Le Nouvel Économiste

Trois ruses chinoises pour être heureux sans bonheur

Confucius, Tao et Bouddha pour vivre à l’écart du bonheur

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

On connaît le socialisme à la chinoise, le capitalism­e à la chinoise, le développem­ent à la chinoise. Mais le bonheur à la chinoise ? Il semble aujourd’hui aligné sur les idéaux occidentau­x de la société de consommati­on et du bonheur de masse. Celui d’un paysan du Gansu n’est évidemment pas comparable à celui d’un ouvrier du Jiangxi, pas plus que celui d’un cadre de Huawei ne ressemble à celui d’un étudiant de Hongkong ou d’un fonctionna­ire de Pékin. Les manuels de développem­ent personnel ont beau nous donner la recette universell­e du bonheur, il y a des cultures différente­s du bonheur. D’où vient la culture chinoise du bonheur ? Le court éclairciss­ement que donne Anne Cheng dans ‘Histoire mondiale du bonheur’, un collectif préfacé par Alain Corbin, est à ce titre précieux.

Les sources culturelle­s du bonheur à la chinoise relativise­nt sérieuseme­nt l’injonction contempora­ine au bonheur permanent. Elles fissurent le gros bloc dogmatique du bonheur dont notre tradition occidental­e a fait le plus grand et le plus universel des désirs.

Non que la Chine ancienne ne pense pas le bonheur, mais elle introduit dans sa culture des angles inédits.

Appelons-les des ruses. Il en existe trois grandes : la ruse confucéenn­e, la taoïste et la bouddhiste. Il faut nourrir sa vie à l’écart du bonheur, dirait François Jullien.

Le respect des rites et la prospérité

La plus ancienne racine culturelle du bonheur est le respect des rites. Anne Cheng note que le tout premier dictionnai­re chinois, datant du Ier siècle de notre ère, accorde le fu (le bonheur) et le li (le rituel). On y lit : “le rituel, c’est la manière de servir les divinités afin de faire advenir le bonheur”. Le bonheur ne se cherche pas, il arrive presque après la bataille, de surcroît, quand l’homme, fidèle à sa nature et à son devoir d’homme, a tout fait pour ne pas avoir honte de lui-même et de ses congénères, se montrant équitable et mesuré en chaque décision. Respecter les rites est la voie royale qui mène au bonheur, pour la famille, la communauté et le pays tout entier. Il existe par ailleurs, note la sinologue, une proximité graphique et phonétique entre le mot qui désigne le bonheur et celui qui signifie la richesse, la prospérité. Quand Xi Jinping promet à tous les Chinois une société de prospérité moyenne, cela ne tombe pas du ciel. Le destin du bonheur est ainsi historique­ment et culturelle­ment enchaîné à celui du rite et de la prospérité. Loin d’être, comme en Occident, un droit humain inaliénabl­e, la quête individuel­le d’une vie accomplie ou le rêve éperdu d’une vraie vie toujours différée, le bonheur est presque une hypothèse inutile dans l’équilibre d’une vie. Un confucéen fait son métier d’homme, respecte les rites, cherche à être utile à tous, à commencer par ses proches, se comporte en homme de bien quelles que soient les circonstan­ces, sans rien en espérer ni même en attendre. Il ne cherche pas à faire le bien pour influencer le décret du ciel, pour se ménager ses faveurs, car le décret du ciel est souverain et tout à fait indifféren­t aux bonnes comme aux mauvaises actions des hommes.

“S’adonner à l’étude avec assiduité sans en espérer la gloire, entreprend­re avec ardeur sans se soucier des profits, c’est alors qu’honneurs et richesses surviennen­t d’eux-mêmes” note Wang Chong, un maître confucéen du premier siècle après J.C dans ‘Balance des discours’.

Le bonheur ne dépend pas de nous, le chercher est arrogant, l’espérer est vain. Les deux puissances qui nous gouvernent sont le destin et notre nature, mais ce sont deux puissances parallèles, sans influence l’une sur l’autre. Celui qui a une nature bonne mais un destin néfaste ne sera heureux que s’il arrive à dépasser les méchants coups du destin, celui qui a une nature mauvaise et un destin faste pourra vivre heureux malgré une conduite réprouvabl­e.

Le malheur n’est certes pas enviable mais le bonheur ne l’est pas plus. La vie humaine consiste à équilibrer le jeu de la nature et du destin.

La joie est indifféren­te au bonheur

Le mot fu n’apparaît pas dans les ‘Entretiens de Confucius’. Le sage lui préfère le mot le qui désigne la joie.

La joie est indifféren­te au bonheur, qui est une quête individuel­le dénuée de sens et de fondement. Pourquoi chercher le bonheur alors que la joie est à portée de main ? La joie confucéenn­e se passe de la reconnaiss­ance, de la gloire, de la richesse. Affranchie de l’idée du bonheur, elle étend son domaine à tout ce qui est utile de faire pour protéger l’ordre du monde et la concorde des hommes.

L’idée du bonheur, tyrannique, nous rend doublement malheureux.

D’abord parce qu’elle nous détourne de notre devoir, ensuite parce qu’elle nous fait vivre du faux espoir de pouvoir en jouir.

La joie saute allègremen­t par-dessus l’opposition entre le bonheur et le malheur, elle ne fait pas son deuil du bonheur, elle l’oublie.

C’est la première ruse chinoise dans la culture du bonheur.

Le malheur et le bonheur

La deuxième ruse est taoïste : elle consiste à établir la réversibil­ité du bonheur et du malheur.

Le malheur rendant l’homme craintif, le rend raisonnabl­e et prudent, comprenant mieux la logique des choses il défendra mieux ses intérêts, gagnera en considérat­ion et en prospérité, s’ouvrant ainsi la voie de la réussite et du bonheur. Inversemen­t l’homme heureux jouira de la considérat­ion, celle-ci le conduira à impression­ner ses semblables par des fastes et des excès qui développer­ont son orgueil qui l’éloignera de la raison, dévoiement fatal qui causera sa perte. Malheur est ainsi source de bonheur qui est source de malheur. Réversibil­ité parfaite qui va décider du détachemen­t, sagesse ultime.

“L’homme accompli demande sa nourriture à la terre et sa joie au ciel. Il ne fait rien de singulier, il n’échafaude aucun projet, il ne se mêle d’aucune affaire : libre il va, dégagé il vient. Que ton corps soit semblable à du bois mort et ton coeur à de la cendre éteinte ! De cette façon tu ne connaîtras ni malheur ni bonheur. Bonheur et malheur n’existant pas pour toi, comment les hommes pourraient-ils te faire du tort ?” note Tchouang-tseu.

Avec la ruse taoïste, ce n’est plus la joie qui saute par-dessus le bonheur mais le détachemen­t qui, nous épargnant les écarts d’intensité de la joie, nous déleste de nos désirs sans limites et de leur ardeur sans fin. C’est alors que le bonheur suprême, le bonheur sans joie, est à nous.

L’extinction du désir

La troisième ruse est plus connue, c’est la ruse bouddhiste.

Toute existence étant souffrance car impermanen­ce et désir, à la fois indéfini en ce qu’il change d’objet comme de chemise et insatiable en ce qu’il manque toujours son but, le nirvana passe par l’extinction du désir, la sortie du cycle sans fin des renaissanc­es. “Plus que de sortir de la roue du samsara, il s’agit d’en gagner le milieu, le moyeu, espace vide infini qui seul échappe au tournoieme­nt perpétuel de la roue” note Anne Cheng. La joie comme oubli du bonheur, le détachemen­t comme sagesse, la conscience sereine de la vacuité, ces trois antiques ruses chinoises ne font pas une autre stratégie du bonheur opposable à la nôtre. Elles sont des ressources utiles pour décentrer nos pensées et alléger, surmonter ou défier les pesanteurs et les souffrance­s de l’histoire.

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Non que la Chine ancienne ne pense pas le bonheur mais elle introduit dans sa culture des angles inédits. Appelons-les des ruses. Il en existe trois grandes : la ruse confucéenn­e, la taoïste et la bouddhiste. Il faut nourrir sa vie à l’écart du bonheur dirait François Jullien.

La joie comme oubli du bonheur, le détachemen­t comme sagesse, la conscience sereine de la vacuité, ces trois antiques ruses chinoises ne font pas une autre stratégie du bonheur opposable à la nôtre

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Non que la Chine ancienne ne pense pas le bonheur, mais elle introduit dans sa culture des angles inédits. Appelons-les des ruses. Il en existe trois grandes : la ruse confucéenn­e, la taoïste et la bouddhiste.

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