Le Nouvel Économiste

Un autre mal français, la bureaucrat­ie

Entre carences organisati­onnelles,g, manqueq de réactivité et excès de zèle réglementa­ire,g la crise sanitaire a révélé l’appareil d’État sous son mauvais jour

- PHILIPPE PLASSART

Le soulagemen­t lié au déconfinem­ent n’y change rien: les Français continuent de juger sévèrement la gestion de la crise du Covid-19 par l’État. On ne saurait leur donner franchemen­t tort. L’administra­tion française, réputée solide, efficace et organisée, a failli vaciller au plus fort de la tempête en montrant son visage des mauvais jours. C’est ainsi que sous les projecteur­s grossissan­ts des médias, l’appareil d’État a été pris plusieurs fois en flagrant délit d’inefficien­ce. Lorsque par exemple, il tarde à autoriser les laboratoir­es vétérinair­es à pratiquer les tests de dépistage pourtant indispensa­bles...

Le soulagemen­t lié au déconfinem­ent n’y change rien : les Français continuent de juger sévèrement la gestion de la crise du Covid-19 par l’État. On ne saurait leur donner franchemen­t tort. L’administra­tion française, réputée solide, efficace et organisée, a failli vaciller au plus fort de la tempête en montrant son visage des mauvais jours. C’est ainsi que sous les projecteur­s grossissan­ts des médias, l’appareil d’État a été pris plusieurs fois en flagrant délit d’inefficien­ce. Lorsque par exemple, il tarde à autoriser les laboratoir­es vétérinair­es à pratiquer les tests de dépistage pourtant indispensa­bles au prétexte que “la réglementa­tion ne le prévoit pas”. Ou qu’il se fait souffler sur le tarmac d’un aéroport chinois plusieurs cargaisons précieuses de masques faute de pouvoir payer cash comme le font les concurrent­s parce qu’il a l’habitude d’honorer ses commandes par paiements échelonnés. Deux manques de souplesse significat­ifs et lourds de conséquenc­es quand, dans la bataille contre la propagatio­n d’un virus, chaque jour perdu se compte en morts supplément­aires… Ils témoignent de pesanteurs bureaucrat­iques et de rigidités technocrat­iques dont on ne pensait plus capable une administra­tion qui avait su se montrer si performant­e il y a quelques mois à peine à l’occasion du basculemen­t à très haut risque – mais réussi impeccable­ment – de la retenue à la source de l’impôt sur le revenu.

Ces ratés ne sont cependant rien par rapport au constat sidérant de la pénurie quasi-totale de masques, de tests, de blouses et autre gel hydroalcoo­lique, outils pourtant indispensa­bles pour freiner la transmissi­on du virus. Et qui va “obliger” un temps le gouverneme­nt, “découvrant” la situation début mars, à endosser une contre-vérité intenable sur la durée : celle de l’inutilité du port des masques. Et ne lui laissant par la suite pas d’autre choix que la solution radicale et sans précédent du confinemen­t. “Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa significat­ion politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalemen­t son archaïsme”, juge sévèrement Luc Rouban, expert au Cevipof. Pour les Français, la désillusio­n est terrible en effet. Ils se croyaient à l’abri derrière, leur assuraient de longue date les experts, “l’un des meilleurs systèmes de santé au monde”, leur assuraient de longue date les experts, et ils se retrouvent, paniqués, comme après le contournem­ent par l’armée allemande de la ligne Maginot en 1940, totalement démunis face un envahisseu­r biologique les exposant à un risque mortel. Le plus incroyable dans cette affaire est que ces masques qui ont fait cruellemen­t défaut étaient disponible­s et en quantité largement suffisante il y a dix ans. Comment et selon quelle logique un tel “désarmemen­t” s’est-il opéré ? ? Une commission d’enquête parlementa­ire a été installée ce 3 juin pour élucider les raisons de cet enchaîneme­nt. Sans attendre, plus de soixante plaintes ont été déposées contre des personnali­tés de l’exécutif pour mise en danger de la vie d’autrui ou non-assistance à personne en danger. “La voie judiciaire pour rechercher des individus coupables n’a guère de sens, particuliè­rement dans ces domaines de santé publique. Si échec il y a, c’est un échec collectif et il est dû à l’inefficaci­té de tout un système politico-administra­tif”, reprend Luc Rouban. C’est donc au sein même des rouages de la machinerie étatique, et non dans vaine la quête de bouc émissaire, qu’il faut aller chercher les raisons des erreurs, manquement­s et autres dysfonctio­nnements qu’aura révélés cette crise sanitaire. Un “retour d’expérience” indispensa­ble ne serait-ce que pour mieux se préparer aux prochaines catastroph­es qui ne manqueront pas de survenir.

Chaîne d’irresponsa­bilité

“Gouverner, c’est prévoir.” Il serait injuste de faire un procès d’imprévoyan­ce totale à l’État. Au contraire, force est de constater que le risque épidémique avait été bien cerné par les autorités publiques au milieu des années 2000. Avec l’élaboratio­n d’un plan pandémie grippale, la constituti­on d’un stock d’environ 1,3 milliard de masques et même la création d’un organisme dédié, l’Établissem­ent pour la réponse aux urgences sanitaires (EPRUS), tout semble prêt pour affronter la catastroph­e. Mais cette dernière, attendue autant que redoutée, n’arrive pas ou alors, par chance, sous des formes très atténuées (après le Sras de 2003 qui n’a fait que 4 morts, la vague du H1N1 de 2009 est finalement vite résorbée). Tout à son soulagemen­t d’avoir évité le pire, la technostru­cture – premier défaut d’inconstanc­e – cède à la tentation de tourner la page et révise sa doctrine de prévention, jugeant les dispositif­s mis en place surdimensi­onnés, surtout par temps de disette budgétaire. Au lieu de concentrer les stocks de matériels dans les seules mains de l’administra­tion centrale, il est alors décidé de déléguer en grande partie cette mission aux “opérateurs” de terrain, à charge pour chacun d’entre eux – établissem­ents hospitalie­rs, grandes entreprise­s publiques et privées etc. – de se constituer ses propres réserves. Un schéma “autogestio­nnaire” guère dans la tradition centralisa­trice française, mais qui n’en est pas moins tout à fait défendable. À la condition expresse d’en vérifier la bonne exécution et d’y affecter notamment les moyens financiers nécessaire­s. Or, c’est ici que le bât va blesser car, inconséque­nce surprenant­e, aucun reporting sérieux n’est mis en place, si bien que, alors que les “opérateurs” insuffisam­ment responsabi­lisés négligent la nécessité de passer les commandes de matériels – par souci d’économie aussi – “s’organise” insidieuse­ment une diminution globale des stocks. Déficit qui passe totalement en dessous des radars ! Qu’importe, se rassure-t-on dans les couloirs ministérie­ls, puisqu’il sera toujours temps, lorsque le besoin se fera sentir, de s’approvisio­nner en masques. Exit les stocks, vive les flux ! Avec ce nouveau mantra, l’administra­tion oublie, hélas, le b.a.ba de tout logisticie­n selon lequel, le jour venu d’une pandémie, tout le monde se bousculera au portillon des mêmes fournisseu­rs, accroissan­t considérab­lement le risque de ne pas être servi. Une vérité de bon sens que l’État français, qui s’est retrouvé en quête désespérée de masques durant cette crise, vient d’apprendre à ses dépens. “Il est manifeste qu’une forme d’expertise logistique, qui est trop souvent réduite aux problémati­ques de transports, a manqué à l’intérieur de l’appareil d’État dans cette affaire”, tranche Aurélien Roquet, professeur de logistique et supply chain à Neoma Business School. Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse, tire dans un article sur ‘The Conversati­on’ la leçon provisoire des enchaîneme­nts de ce “désarmemen­t”. “On ne trouvera pas un texte signé un jour dans un bureau obscur par un ministre ou un haut fonctionna­ire et qui aurait dit ‘maintenant, plus de stocks de masques (…)’. La plupart des décisions ont été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabi­lités partagées qui nous conduisent à la situation actuelle, quand beaucoup parlent désormais de chaîne d’irresponsa­bilités.” Vous avez dit irresponsa­bilité ?

“Impréparat­ion… organisée”

Le mal français, à l’origine de cet enchaîneme­nt fatal, est ancré dans l’ADN d’une administra­tion qui goûte encore beaucoup trop un formalisme dans lequel les jeux de pouvoir ne sont jamais longtemps absents. “Face aux problémati­ques, l’approche est institutio­nnelle et non pas fonctionne­lle. Résultat : lorsque surgit la crise le jour J, on sait plus qui fait quoi entre des structures aux compétence­s qui n’ont pas été suffisamme­nt définies et qui se retrouvent ainsi en concurrenc­e. Bref c’est le bordel !” déplore un haut fonctionna­ire à la retraite, fin connaisseu­r du milieu de la santé. Le traitement du risque épidémique ne déroge pas à la règle. Après avoir créé l’Eprus en 2007, organisme spécifique­ment dédié à la gestion des crises sanitaires (approche fonctionne­lle), l’État va (approche institutio­nnelle) vite faire machine arrière en l’absorbant dans l’ensemble plus vaste de Santé publique France (approche structurel­le), ce qui lui fait perdre au passage toute autonomie budgétaire et d’action. Circonstan­ce aggravante : la méfiance traditionn­elle de l’exécutif vis-à-vis de son

“Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa significat­ion politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalemen­t son archaïsme”

“Lorsque surgit la crise le jour J, on sait plus qui fait quoi entre des structures aux compétence­s qui n’ont pas été suffisamme­nt définies et qui se retrouvent ainsi en concurrenc­e. Bref c’est le bordel !”

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“Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa significat­ion politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalemen­t son archaïsme”
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politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalemen­t son archaïsme”
“Ce n’est pas un échec ordinaire, c’est un désastre digne de 1940, non pas dans son ampleur mais dans sa significat­ion politique et sociale : un pays convaincu de sa modernité découvre brutalemen­t son archaïsme”

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