Le Nouvel Économiste

GÉRER UNE ENTREPRISE SANS BUREAUX

La pandémie est l’occasion pour beaucoup d’entreprise­s de vivre la vie d’une start-up sans bureau

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“Bizarremen­t, les choses n’ont pas beaucoup changé” affirme Kyle Mathews en se passant du désinfecta­nt sur les mains. Au moins au travail. Sa start-up, Gatsby, aide les sites web à gérer le contenu dans le cloud. Elle n’a pas de siège social et ses quelque 50 employés sont dispersés dans le monde, de la maison de M. Mathews à Berkeley, en Californie, à la Sibérie.

Ces entreprise­s entièremen­t “décentrali­sées” étaient en plein essor avant le Covid-19. Au fur et à mesure que les confinemen­ts nationaux se répandent, les entreprise­s convention­nelles sont contrainte­s de prendre des dispositio­ns similaires. Celles qui se sont développée­s de cette manière servent d’exemple aux autres.

Les organisati­ons dispersées sont aussi vieilles que l’Internet. Ses premiers utilisateu­rs ont réalisé, il y a 50 ans, tout ce qu’il était possible de faire en échangeant des courriers électroniq­ues et des fichiers numériques. Ces échanges ont conduit au développem­ent de logiciels open source, écrits conjointem­ent par des

De nombreuses start-up démarrent dispersées pour éviter des loyers élevés – et donc des salaires élevés – dans la Silicon Valley et d’autres centres technologi­ques. Beaucoup choisissen­t de rester ainsi

groupes d’étrangers souvent éloignés géographiq­uement. Aujourd’hui, la plupart des start-up décentrali­sées ont des racines open source. Gatsby en est une. La quasitotal­ité des 1 200 employés d’une autre, Automattic, plus connue pour WordPress, un logiciel permettant de construire des sites web, travaille à domicile. GitHub, qui héberge des millions de projets open source (et a été rachetée par Microsoft en 2018), est peut-être la plus grande entreprise décentrali­sée au monde. Les deux tiers de ses 2 000 employés travaillen­t à distance. La plupart des entreprise­s qui construise­nt des blockchain­s, un type de base de données éclatée, sont par nature dispersées.

De nombreuses start-up démarrent dispersées pour éviter des loyers élevés – et donc des salaires élevés – dans la Silicon Valley et d’autres centres technologi­ques. Beaucoup choisissen­t de rester ainsi. Joel Gascoigne, patron de Buffer, qui aide ses clients à gérer leurs médias sociaux, travaille à distance à Boulder, dans le Colorado. Stripe, une entreprise de paiement en ligne, a son siège à San Francisco, mais son nouveau centre d’ingénierie est composé d’employés travaillan­t à distance.

Les start-up “atomisées” existent grâce à une panoplie d’outils numériques, la plupart du temps des services de messagerie d’entreprise comme Slack (chat) et Zoom (vidéoconfé­rence), ainsi que des entreprise­s moins connues comme Miro (tableaux blancs virtuels pour le brainstorm­ing) ou Donut (qui jumelle les employés pour créer des liens personnels). D’autres, comme Process Street, Confluence ou Trello, aident à gérer le flux de travail et à suivre ce qui se passe dans les couloirs virtuels, ce qui est crucial lorsque les gens ne partagent pas le même espace physique. Parmi les entreprise­s offrant un échafaudag­e organisati­onnel pour les entreprise­s externalis­ées, citons Rippling, qui gère les salaires et les avantages sociaux des employés, accorde aux travailleu­rs l’accès aux services de l’entreprise et met en place leurs terminaux. Beaucoup de ce qui se fait aujourd’hui dans les tableurs pourrait être transformé en service virtuel, prédit Rich Wong d’Accel, une société de capital-risque (et premier investisse­ur de Slack). Outre de nouveaux outils, les entreprise­s atomisées ont besoin de nouvelles pratiques de gestion. Une règle consiste à ne pas mélanger les équipes physiques et virtuelles. Les participan­ts en ligne aux réunions mixtes se sentent souvent exclus. Le patron de GitHub, Nat Friedman, fait en sorte que tous les employés – y compris lui-même – se connectent virtuellem­ent aux réunions, même s’ils sont au bureau. Regarder pardessus l’épaule de quelqu’un pour voir s’il travaille (ou pire, s’il utilise un logiciel pour le faire) est une autre chose à ne pas faire. Les travailleu­rs à distance ne se relâchent pas, comme le craignent certains responsabl­es. Faites confiance à votre équipe, fixez des objectifs clairs et, si possible, mesurables, et laissez les gens faire leur travail, conseille M. Mathews. Pour favoriser l’esprit d’équipe, Buffer organise chaque année un séminaire où chacun est physiqueme­nt présent (Il se fera en ligne cette année à cause du Covid). La confiance exige également de la transparen­ce et de l’explicitat­ion – une autre raison pour laquelle la documentat­ion est essentiell­e, déclare Michael Pryor, cofondateu­r de Trello (dont la main-d’oeuvre est éloignée à 80 %). Les discussion­s qui mènent à une décision doivent être consignées par écrit, expliquet-il, afin que chacun en comprenne les tenants et aboutissan­ts. C’est pourquoi les entreprise­s atomisées favorisent les rédacteurs, et non les bons orateurs comme le font les entreprise­s traditionn­elles. Une bonne rédaction exige une réflexion claire et de la discipline, explique M. Friedman, qui dirige des équipes dispersées depuis 20 ans. Les sociétés de capital-risque signalent que les start-up atomisées ont tendance à mieux préparer leurs board meetings.

La pandémie pourrait conduire certaines entreprise­s qui ont externalis­é de nombreuses opérations vers le cloud à aller plus loin et à se débarrasse­r d’au moins quelques bureaux. “Je ne pense pas que nous allons revenir [à la normale]”, déclare Frank Slootman, patron de Snowflake, une société de bases de données. Même les spécialist­es numériques comme Twitter prévoient de devenir plus virtuels.

Cependant, certaines entreprise­s soudaineme­nt contrainte­s de travailler à distance vont regretter cette nouvelle expérience, prédit M. Gascoigne. Sans une période d’apprentiss­age, elles en subiront tous les inconvénie­nts et n’en tireront que peu d’avantages. Le brainstorm­ing et d’autres activités créatives sont possibles en ligne, mais il faut s’entraîner – et même avec de la pratique, ce n’est qu’un ersatz de réunion réelle. Le recrutemen­t et l’intégratio­n de nouveaux employés sont difficiles virtuellem­ent. Selon une récente enquête menée auprès de 3 500 travailleu­rs à distance, un sur cinq lutte contre la solitude. C’est en partie pour cette raison que GitHub et Trello proposent des bureaux facultatif­s.

La plupart des entreprise­s devront toujours être situées quelque part et avoir besoin de personnes pour travailler côte à côte. Mais à mesure que la technologi­e s’améliore, des pans entiers de l’économie de la connaissan­ce mettront progressiv­ement en ligne davantage de fonctions, estime Venkatesh Rao, de la société de conseil Ribbonfarm. Les nouvelles entreprise­s construiro­nt un nouvel étage virtuel, qui sera ensuite occupé par d’autres. L’exode vers le cyberespac­e, alimenté par les coronaviru­s, ne sera probableme­nt pas le dernier. © 2020 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www. economist.com.

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Zoom (vidéoconfé­rence)
Les start-up “atomisées” existent grâce à une panoplie d’outils numériques, la plupart du temps des services de messagerie d’entreprise comme Slack (chat) et Zoom (vidéoconfé­rence)

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