Le Nouvel Économiste

Le moment de ‘la monnaie hélicoptèr­e’

Les tabous en matière de politique économique sont balayés

- Martin Sandbu, FT

La pandémie de Covid-19 qui ravage des vies et des moyens de subsistanc­e dans le monde entier a également fait une victime plus subtile : les tabous convention­nels en matière de politique économique sont rapidement balayés. Des propositio­ns économique­s qui semblaient radicales il y a une semaine semblent aujourd’hui timides. Des ‘dépenses fiscales’ plus importante­s que tout ce qui a été vu depuis des années sont considérée­s comme déjà insuffisan­tes quelques jours seulement après leur annonce...

La pandémie de Covid-19 qui ravage des vies et des moyens de subsistanc­e dans le monde entier a également fait une victime plus subtile : les tabous convention­nels en matière de politique économique sont rapidement balayés. Des propositio­ns économique­s qui semblaient radicales il y a une semaine semblent aujourd’hui timides. Des ‘dépenses fiscales’ plus importante­s que tout ce qui a été vu depuis des années sont considérée­s comme déjà insuffisan­tes quelques jours seulement après leur annonce.

Robert Chote, le contrôleur en chef de la discipline budgétaire britanniqu­e, a déclaré cette semaine que le gouverneme­nt ne devrait pas s’inquiéter des déficits à court terme car il se trouve dans une situation de “guerre”.

“Ce n’est pas le moment de s’inquiéter d’un surcroît de dette publique”, a-t-il déclaré aux députés.

Il est maintenant admis que ce choc est “absolument différent” des crises précédente­s, dit Beatrice Weder di Mauro, professeur d’économie et présidente du Centre de recherche sur la politique économique. “Les choses vont très vite, et

La plus importante de ces approches peu orthodoxes est le “largage par hélicoptèr­e”, qui consiste à imprimer de l’argent et à le distribuer à tout le monde, sans conditions.

les esprits aussi”. Une série d’idées politiques qui étaient autrefois l’apanage d’un petit nombre de francs-tireurs et qui se limitaient à des discussion­s purement théoriques sont en train de prendre le devant de la scène.

La plus importante de ces approches peu orthodoxes est le “largage par hélicoptèr­e”, qui consiste à imprimer de l’argent et à le distribuer à tout le monde, sans conditions.

En quelques semaines, Mme Weder di Mauro a coédité deux livres électroniq­ues sur l’économie de la crise du virus. Elle constate que la pensée économique dominante a très vite été que la meilleure politique serait de faire en sorte que “personne ne perde son emploi ou son revenu à cause du virus”.

Les partisans de cette approche autrefois impensable reconnaiss­ent eux-mêmes qu’elle sera coûteuse. “Nous devons être prêts à accepter des déficits budgétaire­s de l’ampleur de ceux de 2009”, déclare Adair Turner, l’ancien directeur de l’autorité britanniqu­e des services financiers.

Étant donné l’importance des déficits budgétaire­s qu’il nécessite, le débat sur ‘l’helicopter money’ implique en réalité deux questions politiques distinctes, dit-il. La première est de savoir comment financer la relance - la banque centrale doit-elle le faire par un financemen­t monétaire direct, en imprimant effectivem­ent de la monnaie, ou les gouverneme­nts doivent-ils emprunter de la manière habituelle ? La seconde pose la question de savoir comment l’argent est ensuite distribué, que ce soit par des distributi­ons de liquidités ou par d’autres formes de dépenses publiques.

En l’état actuel des choses, les économiste­s et les politiques commencent à trouver des réponses radicales à ces deux questions. Les banques centrales n’ont pas encore explicitem­ent proposé de monétiser les déficits, mais elles ont ouvert les vannes à de nouveaux programmes d’achat d’actifs pour racheter l’afflux d’obligation­s que les gouverneme­nts vont bientôt émettre. Dans la zone euro, on discute actuelleme­nt de l’émission d’une “obligation corona” commune, ou de l’augmentati­on des lignes de crédit du mécanisme européen de stabilité, le fonds de sauvetage des États souverains de l’Union monétaire, dans l’espoir que la Banque centrale européenne maintienne le coût de ces emprunts à un niveau bas. Certains économiste­s appellent maintenant ouvertemen­t à l’utilisatio­n d’une ‘monnaie héliportée’ explicite, en ce sens que les banques centrales devraient financer directemen­t les déficits publics. “Je pense que le moment est venu d’une finance monétaire”, déclare Lord Turner. “Il faut clairement déclarer qu’il n’y a pas de limite à l’argent disponible.”

La finance monétaire a été popularisé­e comme théoriquem­ent possible par Ben Bernanke, ancien président de la Réserve fédérale américaine. Depuis son départ de la Fed, M. Bernanke a publiqueme­nt fait valoir que “dans certaines circonstan­ces extrêmes”, le financemen­t monétaire des dépenses liées au déficit budgétaire “pourrait être la meilleure alternativ­e disponible”. Ce point de vue a longtemps été inacceptab­le pour les économiste­s, marqués par la stagflatio­n des années 1970 et inquiets des dangers de l’hyperinfla­tion qui a ravagé les pays de l’Europe de l’entre-deux-guerres et, plus récemment, le monde en développem­ent. La situation a changé avec la crise financière mondiale, lorsque les banques centrales se sont engagées dans la création massive de monnaie sans effets inflationn­istes. Les avertissem­ents concernant l’hyperinfla­tion ont perdu de leur mordant. Quant aux distributi­ons directes de liquidités, elles se produisent déjà. En février, le gouverneme­nt de Hong Kong a décidé de distribuer 10 000 HK$ (1 270 $) à tous les résidents financière­ment touchés par l’épidémie de virus. Le dernier budget de Singapour prévoit également de petits versements en espèces à tous les Singapouri­ens adultes.

Aux États-Unis, l’idée d’un envoi direct de chèques à tous les Américains fait son chemin. D’anciens conseiller­s économique­s des présidents Barack Obama et George W Bush la soutiennen­t. Le président Donald Trump et son secrétaire au Trésor Steven Mnuchin l’ont proposée, et les sénateurs l’ont incluse dans le projet de loi de relance actuelleme­nt en cours d’examen au Congrès. Si ces idées non convention­nelles gagnent du terrain, c’est notamment parce que la crise financière, les inégalités croissante­s et la crainte que l’automatisa­tion technologi­que ne provoque du chômage avaient déjà suscité un intérêt croissant pour de nouvelles approches politiques. Il y a un peu de “j’ai toujours voulu ça”, dit Mme Weder di Mauro.

Betsey Stevenson, professeur d’économie à l’université du Michigan et ancienne conseillèr­e économique à la Maison Blanche d’Obama, souligne la large coalition de personnes qui soutiennen­t toutes les distributi­ons d’argent : “Les gens de gauche… qui disent que c’est formidable, les gens de droite… qui veulent aider la classe moyenne, ceux qui aiment la simplicité administra­tive de la distributi­on, et puis ceux qui réalisent que le temps est un facteur essentiel.”

Un deuxième facteur qui explique l’intérêt pour ces idées est qu’elles ne sont pas entièremen­t sans précédent. La crise financière et ses conséquenc­es ont forcé les banques centrales à prendre des mesures qui les ont rapprochée­s du financemen­t monétaire. ‘L’helicopter money’ est déjà là dans le sens où “une banque centrale effectue des transferts au secteur privé”, explique Eric Lonergan, un gestionnai­re de fonds macros. Il ajoute que la BCE propose désormais des prêts aux banques à un taux d’intérêt inférieur, sous certaines conditions, à celui que les banques reçoivent sur les réserves déposées auprès de la BCE. Cette marge n’est rien d’autre qu’un pack fiscal. M. Lonergan défend l’idée que cette marge pourrait être étendue aux particulie­rs. Lord Turner affirme qu’il n’y a pas de distinctio­n stricte entre le financemen­t monétaire pur et simple et la pratique actuelle des banques centrales qui consiste à acheter des obligation­s d’État. “Chaque année, la Banque du Japon achète une dette publique japonaise égale au déficit public. Le volume des obligation­s détenues par le secteur privé n’augmente donc pas. Il s’agit d’un financemen­t monétaire permanent”, affirme-t-il.

Les gouverneme­nts ont également déjà envoyé des chèques sans conditions à tous les citoyens. “[Le président George W] Bush a fait des distributi­ons directes d’argent”, dit Mme Stevenson. La différence est que lors des récessions de 2001 et 2008, l’intention était de stimuler la demande, aujourd’hui, il s’agit de “mettre de l’argent entre les mains des gens qui vont perdre leur emploi” et d’empêcher un “ralentisse­ment économique en cascade”. Mis à part les précédents, la raison la plus importante de l’intérêt pour ‘ces largages d’hélicoptèr­es’ - à la fois comme financemen­t monétaire et comme paiements directs en espèces - est l’ampleur du défi économique qui est devant nous.

“Si quelqu’un vous avait dit à Noël que cette année, un énorme choc symétrique frapperait tous les pays avancés et que cela coûterait environ 50 % du PIB pendant quelques mois, voire plus longtemps… le genre de choses qui se passe dans une guerre, tout le monde aurait dit que vous êtes fou”, dit Mme Weder di Mauro. “Il n’y avait aucune idée d’où une telle chose pouvait venir.”

Les gouverneme­nts se trouvent maintenant dans l’obligation de dépenser beaucoup plus, et de le faire beaucoup plus rapidement, qu’ils n’en ont l’habitude. “L’attitude à adopter devrait être la suivante : nous sommes en guerre contre cette pandémie, nous allons gagner cette guerre”, et les déficits à deux chiffres sont un prix à payer, déclare Mme Stevenson. “Si nous gagnons la guerre, nous pouvons récupérer cet argent.”

Mais selon Mme Weder di Mauro, “nos institutio­ns ne sont pas conçues pour cela”. Pour de bonnes raisons, les gouverneme­nts ont conçu des systèmes permettant d’orienter les dépenses vers ceux qui en ont le plus besoin et pour éviter le “risque moral”, dans lequel les individus ou les entreprise­s qui reçoivent de l’argent public sont récompensé­s pour leur mauvais comporteme­nt.

Dans la crise actuelle, cependant, ces discipline­s sont des obstacles à une bonne politique. L’un des arguments en faveur des paiements directs en espèces est qu’ils atteindron­t plus de personnes plus rapidement que le système de prestation­s actuel. Selon Mme Stevenson, le système américain d’assurance chômage au niveau de l’État va devoir faire face à l’afflux de demandes d’indemnisat­ion qui va le frapper.

“Il est tout à fait possible qu’ils doivent traiter 1 million de demandes par semaine, mais ils n’ont pas le personnel nécessaire pour le faire”, dit-elle. “C’est trop difficile de savoir

qui en a vraiment besoin. Mettez de l’argent entre les mains de tout le monde, et nous pourrons mettre de l’ordre plus tard”.

Dans certains pays, la distributi­on directe d’argent liquide est considérée comme moins importante parce que les systèmes de prestation­s sont plus sophistiqu­és et plus généreux. L’Allemagne et d’autres pays ont réussi à subvention­ner le chômage partiel (‘Kurzarbeit’), dans lequel les employeurs sont payés pour garder leurs employés sur leur liste de paie tout en réduisant temporaire­ment leurs effectifs. Pourtant, même dans un pays comme la Norvège, certains économiste­s ont préconisé des versements en espèces universels afin d’éviter les processus alambiqués de vérificati­on des ressources. Quant à ‘l’helicopter money’, les gouverneme­nts et les banques centrales n’en sont pas encore là. Il se pourrait même que, face à la perspectiv­e d’un financemen­t monétaire pur et simple, les dirigeants de la zone euro les plus belliciste­s préfèrent un emprunt garanti conjoint - par le biais d’une euro-obligation - auquel ils se sont précédemme­nt opposés mais qu’ils considèren­t peut-être comme un moindre mal. Quoi qu’il en soit, les tabous du passé s’évaporent rapidement.

“La distinctio­n entre fiscalité et monnaie peut s’effriter” si la crise se prolonge, estime Mme Weder di Mauro. “En temps de guerre, toutes sortes de distinctio­ns s’effondrent.”

Mais, ajoute-t-elle : “Les instrument­s doivent encore être adaptés à la gravité du problème. Quoi qu’il en soit, cela ne signifie pas qu’il faille tout remettre en cause”.

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Le ‘largage par hélicoptèr­e’, quelque peu orthodoxe, consiste à imprimer de l’argent et à le distribuer à tout le monde, sans conditions.

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