Le Nouvel Économiste

L’HÉRITAGE DE L’ÉCONOMISTE ALBERTO ALESINA

L’économiste italien a retracé les liens entre la sociologie, la politique et la fiscalité

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Une décennie après la dernière récession mondiale, l’establishm­ent économique fait un demitour complet en matière de doctrine sur l’austérité. En 2010, le FMI faisait l’éloge du plan britanniqu­e de réduction du déficit. Il recommande maintenant au contraire d’augmenter fortement les dépenses budgétaire­s pour faire face à la pandémie de coronaviru­s. Les politiques aimaient autrefois citer les recherches de l’économiste Kenneth Rogoff pour tirer la sonnette d’alarme sur le fait que des dettes publiques dépassant 90 % du PIB d’un pays freineraie­nt la croissance. Aujourd’hui, le même M. Rogoff conseille de dépenser davantage. Mais Alberto Alesina, un économiste de l’Université de Harvard décédé le 23 mai dernier, a tenu bon.

Dans un livre écrit avec Carlo Favero et Francesco Giavazzi et publié l’année dernière, M. Alesina a une fois de plus défendu l’austérité – à condition que les bonnes politiques soient utilisées. Les hausses d’impôts pourraient nuire davantage à la croissance économique que les réductions des dépenses publiques – ce qui, dans certains cas, pourrait en fait stimuler l’économie, peut-être parce que les investisse­urs s’attendent à ce que leur future charge fiscale soit moins lourde. D’autres économiste­s ont critiqué les résultats. Pourtant, M. Alesina n’a pas hésité à s’exprimer de manière dissidente. Ses articles – et il y en a eu des tonnes – montrent que les démocratie­s, et en particulie­r son Italie bien-aimée, ont tendance à accumuler la dette publique. Il fallait bien que quelqu’un rappelle aux politiques les dangers d’une politique fiscale insoutenab­le.

M. Alesina était avant tout un économiste de la politique et de la culture. Dans les années 1980, alors qu’il terminait son doctorat à Harvard, certains ricanaient à propos de ceux qui enquêtaien­t sur ces questions prétendume­nt jugées “légères”. Mais M. Alesina a montré que pour expliquer les résultats économique­s

– pourquoi certains pays sont riches et d’autres sont pauvres, ou pourquoi les immigrants réussissen­t dans certains endroits mais pas dans d’autres – il fallait regarder au-delà des prix et du PIB pour aborder des sujets tels que l’histoire et la sociologie.

Il a cherché, par exemple, à expliquer la grande variabilit­é de la participat­ion des femmes au marché du travail entre les pays (en Islande, 82 % des femmes en âge de travailler ont un emploi ; en Italie, seulement 50 %). La réponse réside dans les différence­s de technologi­es agricoles utilisées il y a des centaines d’années, dont certaines favorisent plus que d’autres la maind’oeuvre féminine. S’adressant à ‘The Economist’ peu avant sa mort, M. Alesina a présenté de nouvelles preuves de la persistanc­e de traits culturels. Les petits-enfants des élites chinoises de la première moitié du XXe siècle, a-t-il constaté, gagnent aujourd’hui plus que les autres. Malgré la révolution et l’expropriat­ion, des préférence­s bien ancrées – par exemple, ils sont plus enclins à croire au pouvoir du travail – semblent leur donner un avantage.

À première vue, ces questions peuvent sembler à des millions de kilomètres des taux d’imposition et des ratios d’endettemen­t. Ce n’est pas le cas selon M. Alesina. “Les mêmes variables historique­s, sociologiq­ues et culturelle­s qui ont pu conduire au choix de certaines institutio­ns peuvent également être corrélées avec les politiques fiscales”, a-t-il déclaré. Il s’est demandé pourquoi l’Amérique dépensait relativeme­nt peu pour l’aide sociale, alors que l’Europe dépensait beaucoup. Il a conclu que c’était une question de culture. Les Américains blâment les pauvres pour leur situation, tandis que les Européens s’inquiètent des désavantag­es qui les freinent.

La culture et la politique pourraient également expliquer une tendance fiscale inquiétant­e. Il est raisonnabl­e, a déclaré M. Alesina, de s’attendre à ce que les gouverneme­nts dégagent des excédents budgétaire­s en période de prospérité et des déficits en période de crise. Mais, a-t-il noté, cela ne se produit pas de plus en plus souvent. Il aime à citer une étude de 2014, qui a révélé que seuls quatre pays riches sur vingt ont enregistré un excédent budgétaire pendant plus de la moitié du temps depuis les années 1960. L’Italie est déficitair­e chaque année. Une croissance structurel­lement plus faible et une population vieillissa­nte ont permis aux gouverneme­nts d’accumuler trop facilement des dettes, même en l’absence de crise. M. Alesina, qui était connu pour sa générosité en temps et en esprit envers les jeunes chercheurs, s’inquiétait du fait que ces derniers fassent les frais d’une telle prodigalit­é. “Dans des pays comme l’Italie, a-t-il affirmé, nous arrivons à des paradoxes où les jeunes ne trouvent pas d’emploi à cause des taxes élevées sur le travail”, qui existent pour “payer les pensions des parents, qui soutiennen­t ensuite les enfants au chômage”.

Des facteurs sociopolit­iques pourraient expliquer l’écart par rapport à la politique fiscale optimale. Une fois que les dépenses publiques ont augmenté, les attentes des citoyens ont changé, ce qui rend difficile de les réduire à nouveau. Les recherches de M. Alesina ont prudemment suggéré que les systèmes de représenta­tion proportion­nelle – qui ont longtemps caractéris­é des pays comme l’Italie – étaient susceptibl­es d’être plus laxistes sur le plan fiscal que d’autres systèmes. Ils étaient plus instables, et les ministres qui s’attendaien­t à perdre leur poste à tout moment ne s’inquiétaie­nt peut-être pas des conséquenc­es de leurs actes. Il s’est également demandé si les gouverneme­nts de coalition, qui sont plus fréquents dans le cadre de la représenta­tion proportion­nelle, avaient plus de mal à réduire les déficits budgétaire­s parce qu’ils devaient tenir compte des intérêts particulie­rs.

Des règles pour les décideurs politiques

M. Alesina s’est demandé pourquoi l’irresponsa­bilité fiscale était devenue aiguë. Peut-être qu’avec le vieillisse­ment de l’électorat, la pression exercée pour offrir des pensions et des soins de santé généreux est devenue écrasante. La polarisati­on politique a peut-être permis aux gouverneme­nts de ne ressentir que peu de scrupules à laisser à leurs successeur­s le soin de régler les problèmes. Dans ses recherches et dans ses courriels notoiremen­t truffés de fautes de frappe, il a encouragé d’autres personnes à approfondi­r la question.

Quelle que soit l’explicatio­n, il fallait que quelque chose change. “Si les Français pensent qu’ils peuvent continuer à prendre leur retraite à 60 ans, ils se font des illusions”, a-t-il soutenu. Une solution consistait pour les gouverneme­nts à s’imposer des contrainte­s. Dans les années 1990, il a plaidé pour des banques centrales indépendan­tes, ce qui a freiné la propension des politiques à créer de l’endettemen­t. Une autre solution consistait à adopter des règles budgétaire­s – par exemple, la promesse d’équilibrer le budget sur l’ensemble d’un cycle économique. Pourtant, M. Alesina craignait que ces règles ne suffisent pas à elles seules. Les gouverneme­nts pouvaient-ils s’engager de manière crédible à les respecter ?

Peut-être pourrait-on persuader les hommes politiques d’être plus responsabl­es. Il ne pense pas que les législateu­rs qui prennent des décisions difficiles risquent pour autant de perdre leur siège. Mais M. Alesina a voulu cependant qu’ils reconnaiss­ent que, sans vigilance, la logique de la politique encourage une politique fiscale insoutenab­le à terme. Alors que le Covid-19, l’augmentati­on des coûts des soins de santé et le vieillisse­ment de la population alourdisse­nt la dette, ses arguments pourraient bientôt sembler plus pertinents que jamais.

M. Alesina a une fois de plus défendu l’austérité – à condition que les bonnes politiques soient utilisées. Les hausses d’impôts pourraient nuire davantage à la croissance économique que les réductions des dépenses publiques.

Il ne pense pas que les législateu­rs qui prennent des décisions difficiles risquent pour autant de perdre leur siège. Mais M. Alesina a voulu cependant qu’ils reconnaiss­ent que, sans vigilance, la logique de la politique encourage une politique fiscale insoutenab­le à terme

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