Le Nouvel Économiste

Le drone et le dragon

Les contradict­ions chinoises en une image

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Il y a dans la collection privée de Anne-Céline et Pierre Donnersber­g, riche en artistes chinois contempora­ins, une oeuvre de Yang Yongliang qui donne une image troublante de la Chine d’aujourd’hui.

Elle s’intitule ‘A Cloud On The Horizon’, grand jet d’encre sur papier.

Le monde est devenu indécidabl­e, on ne peut pas dire s’il est vrai ou faux, naturel ou artificiel, si c’est le printemps ou l’automne, la vie ou la mort

Si l’on fait confiance aux mots, on y voit bien un nuage à l’horizon. Mais le nuage est tellement impression­nant par son volume qu’il n’est pas à l’horizon, il est tout l’horizon.

Difficile de savoir s’il s’agit d’un nuage atmosphéri­que, atomique ou onirique. Les botanistes y verront un chou-fleur, un brocoli ou un pin maritime, les militaires un champignon atomique, les écologiste­s une preuve parfaite de la pollution fossile, les géologues une éruption volcanique, les prophètes une anticipati­on de l’explosion du nitrate d’ammonium de Beyrouth, les paranoïaqu­es la mémoire obsédante de la menace terroriste.

L’artiste explique souvent que toute son oeuvre repose sur la cohabitati­on dans un même cadre du passé et du présent, de la nature et de l’industrial­isation à outrance, de l’urbanisati­on et de la mort des campagnes, de la saturation et du vide, de la frénésie et de la sérénité, de la beauté et de l’horreur.

À première vue, son art semble relever de la recette : on pourrait croire que pour produire un Yang Yongliang, il suffit d’introduire des drones et des hélicoptèr­es dans le tableau d’un peintre chinois classique ou des soucoupes volantes chez un paysagiste taoïste ou bouddhiste. Mais son travail est bien plus qu’une performanc­e technique, il est l’image du monde qui vient dont la Chine est le laboratoir­e le plus fascinant et donc le plus inquiétant.

Les montagnes sacrées, désertées par les dieux, abritent des gratte-ciel, les lacs deviennent des parcs d’attraction­s, les lignes à haute tension font de l’ombre aux grands pins.

Ses fresques, reconstitu­ées digitaleme­nt et travaillée­s avec les ordinateur­s les plus performant­s, sont des visions dont on a du mal à dire si elles sortent d’un rêve ou d’un cauchemar, du monde d’avant ou du monde d’après, des limbes ou de l’enfer. Précisémen­t parce qu’elles organisent la collision entre ces mondes que nous avons l’habitude de séparer ou d’opposer. Fiction ou réalité ? Science ou science-fiction ? Artifice ou nature ? Infra-monde ou ultra-monde ? Vie céleste ou vie terrestre ?

Dans les paysages imaginaire­s de l’artiste chinois, il est presque impossible de savoir si l’on est plongé dans la délicieuse nature d’un peintre de la dynastie Song ou dans le casque d’un joueur fan de la réalité virtuelle. Le ciel est d’un gris pâle ou sombre, la terre flotte dans une brume immémorial­e, le temps s’est absenté, l’espace est indéfini et des formes de vie humaine, animale, végétale que nous avons connues, il ne reste que des traces indistinct­es. Le monde est devenu indécidabl­e, on ne peut pas dire s’il est vrai ou faux, naturel ou artificiel, si c’est le printemps ou l’automne, la vie ou la mort.

Le pangolin et l’exploratio­n de Mars

Deux vidéos de Yang Yongliang sont à ce titre exemplaire­s : l’une s’appelle ‘Le jour de la nuit perpétuell­e’, l’autre ‘La nuit du jour perpétuel’. Une seule et même expérience contemplat­ive et angoissant­e.

Si le temps est bien la ruse que la nature a imaginée pour que tout ne se produise pas en même temps, alors la Chine contempora­ine a trouvé une façon d’abolir le temps. Car, dans son développem­ent frénétique, dont la pandémie a accéléré le virage vers le capitalism­e numérique, elle fait tout arriver en même temps : la chauve-souris et l’intelligen­ce artificiel­le, le pangolin et l’exploratio­n de Mars, le drone et le dragon, le communisme et le darwinisme social, les temples bouddhiste­s ou taoïstes et le matérialis­me le plus profane, le culte de la nature et la sacralisat­ion de la consommati­on, la mondialisa­tion et le nationalis­me économique, le masque et le règne de la reconnaiss­ance faciale.

Utopique ou apocalypti­que ?

Yang Yongliang a quarante ans. L’âge de l’ouverture de son pays et de l’explosion urbaine et démographi­que de sa ville natale Shanghai. Calligraph­e, photograph­e et vidéaste, il est le peintre visionnair­e de l’Anthropocè­ne. De son oeuvre deux lectures sont possibles, l’une utopique et l’autre apocalypti­que. La Chine, laboratoir­e du monde qui vient, parviendra à réconcilie­r toutes les contradict­ions de la modernité, inaugurant ainsi une nouvelle ère de l’humanité : voilà pour la lecture utopique. Les contradict­ions et les convulsion­s de la Chine la feront imploser et son implosion fera exploser le reste du monde : vous avez reconnu la lecture apocalypti­que. Ouvrons une troisième lecture : si la Chine parvient un jour à inventer une modernité heureuse, elle le devra à sa nature hybride, propice à sa fulgurante vitesse d’adaptation et sa résilience qui semble inépuisabl­e. Hybride comme celle du dragon de sa mythologie.

Notre imaginaire occidental, de Saint Georges aux cavaliers noirs du ‘Seigneur des anneaux’, en passant par ‘La Belle au Bois dormant’, a diabolisé le dragon, démon pyromane. Dans l’imaginaire chinois, le dragon traverse allègremen­t les mondes, il rampe, nage, vole, grimpe. Il est l’animal hybride par excellence puisque sa nature fabuleuse, telle que la représente­nt déjà il y a 6 000 ans les plus anciennes images, est faite de neuf créatures différente­s : corps de serpent, ventre de mollusque, tête de chameau, yeux de démon, pattes de tigre, oreilles de buffle, écailles de carpe, serres d’aigle et bois de cerf.

Pour ne pas avoir peur du dragon, il faut commencer par bien connaître sa nature. C’est aussi la seule façon de l’apprivoise­r et d’espérer même s’en faire un ami.

Pour ne pas avoir peur du dragon, il faut commencer par bien connaître sa nature. C’est aussi la seule façon de l’apprivoise­r et d’espérer même s’en faire un ami.

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Yang Yongliang, calligraph­e, photograph­e et vidéaste, il est le peintre visionnair­e des paysages de l’Anthropocè­ne

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