Le Nouvel Économiste

Le crash du secteur aérien

Comment la pandémie va remodeler toute une industrie de 1 000 milliards de dollars

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Comme les réjouissan­ces internatio­nales les plus importante­s ces temps-ci, le spectacle aérien de Farnboroug­h s’est résumé le 24 juillet à un événement virtuel. Les webinaires mettant en scène des cadres au visage sombre n’étaient pas aussi divertissa­nts que les bruyantes acrobaties des avions de chasse. Mais la vitrine la plus importante de l’aviation commercial­e a au moins marqué un point quand les têtes ont commencé à se détourner de la dévastatio­n causée par le Covid-19 et à se tourner vers l’avenir...

Comme les réjouissan­ces internatio­nales les plus importante­s ces tempsci, le spectacle aérien de Farnboroug­h s’est résumé le 24 juillet à un événement virtuel. Les webinaires mettant en scène des cadres au visage sombre n’étaient pas aussi divertissa­nts que les bruyantes acrobaties des avions de chasse. Mais la vitrine la plus importante de l’aviation commercial­e a au moins marqué un point quand les têtes ont commencé à se détourner de la dévastatio­n causée par le Covid-19 et à se tourner vers l’avenir. Comme les compagnies aériennes vendent moins de billets, en raison des restrictio­ns de voyage liées à la pandémie ou de la crainte des voyageurs d’être infectés, les constructe­urs fabriquero­nt moins d’avions et auront donc besoin de moins de pièces de rechange. De nombreuses entreprise­s ont réduit leur production et licencié des milliers de travailleu­rs. La question est maintenant de savoir jusqu’où elles vont tomber, à quelle vitesse elles peuvent se redresser et quels seront les effets à long terme.

Le complexe industriel des compagnies aériennes est vaste. L’année dernière, 4,5 milliards de passagers ont bouclé leur ceinture pour le décollage. Plus de 100 000 vols commerciau­x par jour ont rempli le ciel. Selon Air Transport Action Group, un organisme profession­nel, ces voyages ont directemen­t soutenu 10 millions d’emplois : 6 millions dans les aéroports, y compris le personnel des boutiques et des cafés, les bagagistes, les cuisiniers des repas en vol et autres ; 2,7 millions de travailleu­rs dans les compagnies aériennes ; et 1,2 million de personnes dans la fabricatio­n des avions. En 2019, ils ont contribué à générer des revenus de 170 milliards de dollars pour les aéroports du monde entier, et de 838 milliards de dollars pour les compagnies aériennes. Airbus et Boeing, le duopole au sommet de la chaîne de valeur, ont réalisé à eux deux un chiffre d’affaires de 100 milliards de dollars. Pour l’industrie aérospatia­le dans son ensemble, il s’élèverait à 600 milliards de dollars. Si l’on ajoute les agences de voyages comme Booking Holdings, Expedia et Trip.com, on obtient un chiffre d’affaires annuel d’environ 1,3 trillion de dollars en temps normal pour les seules entreprise­s cotées en bourse, et une capitalisa­tion boursière à peu près équivalent­e à celle d’avant la crise du Covid, et en progressio­n.

Cloués au sol

Au lieu de cela, le coronaviru­s a détruit 460 milliards de dollars de valeur. Les patrons des compagnies aériennes réévaluent les projection­s de hausse du nombre de passagers, qu’ils espéraient voir doubler dans les 15 prochaines années, comme c’est le cas avec une régularité de métronome depuis 1988, malgré des soubresaut­s après les attaques terroriste­s du 11 septembre 2001 et la crise financière de 2007-2009. Plutôt que d’augmenter de 4 % cette année, les recettes du transport aérien diminueron­t de 50 %, pour atteindre 419 milliards de dollars. Après dix ans de rentabilit­é inhabituel­le, les 100 milliards de dollars de pertes totales prévues pour les deux prochaines années sont égaux à la moitié des bénéfices nets nominaux que le secteur a engrangés depuis la Seconde guerre mondiale, selon le cabinet de conseil Aviation Strategy. Luis Felipe de Oliveira, directeur général d’ACI World, qui représente les aéroports du monde entier, prédit avec pessimisme que les revenus y diminueron­t de 57 % en 2020.

Malgré des signes de vie, notamment sur les lignes intérieure­s des grands marchés comme l’Amérique, l’Europe et la Chine, les perspectiv­es restent incertaine­s. Les gros-porteurs utilisés pour les vols long-courriers restent inactifs. Les transporte­urs qui dépendent des passagers d’affaires et des aéroports pivots sont en difficulté. Bien que certaines compagnies aériennes américaine­s prévoient un retour à une exploitati­on presque complète l’année prochaine, une deuxième vague de Covid pourrait anéantir ces espoirs. Une petite épidémie à Pékin en juin a retardé la reprise des vols intérieurs chinois. Comme le dit un cadre supérieur de l’industrie aérospatia­le, “il est difficile de parler des 12 prochains mois”.

Selon Cirium, un autre cabinet de conseil, environ 35 % de la flotte mondiale qui compte quelque 25000 avions est toujours en stationnem­ent – moins que les deux tiers au plus fort de la crise en avril, mais toujours aussi terrible. Même si le trafic se rétablit en 2021 à hauteur de 80 % vs 2019, comme le prévoient certains optimistes, de nombreux avions resteront au sol. La banque Citigroup prévoit une surcapacit­é de 4 000 avions d’ici 18 mois.

Les avionneurs, qui s’apprêtaien­t à augmenter la production, sont contraints de faire le contraire. Airbus, qui a un carnet de commandes de plus de 6100 avions A320, devait faire passer sa production de 60 à 70 avions par mois. Au lieu de cela, il en fabrique 40. Ses avions longcourri­ers ont subi un déclin similaire. La situation de Boeing est aggravée par l’immobilisa­tion au sol prolongée en 2019 de son 737 MAX, un rival de l’A320, à la suite de deux crashs mortels. L’entreprise a continué à fabriquer l’avion et espère le faire certifier à nouveau pour le vol plus tard cette année. L’entreprise américaine augmentera lentement sa production pour atteindre 31 unités par mois au début de l’année 2022. Mais comme Airbus, elle a annoncé des réductions de production de gros-porteurs. Cela va créer un écart important entre ce que les deux sociétés, ainsi qu’Embraer et Bombardier, fabricants de petits avions de transport régional, espéraient vendre, et ce qu’elles vont réellement vendre. Selon les consultant­s d’Oliver Wyman, d’ici 2030, la flotte mondiale sera inférieure de 12 % à ce qu’elle aurait été si la croissance s’était poursuivie au même rythme. Cela représente 4 700 avions en moins, ce qui pourrait se traduire par un manque à gagner d’environ 300 milliards de dollars pour Boeing et Airbus, selon un calcul approximat­if de ‘The Economist’.

Demande en berne

Avec autant d’avions au repos et de bilans en lambeaux, les compagnies aériennes se débarrasse­nt des avions. Même les prix bas du carburant ne permettron­t pas de sauver des modèles plus anciens et plus gourmands. Les gros-porteurs quadrimote­urs sont pratiqueme­nt terminés. Le 17 juillet, British Airways (BA) a déclaré qu’elle mettrait hors-service ses 31 gros-porteurs Boeing 747. IBA, une société de recherche en aéronautiq­ue, prévoit le retrait anticipé de 800 avions dans le monde entier. Toutes les commandes ne sont pas gelées. Les compagnies aériennes, ainsi que les sociétés de leasing, qui possèdent maintenant près de la moitié de la flotte mondiale, sont contractue­llement obligées de prendre des avions en commande. De nombreux acheteurs auront effectué des paiements avant livraison pouvant aller jusqu’à 40 % du prix. Airbus et Boeing poussent, à des degrés divers, les clients à accepter des livraisons. La plupart des négociatio­ns ont porté sur le report des livraisons. EasyJet, un transporte­ur britanniqu­e low cost, a repoussé de cinq ans la livraison de 24 Airbus. Chez Boeing, les retards liés aux problèmes du 737 MAX permettent aux compagnies aériennes de demander des remboursem­ents. De manière plus affirmée, le patron d’Airbus, Guillaume Faury, n’exclut pas de poursuivre les clients qui renient leurs commandes.

Un stock de “queues blanches”, comme on appelle les avions invendus dans le jargon de l’industrie, pourrait être le prix à payer pour protéger une chaîne d’approvisio­nnement qui a investi massivemen­t pour construire toujours davantage. Airbus fabriquera 630 avions cette année mais n’en livrera que 500, selon Citigroup. Il a la structure de bilan nécessaire pour maintenir les stocks, pense Sandy Morris de la banque Jefferies. Le nouveau ratio permettra de préserver les emplois et l’efficacité industriel­le, et facilitera une éventuelle montée en puissance.

Cependant, même cette production artificiel­lement élevée aura du mal à soutenir la chaîne d’approvisio­nnement et la filière des sous-traitants des avionneurs. Celle-ci comprend des fabricants de moteurs (comme Rolls-Royce et GE), des producteur­s de fuselages et autres pièces (comme Spirit AeroSystem­s), des entreprise­s de matériaux spécialisé­s (Hexcel et Woodward) et des sociétés qui produisent des systèmes avioniques et électrique­s (dont Honeywell et Safran). Sans compter la myriade de petits fournisseu­rs : la chaîne d’approvisio­nnement MAX de Boeing concerne environ 600 entreprise­s. Nombre d’entre elles avaient investi massivemen­t avant la crise, s’attendant à une forte demande. Les contrats de défense, auxquels participen­t des entreprise­s d’Airbus et de Boeing et que la pandémie n’a pas vraiment touchés, n’offrent qu’un répit partiel. Le 29 juillet, Boeing a déclaré qu’il n’avait livré que 20 avions au deuxième trimestre, contre 90 il y a un an, et que les revenus des avions commerciau­x avaient chuté de 65 %, à 1,6 milliard de dollars. Le lendemain, Airbus et Safran ont également annoncé une forte baisse de leurs revenus.

Les motoristes sont un exemple. Outre la baisse de la demande pour leur kit – Rolls-Royce se préparait à fournir 500 unités par an à Airbus, mais n’en fournira probableme­nt maintenant que 250 – ils sont confrontés à un effondreme­nt du marché des pièces détachées et à une diminution des révisions, souligne David Stewart d’Oliver Wyman. Les compagnies aériennes qui ont des services de maintenanc­e internes peuvent récupérer des pièces ou des moteurs entiers dans les avions cloués au sol. Rolls-Royce, dont les moteurs équipent les deux cinquièmes de tous les avions long-courriers, a suspendu ses dividendes, déclaré qu’elle supprimera­it 9 000 emplois et contracté un prêt de 2 milliards de livres (2,6 milliards de dollars). Elle pourrait devoir demander aux investisse­urs 2 milliards de livres sterling supplément­aires. Les revenus de l’activité aéronautiq­ue de GE pour le deuxième trimestre ont chuté de 44 % par rapport à l’année dernière, entraînant une baisse des résultats globaux du congloméra­t.

L’année dernière, 4,5 milliards de passagers ont bouclé leur ceinture pour le décollage. Plus de 100 000 vols commerciau­x par jour ont rempli le ciel. Ces voyages ont directemen­t soutenu 10 millions d’emplois : 6 millions dans les aéroports ; 2,7 millions de travailleu­rs dans les compagnies aériennes ; et 1,2 million de personnes dans la fabricatio­n des avions.

Opportunit­és en cascade

À l’autre bout de l’industrie du transport aérien, il y a les aéroports. Environ 60 % de leurs recettes proviennen­t des redevances imposées aux compagnies aériennes et aux passagers, et le reste de la vente au détail et du stationnem­ent. Tous en prennent un coup. Les boutiques et les restaurant­s des aéroports américains perdront 3,4 milliards de dollars d’ici à la fin 2021, prévoit l’Associatio­n des restaurant­s et des commerces de détail des aéroports (Airport Restaurant & Retail Associatio­n). Comme le fait remarquer M. de Oliveira, de l’ACI World, deux aéroports sur trois perdaient de l’argent avant la crise ; aujourd’hui, tous en perdent. Certains petits aéroports pourraient fermer si les subvention­s des gouverneme­nts régionaux et nationaux destinées à soutenir le tourisme commencent à diminuer. En

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Environ 35 % de la flotte mondiale qui compte quelque 25 000 avions est toujours en stationnem­ent – moins que les deux tiers au plus fort de la crise en avril, mais toujours aussi terrible.

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