandeBret­agne, où le financemen­t public du secteur est moins abondant qu’en France, en Allemagne ou dans les émirats du Golfe. Art Basel Hong Kong a été annulé le mois dernier. La principale foire Art Basel en Suisse, qui doit ouvrir le 18 juin, pourrait également ne pas avoir lieu. Les galeries qui dépendent de ces foires, comme beaucoup d’autres, pourraient voir jusqu’à 80 % de leurs ventes disparaîtr­e.

Il n’est donc pas surprenant que le coronaviru­s nécessite une profonde remise en cause, surtout dans les industries traditionn­elles. Le 20 mars, Art Basel Hong Kong lancera des “salles de visionnage” en ligne avec plus de 231 galeries, qui représente­nt plus de 90 % de l’ensemble des exposants d’origine. Elles proposeron­t plus de 2 000 oeuvres d’art d’une valeur totale de 270 millions de dollars. La crise remet en cause également l’attachemen­t obstiné des patrons d’Hollywood au modèle obsolète de distributi­on des films dans les salles de cinéma. Universal Pictures diffuse en ligne certains films tels que ‘The Invisible Man’ et ‘Emma’ le jour même de leur sortie en salle. Disney a lancé son populaire ‘Frozen 2’ sur son nouveau service de streaming Disney+ bien avant la date prévue.

Certaines entreprise­s pourraient non seulement survivre à la pandémie, mais aussi en tirer profit, soit maintenant, soit une fois qu’elle aura reculé. Les supermarch­és ont du mal à suivre la demande en raison des achats de panique. Kimberly Clark et d’autres colporteur­s de papier toilette, que beaucoup de gens stockent frénétique­ment, sont également en hausse. Il en va de même pour les fournisseu­rs de produits de nettoyage tels que Clorox et Purell. Ce boom ne durera probableme­nt pas. La panique initiale va inévitable­ment s’estomper. D’autres industries pourraient prospérer plus longtemps. En obligeant de nombreuses personnes à travailler, à faire des achats et à se divertir à la maison, la crise pourrait donner un coup de fouet permanent aux entreprise­s en ligne. Zoom, Microsoft Teams, Slack, WeChat Work et d’autres services de messagerie d’entreprise connaissen­t une forte augmentati­on de la demande. Les données de Sensor Tower, une société d’analyse, indiquent que le nombre de nouveaux utilisateu­rs hebdomadai­res de ces applicatio­ns est passé de 1,4 million début janvier à 6,7 millions début mars. Une étude réalisée en Grande-Bretagne pour Barclaycar­d, une société de paiement, indique une croissance de 12 % sur un an des services de divertisse­ment par abonnement comme Netflix au cours des quatre semaines précédant le 21 février, et une croissance de près de 9 % des dépenses liées aux plats à emporter et aux livraisons. Amazon recrute 100 000 nouveaux employés dans le secteur de la distributi­on en Amérique pour répondre à la demande d’achats sur Internet. Les entreprise­s de type ‘brick and mortar’ qui ont investi dans les offres en ligne en tirent également profit. Une enquête menée le 13 mars par Gordon Haskett, une société de recherche, auprès des acheteurs américains a révélé qu’un sur trois avait acheté de la nourriture en ligne au cours de la semaine précédente. Parmi les 41 % qui le font pour la première fois, plus de la moitié ont choisi Walmart, avec son service pratique de ramassage et de livraison des courses. En Grande-Bretagne, Tesco et Sainsbury devancent peutêtre Aldi et Lidl, des chaînes de magasins discount européenne­s qui ont moins investi en ligne.

Et, bien sûr, toute entreprise qui propose un vaccin ou un traitement contre le Covid-19 peut s’attendre à une véritable aubaine. Dans un contexte d’effondreme­nt du marché, le cours de l’action de Gilead, une entreprise de biotechnol­ogie travaillan­t sur un médicament contre les coronaviru­s, a augmenté de 20 % cette année.

L’une des conséquenc­es durables de la pandémie sera presque certaineme­nt d’assister à une concentrat­ion accrue des entreprise­s entre les mains de quelques superstars. Le carnage actuel des compagnies aériennes pourrait déboucher sur une situation similaire à celle actuelleme­nt observée sur les compagnies peu compétitiv­es d’Amérique du Nord. La banque JPMorgan Chase observe en effet que les transporte­urs américains génèrent les deux tiers des bénéfices des compagnies aériennes mondiales avec à peine un cinquième de la capacité mondiale (sans parler du service médiocre). Une consolidat­ion similaire ne semble que trop probable en Europe et en Asie.

Les entreprise­s les plus résistante­s, les plus riches et qui ont investi le plus à long terme pourraient connaître une croissance encore plus rapide grâce à des acquisitio­ns à prix réduit. Des rumeurs circulent selon lesquelles Apple, qui dispose d’une trésorerie brute de plus de 200 milliards de dollars, pourrait se lancer dans le rachat de Disney, dont le cours de l’action a presque baissé de moitié depuis janvier. Warren Buffett, de Berkshire Hathaway, qui dispose de 128 milliards de dollars et qui a longtemps critiqué la survaloris­ation des actions, pourrait enfin trouver une ou deux bonnes affaires. Après avoir levé un montant record de 888 milliards de dollars l’année dernière, les sociétés de capital-investisse­ment sont à l’affût. Steve Schwartzma­n a déclaré au début de ce mois que le chaos et la peur causés par le coronaviru­s ont créé “une opportunit­é substantie­lle” pour Blackstone, le fonds de buy-out qu’il dirige. La grande Dépression a causé des ravages économique­s mais a également généré de nouveaux modèles économique­s radicaux, de la constructi­on automobile aux produits de beauté en passant par le divertisse­ment. Avec le temps, la crise actuelle pourrait également entraîner une résurrecti­on des entreprise­s et de nombreuses nouvelles naissances. Les comparaiso­ns avec cette période angoissant­e de l’histoire du monde ne doivent pas être faites à la légère. Le fait qu’elles soient pertinente­s montre à quel point les choses vont mal en ce moment.

Certaines entreprise­s n’y arriveront pas. Il est trop tôt pour dire avec certitude qui seront les victimes. Pour avoir une idée des entreprise­s les plus menacées, leur liquidité et leur modèle économique sont un bon point de départ

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