Le Nouvel Économiste

La culture chinoise de l’ivresse

Apprendre à boire avec les lettrés chinois

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Le 12 juin, le cours de l’action de Guizhou Maotai était de 1 463,37 yuans et la valorisati­on de l’entreprise frôlait les 1 780 milliards de yuans, soit environ 222 milliards d’euros – deux fois plus que la valorisati­on de Sanofi et presque trois fois plus que celle d’Hermès. On connaît les frasques de l’alcool en Chine, ses scandales liés à la corruption, ses ravages chez les adolescent­s, ses signatures de contrats trop arrosées, la progressio­n phénoménal­e de sa consommati­on dans toutes les provinces. En 2018, le vice-gouverneur du Guizhou, province d’origine du célèbre alcool de sorgho, est tombé pour corruption, entraînant dans sa chute Yang Renguo, le président de Maotai depuis 2011...

Le 12 juin, le cours de l’action de Guizhou Maotai était de 1 463,37 yuans et la valorisati­on de l’entreprise frôlait les 1 780 milliards de yuans, soit environ 222 milliards d’euros – deux fois plus que la valorisati­on de Sanofi et presque trois fois plus que celle d’Hermès.

On connaît les frasques de l’alcool en Chine, ses scandales liés à la corruption, ses ravages chez les adolescent­s, ses signatures de contrats trop arrosées, la progressio­n phénoménal­e de sa consommati­on dans toutes les provinces.

En 2018, le vice-gouverneur du Guizhou, province d’origine du célèbre alcool de sorgho, est tombé pour corruption, entraînant dans sa chute Yang Renguo, le président de Maotai depuis 2011.

Le marché chinois des boissons alcoolisée­s représenta­it 241 milliards de dollars en 2017 et devrait atteindre 275 milliards en 2023, le seul marché du vin étant estimé à 23 milliards en 2021.

Avec 7 litres d’alcool en moyenne par an et par habitant (+70 % par rapport aux années 90), la Chine est encore loin des pays européens : environ 10 litres par an et par habitant pour l’Espagne, la GrandeBret­agne, la Belgique, l’Australie, le Portugal. Entre 10 et 12 litres pour

Chez les lettrés chinois le vin prolonge le trait du pinceau, le son de la cithare et la joie du poème

l’Irlande, la Pologne, l’Allemagne, la France ; Lituanie, Autriche, Estonie, Tchéquie, Russie formant le top 5 des plus gros buveurs du monde. La mer aux yeux couleur de vin, disait Homère. Image impossible dans la culture chinoise du vin, celui-ci n’ayant pas la vigne comme horizon.

Le vin des classiques chinois est du vin de millet, de sorgho, de riz, de maïs, d’orge ou de blé, parfois aussi de cannelle, d’asparagus ou de cornouille.

Personne ne connaissai­t encore le vignoble du Ningxia (environ 200 domaines autour de Yinchuan) aux frontières du désert de Gobi, investi par LVMH et Pernod-Ricard, où même China Petroleum et China Chemical Corporatio­n ont misé sur le cabernet sauvignon, le merlot, la syrah ou le chardonnay.

Pas besoin de cépage d’exception pour faire une grande culture du vin. Chez les lettrés chinois, le vin prolonge le trait du pinceau, le son de la cithare et la joie du poème.

Vin de fraîcheur contre vin de torpeur

Il est frais comme une rosée nouvelle dans une jarre au printemps, il fait danser seul sous la lune ou dans les fleurs de jujubiers et de pruniers, il réjouit les jeunes courtisane­s aux manches brodées et les vieux ermites aux cheveux blancs.

Liu Ling fut, au IIIe siècle, l’un des sept sages de la forêt de bambous, une communauté de lettrés taoïstes qui vivaient au nord de Luoyang à la période des Trois Royaumes. La région de Luoyang, ancienne capitale du royaume de Wei, aujourd’hui dans le Henan, vient d’être déclarée par Pékin zone pilote pour l’écologie culturelle.

Dans ‘Éloge des vertus du vin’, l’excentriqu­e poète dresse son autoportra­it : “Le maître vertueux, prenant la création pour une matinée, dix mille années pour un instant, le soleil et la lune pour porte et fenêtre, a le ciel pour toit et la terre pour natte. Loin de toute idée de désir et de profit, il contemple les dix milles choses qui s’agitent comme des lentilles d’eau sur le fleuve”.

Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s’enivrer sans trêve. De vin de vertu ou de poésie à votre guise ! savait Baudelaire. Le bon Charles, trop attiré par le soleil noir de la mélancolie, n’aurait sans doute pas été admis dans la libre communauté des sept sages de la forêt de bambous.

Le vin taoïste nous accorde au monde là où le vin baudelairi­en nous console de notre irréductib­le désaccord. Le poète chinois boit pour sentir plus intimement le mystère de l’unité des choses, le poète occidental boit pour oublier le temps, l’ennemi vigilant et funeste qui nous ronge le coeur. Le premier parle aux hérons blancs et aux oies sauvages, le second se croit, l’espace d’une ivresse, l’égal des dieux. L’un sollicite les faveurs du vin pour se fondre dans la nature, l’autre pour oublier qu’il en est séparé.

Boire pour nous éloigner de la nature ou boire pour nous en rapprocher, boire pour dramatiser le fait que nous sommes étrangers au monde ou boire pour sceller notre intimité avec lui, il faut choisir. Allégez le verbe vivre de sa première lettre et vous êtes ivre. Mais la saveur de l’ivresse n’est pas donnée à tous.

“Sans mors, sans éperons, sans bride, partons à cheval sur le vin pour un ciel féerique et divin !” propose Baudelaire à son âme soeur. Le sage de la forêt de bambous fait presque le chemin inverse : il n’a pas besoin du vin pour partir, puisqu’il vit déjà retiré des affaires, le vin lui sert donc à revenir, à remonter à la source, là où les choses surgissent pleines de fraîcheur et de vivacité, avant leur mise en coupe et en ordre par les lois du monde et de la raison. Le vin baudelairi­en assomme autant qu’il libère, il donne un sommeil de chien, sans rêve et sans peur, il noie la rancoeur et verse artificiel­lement l’espoir et la jeunesse dans l’âme du buveur. Le vin chinois, au contraire, donne au sage l’insoucianc­e de la perdrix et la flexibilit­é du bambou. Vin de fraîcheur contre vin de torpeur. Il n’est pas triomphe illusoire et douloureux sur le temps mais sensation même du temps dans le surgisseme­nt de son instant.

Le vin rend l’homme à la nature

Liu Ling, Tao Yuanming, Li Bai, Du Fu, Po Chu Yi, Su Dongpo, Lu

Yu, Yang Wanli, les siècles passent, les lettrés chinois boivent. Tao Yuanming au IVe siècle : “Digne de mon humble hutte, à mon aise je bois du vin et compose des poèmes, accordé au cours des choses, conscient de mon sort, n’ayant plus ainsi aucune arrièrepen­sée” note le maître des cinq saules, le poète dont Kerouac disait qu’il avait été plus important pour la Chine que Mao. Li Bai au VIIe siècle : “Inutile de rechercher l’immortalit­é, après trois coups on s’accorde au grand processus, après une mesure on se fond à la nature, seul importe le plaisir du vin mais à quoi bon parler de cela à quelqu’un de sobre ?”. Po Chu Yi au IXe siècle : “Je suis comme une grue sauvage échappée de sa cage, un frêle esquif dérivant au gré du vent”.

Su Dongpo au XIe siècle sur les effets du vin : “Me gardant d’agir, mon être est sans entrave, toujours parfaiteme­nt au courant de ce qui se passe, sans que mon coeur se fatigue”.

Yang Wanli au XIIe siècle : “Le vent clair me réclame un poème, la lune brillante m’invite à boire, ivre je m’écroule devant les fleurs, le ciel pour couverture, la tête pour oreiller”.

Lu Yu au XIIe siècle : “Ivre je réalise l’immensité du ciel et de la terre, oisif je comprends l’éternité du soleil et de la lune, de retour au crépuscule je remplis un rouleau de poèmes, vieux déjà je suis toujours aussi fantasque”.

Le vin chinois donne l’oubli du monde et sa pleine conscience, il est un don de sagesse, presque un maître de vertu qui décuple la désinvoltu­re et le dégagement du lettré. En le libérant du passé ressassé et de l’avenir inquiet, il rend l’homme à la nature en l’affranchis­sant des complicati­ons du monde.

Li Bai encore : “Une coupe égalise la vie et la mort, inutile donc de distinguer entre les dix milles êtres, ivre je perds la notion du ciel et de la terre, celle de mon corps aussi, ma joie est alors à son apogée”. Yang Wanli encore : “À l’écouter le coassement des grenouille­s est plaisant, pourquoi vouloir à tout prix le comparer aux tambours et aux flûtes ?”.

Le vin chinois nous libère du démon de l’analogie, cette obsession occidental­e de vouloir baptiser toute chose par le sens et dans le sens. Il vaut ainsi bien mieux que la répétition frénétique du Gambei, cul sec ! jusqu’à l’effondreme­nt des buveurs à la fin des banquets et des dîners d’affaires.

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle https://www.sinocle.info/

Le vin chinois donne l’oubli du monde et sa pleine conscience, il est un don de sagesse, presque un maître de vertu qui décuple la désinvoltu­re et le dégagement du lettré.

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deux fois plus que la valorisati­on de Sanofi et presque trois fois plus que celle d’Hermès.
Le 12 juin, le cours de l’action de Guizhou Maotai était de 1 463,37 yuans et la valorisati­on de l’entreprise frôlait les 1 780 milliards de yuans, soit environ 222 milliards d’euros deux fois plus que la valorisati­on de Sanofi et presque trois fois plus que celle d’Hermès.

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