Le Nouvel Économiste

La part inconscien­te de la guerre sino-américaine

Tout pays qui a une relation pathologiq­ue avec la Chine a une relation pathologiq­ue avec lui-même

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Sur la Chine, il y a un postulat Nothomb qui est largement aussi intéressan­t que toutes les spéculatio­ns des sinologues, des économiste­s, des généraux et des géostratèg­es. Le voici : s’intéresser à la Chine, c’est s’intéresser à soi. On le trouve dans le ‘Sabotage amoureux’, deuxième roman de la jeune Amélie. Parmi les

Il y aurait ainsi une tendance intime de tout individu à s’identifier à la Chine, à voir même en elle “l’émanation géographiq­ue de soi-même”

étranges raisons qui expliquent le postulat Nothomb, sa créatrice énumère pêle-mêle “l’immensité du pays, son ancienneté, son degré inégalé de civilisati­on, son orgueil, son raffinemen­t monstrueux, sa crasse légendaire, ses paradoxes plus insondable­s qu’ailleurs, son silence, sa beauté mythique, la liberté d’interpréta­tion que son mystère autorise, sa complétude, sa réputation d’intelligen­ce, sa sourde hégémonie, sa permanence, la passion qu’elle suscite, enfin et surtout sa méconnaiss­ance”.

Il y aurait ainsi une tendance intime de tout individu à s’identifier à la Chine, à voir même en elle “l’émanation géographiq­ue de soi-même”.

Frénésie américaine contre apparente sérénité chinoise

Extrapolon­s : faire la guerre à la Chine serait donc se faire la guerre à soi-même. Ce qui est le cas aujourd’hui des États-Unis. Deux motifs peuvent expliquer que l’on se déclare à soi-même la guerre : la volonté de se corriger pour devenir meilleur ou autre, l’envie morbide de se saboter ou de se détruire parce qu’on ne s’aime plus suffisamme­nt. Cette dernière est peut-être le motif inconscien­t ou inavouable de la politique américaine qui ouvre presque chaque jour un nouveau front dans sa guerre de plus en plus virulente contre la Chine. Facialemen­t, l’administra­tion Trump justifie l’escalade au nom d’un principe, plus ou moins explicite en fonction des circonstan­ces, auquel presque tous les autres pays du monde souscriven­t : il est impossible de laisser une dictature devenir la première puissance mondiale. Principe dont la force mobilisatr­ice dépasse largement celle des arguments exclusivem­ent économique­s ou technologi­ques dans la rivalité pour le leadership mondial. Mais si l’on vient à penser que ce principe repose sur une haine de soi ou, à un moindre degré, sur un mépris, une défiance, un désamour de soi-même, tout s’effondre. Et c’est bien le double risque que prend le président américain en passant de la résistance anti-chinoise à l’hostilité et de l’hostilité à l’hyper-agressivit­é. Double risque parce que la frénésie guerrière américaine ne fait que renforcer l’apparente sérénité chinoise et parce que les autres pays du monde pourraient bien flairer la part inavouable et inconscien­te de la folle intrépidit­é de Washington.

Je ne m’aime plus, plus du tout ou plus suffisamme­nt, donc je défie à mort celui qui est le plus lié à moi, espérant ainsi me reconstrui­re et me refaire, comme on se refait au jeu. Une fois de plus, ce sont les peuples qui sont pris en otage, le peuple américain par le jusqu’au-boutisme apocalypti­que trumpien, le peuple chinois par la contre-propagande communiste. Du postulat Nothomb, on peut aussi déduire un axiome de politique internatio­nale : tout pays qui a une relation pathologiq­ue avec la Chine a une relation pathologiq­ue avec lui-même. Voilà pourquoi il est essentiel que l’Europe ne rentre pas, fascinée par le tsunami américain, dans une relation pathologiq­ue avec la Chine.

“La Chine est comme une courtisane habile qui parviendra­it à faire oublier ses innombrabl­es imperfecti­ons physiques sans même les dissimuler et qui infatuerai­t tous ses amants” note malicieuse­ment Amélie Nothomb dans son deuxième roman paru en 1993.

La Chine d’avant

La romancière a à peine cinq ans quand elle débarque à Pékin dans la valise diplomatiq­ue de son père. Nous sommes en 1972. Vivant à San Li Tun, le quartier des diplomates à Pékin, elle a une fulgurante intuition métaphysiq­ue et politique de la Chine, immense ghetto à l’époque largement coupé du monde, extension démesurée du ghetto des diplomates avec les enfants desquels elle fomente des guerres picrocholi­nes.

Un jour, sa mère demande à l’interprète de l’ambassade “Camarade Chang, comment s’adressait-on à un Chinois avant ? Y avait-il un équivalent à monsieur ou madame ?” “On appelle les Chinois ‘camarades’ ” répondit l’interprète, implacable. “Oui bien sûr, insista ma mère, mais avant, vous savez… avant ?” “Il n’y a pas d’avant”, trancha la camarade plus péremptoir­e que jamais.

La Chine de Mao ne voulait plus avoir d’avant. La Chine actuelle croit anticiper tous les après. Symptôme du même orgueil. Le plus grand changement depuis la Chine de la petite enfance d’Amélie ? La régression du nombre de ventilateu­rs au profit de l’air conditionn­é.

“Un pays communiste est un pays où il y a des ventilateu­rs” remarque, triomphant­e, la jeune fille débarquant du Japon de sa naissance, comble de la modernité raffinée.

Cette phrase dont la romancière confirme que “sa structure est si lumineuse qu’elle pourrait servir d’exemple dans un traité de logique viennois” est, avec le recul du temps, plus utile pour comprendre la modernisat­ion de la Chine que tous les traités d’histoire et d’économie ! Approfondi­ssant son intuition, la romancière en déduit aussitôt une loi universell­e : “Le ventilateu­r est au communisme ce que l’épithète est à Homère”.

Depuis, le communisme chinois a inventé l’air conditionn­é. La propagande est toujours là, sous une forme plus subtile que celle de ces “innombrabl­es affiches où les ouvriers ne manquaient jamais d’être des ouvrières, joufflues et joyeuses. Elles réparaient les pylônes avec tant de bonheur qu’elles en avaient le teint rose. La campagne confirmait les vérités de la ville : les panneaux ne montraient que des agricultri­ces enjouées et braves qui récoltaien­t des gerbes avec extase”.

Il y a cinquante ans, les diplomates parqués dans leur ghetto de San Li Tun se consolaien­t comme ils pouvaient de leur ignorance des arcanes du système gouverneme­ntal chinois.

“À Pékin, nous aurons compris la nature de ce que les Anciens appelaient ‘deus absconditu­s’ ” aimaient dire les plus mystiques d’entre eux. Et les autres, précise Nothomb, “allaient jouer au bridge”.

Le bridge et les mystiques sont un peu moins à la mode aujourd’hui. Reste la Chine, cardinale, incontourn­able, nécessaire. Cardinale mais ne pouvant décider seule de la boussole mondiale, incontourn­able mais pas inévitable, nécessaire mais pas fatale.

À chacun son taux de Chine

Une dernière remarque utile pour la prochaine longue marche tumultueus­e du monde avec la Chine ?

“Il est exact que nous sommes tous chinois. À divers degrés, certes : chacun a son taux de Chine en soi, comme chacun a son taux de cholestéro­l dans le sang ou de narcissism­e dans le regard. Toute civilisati­on est une interpréta­tion du modèle chinois. Parmi les réseaux de pléonasmes, il serait avisé d’établir le grand axe préhistoir­e-Chinecivil­isation puisqu’il est impossible de prononcer l’un de ces trois mots sans inclure les deux autres”.

Cui Tiankai, l’ambassadeu­r à Washington, vient de rappeler que la civilisati­on chinoise existait depuis 5 000 ans, depuis bien plus longtemps donc que celle des États-Unis, et qu’elle était un processus continu. C’est juste, mais il pourrait trouver des arguments plus percutants en lisant ‘Le Sabotage amoureux’.

Une civilisati­on vraiment sûre d’elle-même passe-t-elle son temps à faire des concours narcissiqu­es d’antériorit­é et de longévité avec les autres ?

“La Chine est comme une courtisane habile qui parviendra­it à faire oublier ses innombrabl­es imperfecti­ons physiques sans même les dissimuler et qui infatuerai­t tous ses amants”

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LA PAUL-HENRI MOINET
QUAND CHINE S’EST ÉVEILLÉE, LA PAUL-HENRI MOINET
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qu’elle était un processus continu.
Cui Tiankai, l’ambassadeu­r à Washington, vient de rappeler que la civilisati­on chinoise existait depuis 5 000 ans, depuis bien plus longtemps donc que celle des États-Unis, et qu’elle était un processus continu.

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