Un autre mal français, la bureaucratie
Entre carences organisationnelles,g, manqueq de réactivité et excès de zèle réglementaire,g la crise sanitaire a révélé l’appareil d’État sous son mauvais jour
Le soulagement lié au déconfinement n’y change rien: les Français continuent de juger sévèrement la gestion de la crise du Covid-19 par l’État. On ne saurait leur donner franchement tort. L’administration française, réputée solide, efficace et organisée, a failli vaciller au plus fort de la tempête en montrant son visage des mauvais jours. C’est ainsi que sous les projecteurs grossissants des médias, l’appareil d’État a été pris plusieurs fois en flagrant délit d’inefficience. Lorsque par exemple, il tarde à autoriser les laboratoires vétérinaires à pratiquer les tests de dépistage pourtant indispensables...
Le soulagement lié au déconfinement n’y change rien : les Français continuent de juger sévèrement la gestion de la crise du Covid-19 par l’État. On ne saurait leur donner franchement tort. L’administration française, réputée solide, efficace et organisée, a failli vaciller au plus fort de la tempête en montrant son visage des mauvais jours. C’est ainsi que sous les projecteurs grossissants des médias, l’appareil d’État a été pris plusieurs fois en flagrant délit d’inefficience. Lorsque par exemple, il tarde à autoriser les laboratoires vétérinaires à pratiquer les tests de dépistage pourtant indispensables au prétexte que “la réglementation ne le prévoit pas”. Ou qu’il se fait souffler sur le tarmac d’un aéroport chinois plusieurs cargaisons précieuses de masques faute de pouvoir payer cash comme le font les concurrents parce qu’il a l’habitude d’honorer ses commandes par paiements échelonnés. Deux manques de souplesse significatifs et lourds de conséquences quand, dans la bataille contre la propagation d’un virus, chaque jour perdu se compte en morts supplémentaires… Ils témoignent de pesanteurs bureaucratiques et de rigidités technocratiques dont on ne pensait plus capable une administration qui avait su se montrer si performante il y a quelques mois à peine à l’occasion du basculement à très haut risque – mais réussi impeccablement – de la retenue à la source de l’impôt sur le revenu.
Ces ratés ne sont cependant rien par rapport au constat sidérant de la pénurie quasi-totale de masques, de tests, de blouses et autre gel hydroalcoolique, outils pourtant indispensables pour freiner la transmission du virus. Et qui va “obliger” un temps le gouvernement, “découvrant” la situation début mars, à endosser une contre-vérité intenable sur la durée : celle de l’inutilité du port des masques. Et ne lui laissant par la suite pas d’autre choix que la solution radicale et sans précédent du confinement. “Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa signification politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalement son archaïsme”, juge sévèrement Luc Rouban, expert au Cevipof. Pour les Français, la désillusion est terrible en effet. Ils se croyaient à l’abri derrière, leur assuraient de longue date les experts, “l’un des meilleurs systèmes de santé au monde”, leur assuraient de longue date les experts, et ils se retrouvent, paniqués, comme après le contournement par l’armée allemande de la ligne Maginot en 1940, totalement démunis face un envahisseur biologique les exposant à un risque mortel. Le plus incroyable dans cette affaire est que ces masques qui ont fait cruellement défaut étaient disponibles et en quantité largement suffisante il y a dix ans. Comment et selon quelle logique un tel “désarmement” s’est-il opéré ? ? Une commission d’enquête parlementaire a été installée ce 3 juin pour élucider les raisons de cet enchaînement. Sans attendre, plus de soixante plaintes ont été déposées contre des personnalités de l’exécutif pour mise en danger de la vie d’autrui ou non-assistance à personne en danger. “La voie judiciaire pour rechercher des individus coupables n’a guère de sens, particulièrement dans ces domaines de santé publique. Si échec il y a, c’est un échec collectif et il est dû à l’inefficacité de tout un système politico-administratif”, reprend Luc Rouban. C’est donc au sein même des rouages de la machinerie étatique, et non dans vaine la quête de bouc émissaire, qu’il faut aller chercher les raisons des erreurs, manquements et autres dysfonctionnements qu’aura révélés cette crise sanitaire. Un “retour d’expérience” indispensable ne serait-ce que pour mieux se préparer aux prochaines catastrophes qui ne manqueront pas de survenir.
Chaîne d’irresponsabilité
“Gouverner, c’est prévoir.” Il serait injuste de faire un procès d’imprévoyance totale à l’État. Au contraire, force est de constater que le risque épidémique avait été bien cerné par les autorités publiques au milieu des années 2000. Avec l’élaboration d’un plan pandémie grippale, la constitution d’un stock d’environ 1,3 milliard de masques et même la création d’un organisme dédié, l’Établissement pour la réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), tout semble prêt pour affronter la catastrophe. Mais cette dernière, attendue autant que redoutée, n’arrive pas ou alors, par chance, sous des formes très atténuées (après le Sras de 2003 qui n’a fait que 4 morts, la vague du H1N1 de 2009 est finalement vite résorbée). Tout à son soulagement d’avoir évité le pire, la technostructure – premier défaut d’inconstance – cède à la tentation de tourner la page et révise sa doctrine de prévention, jugeant les dispositifs mis en place surdimensionnés, surtout par temps de disette budgétaire. Au lieu de concentrer les stocks de matériels dans les seules mains de l’administration centrale, il est alors décidé de déléguer en grande partie cette mission aux “opérateurs” de terrain, à charge pour chacun d’entre eux – établissements hospitaliers, grandes entreprises publiques et privées etc. – de se constituer ses propres réserves. Un schéma “autogestionnaire” guère dans la tradition centralisatrice française, mais qui n’en est pas moins tout à fait défendable. À la condition expresse d’en vérifier la bonne exécution et d’y affecter notamment les moyens financiers nécessaires. Or, c’est ici que le bât va blesser car, inconséquence surprenante, aucun reporting sérieux n’est mis en place, si bien que, alors que les “opérateurs” insuffisamment responsabilisés négligent la nécessité de passer les commandes de matériels – par souci d’économie aussi – “s’organise” insidieusement une diminution globale des stocks. Déficit qui passe totalement en dessous des radars ! Qu’importe, se rassure-t-on dans les couloirs ministériels, puisqu’il sera toujours temps, lorsque le besoin se fera sentir, de s’approvisionner en masques. Exit les stocks, vive les flux ! Avec ce nouveau mantra, l’administration oublie, hélas, le b.a.ba de tout logisticien selon lequel, le jour venu d’une pandémie, tout le monde se bousculera au portillon des mêmes fournisseurs, accroissant considérablement le risque de ne pas être servi. Une vérité de bon sens que l’État français, qui s’est retrouvé en quête désespérée de masques durant cette crise, vient d’apprendre à ses dépens. “Il est manifeste qu’une forme d’expertise logistique, qui est trop souvent réduite aux problématiques de transports, a manqué à l’intérieur de l’appareil d’État dans cette affaire”, tranche Aurélien Roquet, professeur de logistique et supply chain à Neoma Business School. Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse, tire dans un article sur ‘The Conversation’ la leçon provisoire des enchaînements de ce “désarmement”. “On ne trouvera pas un texte signé un jour dans un bureau obscur par un ministre ou un haut fonctionnaire et qui aurait dit ‘maintenant, plus de stocks de masques (…)’. La plupart des décisions ont été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabilités partagées qui nous conduisent à la situation actuelle, quand beaucoup parlent désormais de chaîne d’irresponsabilités.” Vous avez dit irresponsabilité ?
“Impréparation… organisée”
Le mal français, à l’origine de cet enchaînement fatal, est ancré dans l’ADN d’une administration qui goûte encore beaucoup trop un formalisme dans lequel les jeux de pouvoir ne sont jamais longtemps absents. “Face aux problématiques, l’approche est institutionnelle et non pas fonctionnelle. Résultat : lorsque surgit la crise le jour J, on sait plus qui fait quoi entre des structures aux compétences qui n’ont pas été suffisamment définies et qui se retrouvent ainsi en concurrence. Bref c’est le bordel !” déplore un haut fonctionnaire à la retraite, fin connaisseur du milieu de la santé. Le traitement du risque épidémique ne déroge pas à la règle. Après avoir créé l’Eprus en 2007, organisme spécifiquement dédié à la gestion des crises sanitaires (approche fonctionnelle), l’État va (approche institutionnelle) vite faire machine arrière en l’absorbant dans l’ensemble plus vaste de Santé publique France (approche structurelle), ce qui lui fait perdre au passage toute autonomie budgétaire et d’action. Circonstance aggravante : la méfiance traditionnelle de l’exécutif vis-à-vis de son
“Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa signification politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalement son archaïsme”
“Lorsque surgit la crise le jour J, on sait plus qui fait quoi entre des structures aux compétences qui n’ont pas été suffisamment définies et qui se retrouvent ainsi en concurrence. Bref c’est le bordel !”