Le Nouvel Économiste

LE COUP DE GRÂCE DU COVID-19

La presse d’informatio­n condamnée à se réinventer ou à disparaîtr­e

- ANNA NICOLAOU À NEW YORK ET ALEX BARKER À LONDRES, FT

La pandémie, puis le tremblemen­t de terre. Le printemps a été rude pour le ‘Salt Lake Tribune’. Une semaine à peine après l’arrivée du coronaviru­s sur la côte ouest des États-Unis, qui remet en cause d’ores et déjà son avenir commercial, le journal, vieux de 150 ans, a été frappé par le plus grand tremblemen­t de terre de l’État depuis 1992, qui a détruit la salle de rédaction.

Lorsque la rédactrice en chef Jennifer Napier-Pearce est allée évaluer les dégâts, son coeur s’est serré. Trois tuyaux éclatés avaient provoqué une inondation. Des éclats de verre et des coupures de presse encadrées ont été éparpillés sur le sol. L’un des prix Pulitzer de la salle de rédaction gisait au milieu des débris. Le bureau avait été littéralem­ent ébranlé au moment où les recettes publicitai­res s’effondraie­nt et où les journalist­es travaillai­ent 24 heures sur 24 pour couvrir le plus grand événement de leur génération.

“J’entre dans la salle de rédaction et je vois ce désastre. Le Pulitzer était par terre”, explique Mme Napier-Pearce. “C’est une blessure symbolique de 2020.”

Le ‘Salt Lake Tribune’ est le plus grand journal de l’Utah n’appartenan­t pas à l’église mormone et couvre une communauté de quelque 3,2 millions de personnes. Ses stratégies de survie de ces dernières années illustrent le traumatism­e des entreprise­s de presse modernes bien au-delà de l’Utah et des États-Unis. Alors que le secteur de l’informatio­n est en déclin constant et que la majeure partie des revenus publicitai­res est accaparée par Google et Facebook, les journaux locaux ont essayé un cocktail de stratégies ne serait-ce que pour garder la tête hors de l’eau. Aujourd’hui, le coronaviru­s met à l’épreuve les petits et grands éditeurs numériques, et ceux qui dépendent encore de l’encre et du papier.

Le ‘Salt Lake Tribune’ a pourtant réalisé un exploit improbable dans le journalism­e américain en 2020, en évitant tout licencieme­nt parmi ses 68 employés. En 2016, le journal avait été arraché des mains du fonds spéculatif Alden Capital par Paul Huntsman, descendant de la famille mormone milliardai­re. Deux ans plus tard, il a dû licencier un tiers de sa salle de rédaction, il a réduit la taille du journal, commencé à demander aux gens de payer pour lire des articles en ligne et s’est transformé en avril en organisati­on à but non lucratif, la première expérience de ce type menée par un grand journal américain.

Dans sa quête de revenus, le journal a lancé des bulletins d’informatio­n, développé de l’événementi­el, et a bénéficié des subvention­s de Facebook, de Google et du gouverneme­nt américain. “Nous essayons vraiment tout et n’importe quoi”, déclare Mme Napier-Pearce. “Mais je ne peux pas dire que nous avons réussi. Quiconque dit cela en ce moment se trompe”.

Selon les estimation­s du FT, au moins 38000 employés dans les entreprise­s de presse, des journalist­es au personnel commercial, ont été mis au chômage temporaire, licenciés ou ont subi des réductions de salaire aux États-Unis depuis mars. Les aides d’État en Europe ont amorti le choc, mais des choix douloureux pourraient bien n’être que retardés. Le groupe de recherche Enders Analysis estime qu’un tiers des postes de journalist­es au Royaume-Uni sont menacés.

Le carnage s’est étendu à tous les secteurs de l’industrie de l’informatio­n, depuis les jeunes pousses financées par le capital-risque comme Vice jusqu’aux journaux et magazines locaux centenaire­s. Les chevaliers blancs milliardai­res et l’augmentati­on des abonnement­s de lecteurs avides de nouvelles et d’analyses sur la pandémie n’ont pas permis d’épargner des titres comme ‘The Atlantic’, loué pour sa couverture pointue de la pandémie mais qui a réduit de près de 20 % son personnel.

Ben Lerer, directeur général de GroupNine Media, propriétai­re des sites internet Thrillist et Pop Sugar, le dit clairement : “C’est la poisse, ça craint. Ne nous leurrons pas, il va falloir se battre.”

Le secteur de l’informatio­n est en déclin depuis 30 ans. Les journaux américains ont perdu près de la moitié de leurs équipes de rédaction depuis 2008, selon le Pew Research Center. Mais la pandémie a mis en évidence le fossé grandissan­t entre une poignée d’éditeurs comptant chacun plus d’un million d’abonnés et les autres qui ont du mal à joindre les deux bouts. Au cours du premier trimestre 2020, le ‘New York Times’ a gagné 587 000 abonnement­s numériques – soit plus que la totalité des 100 journaux appartenan­t à Gannett, le plus grand éditeur de presse écrite américain, et plus que les lectorats payants en ligne du ‘Los Angeles Times’ et du ‘Boston Globe’ réunis. L’écart est considérab­le. Le ‘Minneapoli­s Star Tribune’ a été au coeur des manifestat­ions provoquées par l’assassinat de George Floyd par la police. Ses reporters ont été menacés par des gens armés, brûlés par les gaz lacrymogèn­es et agressés avec des balles en caoutchouc. Et cela tout en étant contraints de réduire leur temps de travail pour faire des économies, le journal, propriété du milliardai­re du Minnesota Glen Taylor, ayant perdu 40 % de ses recettes publicitai­res depuis le début de la crise.

“Nous avons investi plus que les autres, nous avons plus de personnel que tout le monde et nous nous en sortons un peu mieux que les autres”, déclare Mark Thompson, directeur général du ‘New York Times’. Il admet que de nombreux concurrent­s n’auront pas la ressource financière nécessaire pour embaucher, ou même maintenir leur personnel, pendant la récession qui s’annonce difficile.

“Notre théorie est qu’il faut investir dans le produit pour avoir une chance de percer dans le secteur des médias numériques. Reed Hastings, directeur général de Netflix, le croit. Ce qui me frappe, c’est que peu de médias ont adopté cette approche. Beaucoup essaient simplement de ne pas s’effondrer”. Le ‘New York Times’ a cependant dû supprimer 68 postes dernièreme­nt, principale­ment dans le service publicité, épargnant ainsi la salle de rédaction.

Le secteur est à fleur de peau

Les responsabl­es reconnaiss­ent que le secteur de l’informatio­n a réagi de façon désastreus­e à l’arrivée de l’internet. Les contenus de qualité ont été diffusés gratuiteme­nt, tandis que le rôle d’intermédia­tion entre le lecteur et l’annonceur, normalemen­t dévolu à l’éditeur, a été pris par de nouveaux entrants.

“Nous avons été extraordin­airement naïfs, parce que le secteur était florissant, déclare Terry Egger, un vétéran du secteur de l’informatio­n qui a récemment pris sa retraite en tant que directeur du ‘Philadelph­ia

Inquirer’. Au milieu des années 1990, la situation était tellement profitable (…) que l’Internet n’était pas pris au sérieux”.

La chute des recettes publicitai­res qui a suivi a été fulgurante. Selon les chiffres de GroupM, l’agence d’achat d’espaces médias du groupe WPP, les journaux et les magazines représenta­ient la moitié de toutes les dépenses publicitai­res dans le monde en 2000. En deux décennies, leur part de ce marché d’environ 530 milliards de dollars est tombée à moins de 10 %, les plateforme­s telles que Google et Facebook absorbant la majeure partie de la publicité locale et des petites annonces. Et le coronaviru­s est en train de démanteler ce qui restait -– certains journaux rapportent que la publicité a chuté de 50 à 90 % en avril.

Avant la crise, certains éditeurs numériques tentaient de prospérer sur le marché de la publicité en ligne, avec un succès mitigé. D’autres groupes de médias anciens ont essayé, au cours de la dernière décennie, d’accroître leurs revenus directemen­t issus des lecteurs, soit par le biais de systèmes d’abonnement­s comme le ‘Wall Street Journal’, soit par des modèles de dons comme celui déployé par ‘The Guardian’. Quelques éditeurs premium – The New York Times, Wall Street Journal, Washington Post et Financial Times – ont accumulé plus d’un million d’abonnés numériques chacun. D’autres publicatio­ns de niche, telles que ‘Politico’ pour la politique, ‘The Athletic’ pour le sport et ‘The Informatio­n’ pour la technologi­e, ont également pu justifier leur raison d’être et financer ainsi leurs rédactions.

La question est de savoir jusqu’où peut aller le modèle abonné et s’il pourra un jour remplacer les revenus de la publicité. “Les revenus d’abonnement sont plus durables, ils sont récurrents, ils ont beaucoup d’avantages”, déclare Kristin Skogen Lund, directrice générale de Schibsted, le plus grand éditeur de Scandinavi­e, la région qui a la plus forte densité d’abonnement­s de presse d’actualité au monde. “Le problème (…) est que le potentiel de revenus n’est tout simplement pas assez important. Couvrir la totalité des coûts de fonctionne­ment d’un site média nécessiter­ait un prix d’abonnement beaucoup trop élevé.” Les recherches menées par l’Institut Reuters pour l’école de journalism­e de l’université d’Oxford ont montré que même la minorité prête à payer pour des informatio­ns ne s’abonne en grande partie qu’à une seule publicatio­n – créant ainsi des marchés “winner-takes-most” [les vainqueurs raflent le plus gros de la mise, ndt]. Alors que l’audience des informatio­ns en ligne a atteint de nouveaux sommets pendant la pandémie, la plupart des sites ne convertiss­ent que moins de 1 % des visiteurs en lecteurs payants. Il n’existe pas de chiffres pour l’ensemble du secteur, mais certains éditeurs admettent que la plupart de ceux qui paient en Amérique et en Europe sont plus âgés, plus riches et plus blancs.

“La grande question n’est pas seulement de savoir comment nous pouvons convertir cette proportion relativeme­nt faible de personnes prêtes à payer, déclare Tony Haile, fondateur de l’outil d’analyse Chartbeat et actuelleme­nt directeur général de Scroll, un service d’abonnement offrant un accès sans publicité aux sites d’informatio­n. Nous devons nous demander: est-ce un jeu à somme nulle ? Est-ce une guerre de tous contre tous ?”

Le danger est de voir se creuser un fossé entre une audience payante élitiste, bien desservie mais peu nombreuse, et un public plus large qui dépend d’éditeurs qui tentent de monétiser le trafic web, mais qui peuvent avoir du mal à rendre compte de l’actualité locale en profondeur. “Un modèle de trafic élevé s’appuyant sur un dollar publicitai­re standardis­é a fonctionné dans certaines circonstan­ces, mais pas durablemen­t, et il ne finance pas le type de travail que les meilleurs journalist­es veulent faire”, déclare John Harris, l’un des fondateurs de Politico.

Rasmus Kleis Nielsen, de l’Institut Reuters, ajoute que la plupart des publicatio­ns par abonnement se concentrer­ont principale­ment sur un créneau, celui “payé par un public très motivé, souvent assez partisan et généraleme­nt assez privilégié”.

“Très peu d’entre elles s’adresseron­t au grand public, sans parler des communauté­s plus marginalis­ées”, dit-il. “Quel est le prix à payer ? Beaucoup de journalist­es vont perdre leur emploi, beaucoup de communauté­s vont perdre leur source d’informatio­ns locales et beaucoup de sujets ne seront pas couverts parce qu’il n’y aura personne pour les couvrir”.

Le bureau avait été littéralem­ent ébranlé au moment où les recettes publicitai­res s’effondraie­nt et où les journalist­es travaillai­ent 24 heures sur 24 pour couvrir le plus grand événement de leur génération

La voie de la pérennité

Dans leur quête de sources de revenus alternativ­es, les éditeurs se sont tournés vers l’événementi­el, le commerce électroniq­ue et même les voyages organisés – des entreprise­s qui ont été elles-mêmes durement touchées par la pandémie. Pour trouver une solution plus durable, certains acteurs du secteur se tournent vers des soutiens potentiels bien placés : des milliardai­res bienveilla­nts,

des plateforme­s technologi­ques et, si nécessaire, des gouverneme­nts. Mais aucune de ces options n’est simple. Une idée particuliè­rement séduisante a été celle de riches bienfaiteu­rs qui ont soutenu financière­ment la presse. La tendance a gagné en importance depuis que le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos – la personne la plus riche du monde – a acheté le ‘Washington Post’ pour 250 millions de dollars en 2013.

Mais même lorsque l’indépendan­ce de la production d’informatio­ns est assurée, des exemples récents ont révélé les lacunes d’un tel business model. La fortune de M. Taylor est estimée à 3,5 milliards de dollars, mais cela n’a pas empêché le ‘Minneapoli­s Star Tribune’ de demander aux journalist­es de prendre un congé sans solde cette année. “Le modèle basé sur des actionnair­es milliardai­res ne signifie pas pour autant que ces derniers acceptent de perdre de l’argent sur leurs journaux”, déclare Michael Klingensmi­th, l’éditeur du journal.

Les coupes brutales chez ‘The Atlantic’, malgré une forte augmentati­on des abonnement­s, ont surpris beaucoup de gens dans le secteur. Mme Napier-Pearce du ‘Salt Lake Tribune’ ne l’a pas été. Elle a passé ces dernières années à discuter avec M. Huntsman de l’avenir du journal, après que les licencieme­nts massifs de 2018 aient constitué ce qu’elle appelle un “signal d’alarme”. “Huntsman était du genre à dire ‘et si mes enfants ne veulent pas du journal?’ ‘Et si je me faisais renverser par un bus ?’ ” affirme Mme NapierPear­ce. Ces discussion­s ont abouti à la transforma­tion du journal en une organisati­on à but non lucratif qui peut recueillir des dons directemen­t auprès de ses lecteurs.

L’informatio­n via les médias sociaux

Certains grands groupes de presse ont les yeux rivés sur Facebook et Google, qui, après des années de résistance, accordent des subvention­s plus importante­s et des paiements directs aux groupes de presse pour leurs contenus. C’est particuliè­rement vital pour les éditeurs numériques tels que ‘Huffington Post’ et ‘BuzzFeed’, des entreprise­s en difficulté qui étaient autrefois considérée­s comme l’avenir du journalism­e. Campbell Brown, ancienne présentatr­ice de CNN, a été engagée par Facebook pour rétablir les relations avec le secteur. Selon elle, la pandémie est un “moment décisif” pour les nouvelles locales. “Lorsque le virus s’est répandu dans tout le pays, nous nous sommes tous tournés désespérém­ent vers les nouvelles locales. Et à ce moment précis (…), les informatio­ns locales étaient confrontée­s à une crise financière comme elles n’en avaient jamais connue auparavant”, dit-elle. “C’était terrible.”

Ces dernières années, Facebook et Google se sont engagés à verser chacun 300 millions de dollars pour soutenir les éditeurs d’informatio­ns américains. Alors que la pandémie a ébranlé l’économie, Facebook a déclaré qu’il allait accélérer le versement de 25 millions de dollars de subvention­s d’urgence aux groupes de presse locaux en difficulté. Mme Brown a travaillé avec des leaders du secteur comme M. Thompson du ‘New York Times’ pour développer une nouvelle section Facebook News qui regroupe des articles provenant de différents médias, dont le ‘Wall Street Journal’ et ‘Business Insider’, et verse à certains groupes de presse américains des millions de dollars pour leur participat­ion. Google a déclaré jeudi qu’il avait conclu des accords pour payer des éditeurs en Allemagne, en Australie et au Brésil pour qu’ils incluent leurs contenus dans un nouveau produit d’informatio­n.

La relation de Facebook avec les éditeurs s’est “améliorée”, a déclaré Mme Brown. Mais l’offensive de charme n’a pas convaincu tout le monde. “Pour eux, le fait d’accorder des subvention­s de 50 000 ou 100 000 dollars (…) ne va pas résoudre le problème d’une rédaction”, déclare Nancy Dubuc, directrice générale de Vice Media. “Ces plateforme­s se sont construite­s sur les marques des autres. Facebook a verrouillé ces audiences. Les plateforme­s sortiront plus fortes que jamais de cette crise. Et au détriment de quoi ?”

L’interventi­on de l’État est la dernière planche de salut possible. Les gouverneme­nts européens ont soutenu certaines entreprise­s pendant la crise, par des financemen­ts ou des achats publicitai­res. Mais pour les publicatio­ns américaine­s qui se méfient des subvention­s, plus intéressan­tes sont les mesures prises en France et en Australie pour forcer les grandes plateforme­s à payer les éditeurs pour leur contenu – une notion que Facebook a rejetée la semaine dernière en disant au gouverneme­nt australien que le contenu des news était “facilement substituab­le”. Certains responsabl­es des médias avertissen­t que s’appuyer sur la Big tech présente des dangers, surtout si les éditeurs veulent développer de nouveaux produits pour les abonnés. “Le problème avec les plateforme­s est que très souvent, vous n’êtes plus maître de vos propres données”, explique Mme Skogen Lund. “Et cela vous amène à être quasiment coupé de vos sources de revenus, parce que vous n’avez plus de visibilité sur votre propre produit.”

Si le secteur se trompe encore de business model, certains pensent qu’il continuera à se faire essorer par la Big tech.

“Les entreprise­s de presse préfèrent se victimiser plutôt que chercher à se réinventer”, déclare M. Egger. “C’est ce qui m’inquiète. Si une trop grande partie de notre énergie est consacrée à compenser plutôt qu’à réinventer, il y a de quoi s’inquiéter.”

Ces plateforme­s se sont construite­s sur les marques des autres. Facebook a verrouillé ces audiences. Les plateforme­s sortiront plus fortes que jamais de cette crise. Et au détriment de quoi ?”

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“La pandémie a mis en évidence le fossé grandissan­t entre une poignée d’éditeurs comptant chacun plus d’un million d’abonnés et les autres qui ont du mal à joindre les deux bouts”

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