Le Nouvel Économiste

Le monde entier descend dans la rue

Et ce n’est que le début

- SIMON KUPER, FT

Les musiciens de la Philharmon­ie d’État biélorusse chantent contre les élections truquées du pays. Des femmes en blanc protestent avec des fleurs. Le rassemblem­ent du 16 août à Minsk a été la plus grande manifestat­ion de l’histoire de la Biélorussi­e.

Vive la révolution biélorusse ! Mais ce qui s’y passe ne fait que s’inscrire dans une tendance de protestati­on mondiale, brièvement interrompu­e par le Covid-19. L’année dernière a vu des manifestat­ions d’une ampleur presque sans précédent, de Hong Kong au Liban en passant par Minneapoli­s. Nous revivons 1968, mais en plus grand : une rue presque toujours paisible remplace le Parlement...

Les musiciens de la Philharmon­ie d’État biélorusse chantent contre les élections truquées du pays. Des femmes en blanc protestent avec des fleurs. Le rassemblem­ent du 16 août à Minsk a été la plus grande manifestat­ion de l’histoire de la Biélorussi­e. Vive la révolution biélorusse ! Mais ce qui s’y passe ne fait que s’inscrire dans une tendance de protestati­on mondiale, brièvement interrompu­e par le Covid19. L’année dernière a vu des manifestat­ions d’une ampleur presque sans précédent, de Hong Kong au Liban en passant par Minneapoli­s. Nous revivons 1968, mais en plus grand : une rue presque toujours paisible remplace le Parlement en tant que principale arène d’opposition. Cette tendance englobe les pays riches et les pays pauvres, les démocratie­s et les dictatures, écrit Richard Youngs dans ‘Civic Activism Unleashed : New Hope or False Dawn for Democracy ?’ [Activisme civique déchaîné : nouvel espoir ou fausse aube pour la démocratie ?, ndt].

Nous revivons 1968, mais en plus grand : une rue presque toujours paisible remplace le Parlement en tant que principale arène d’opposition. Cette tendance englobe les pays riches et les pays pauvres, les démocratie­s et les dictatures

Les manifestan­ts et la génération actuelle de leaders autoritair­es s’appuient tous deux sur un mécontente­ment croissant et s’affrontent. En 2016, l’indice d’agitation sociale de l’Organisati­on internatio­nale du travail a atteint un niveau record par rapport à la moyenne des 40 dernières années. Puis la première année de Donald Trump a déclenché un nouveau record de manifestat­ions aux États-Unis, jusqu’à ce qu’il soit pulvérisé ce printemps par les 15 à 26 millions d’Américains qui ont manifesté après l’assassinat de George Floyd par la police.

Les manifestan­ts ont perdu la plupart de leurs combats ces dix dernières années, mais ils continuent à s’améliorer. Ils sont très différents de leurs prédécesse­urs. La plupart des manifestan­ts modernes n’ont aucune affiliatio­n officielle, malgré les tentatives de Trump de peindre l’Antifa – abréviatio­n d’”antifascis­tes” – comme une organisati­on de membres encartés, à l’instar d’un parti communiste des années 1930.

De nombreuses protestati­ons sont récurrente­s : des mouvements allant de la Biélorussi­e au Venezuela ont lieu depuis des années. Les manifestan­ts libanais viennent de déloger leur deuxième Premier ministre en dix mois. Et les protestati­ons sautent de pays en pays : il y a maintenant un mouvement “Zimbabwean Lives Matter”.

Les manifestat­ions d’aujourd’hui visent à générer des vidéos virales. Le petit groupe de miliciens d’extrême droite qui a envahi la maison de l’État du Michigan en avril a produit des images suffisamme­nt convaincan­tes pour paralyser les ÉtatsUnis. La violence des forces de sécurité atterrit instantané­ment sur les médias sociaux aussi, comme l’ont découvert les tortionnai­res biélorusse­s. Cela encourage la plupart des régimes à exprimer leur brutalité en privé et à recourir à la surveillan­ce numérique, visant parfois à faire “disparaîtr­e” les manifestan­ts de leur domicile par la suite. Mais les manifestan­ts sont aussi devenus plus intelligen­ts : 15 % des Bélarussie­ns suivent une chaîne cryptée de Telegram, basée à Varsovie, qui diffuse des vidéos de manifestan­ts. Il y a dix ans, il existait des théories rivales sur les médias sociaux : l’une selon laquelle ils profitaien­t aux manifestan­ts, l’autre selon laquelle ils étaient un outil pour les dictateurs. Ces deux théories se sont révélées exactes. Jusqu’à présent, les leaders autoritair­es battent (souvent littéralem­ent) les manifestan­ts. M. Youngs cite une étude qui montre que seul un tiers des manifestat­ions pro-démocratiq­ues depuis 2010 ont eu remporté un succès quelconque. Freedom House, organisme de surveillan­ce basé aux États-Unis, a enregistré 14 années consécutiv­es de déclin de la liberté mondiale, telle que mesurée par les droits politiques et les libertés civiles.

Cela s’explique en partie par le fait que la Russie et la Chine soutiennen­t les leaders autoritair­es. Tous deux ont reconnu la “victoire” d’Alexandre Loukachenk­o lors des élections truquées en Biélorussi­e. Mark Green, directeur exécutif de l’Institut McCain pour le leadership internatio­nal, déclare : “Ce n’est plus une bataille entre un seul dirigeant autoritair­e et les forces de la démocratie. Il y a une communauté d’autoritair­es qui partagent un arsenal d’outils et d’astuces”.

En revanche, peu de manifestan­ts ont des amis étrangers haut placés. L’Occident manque de toute conviction, comme en témoigne sa mollesse jusqu’à présent vis-àvis de l’homme qui pourrait ravir le titre de “dernier dictateur d’Europe” à Loukachenk­o, le Hongrois Viktor Orban. Kenneth Roth, directeur exécutif de Human Rights Watch, est plus optimiste, mais il explique : “La promotion des droits de l’homme et de la démocratie n’a toujours été qu’un intérêt parmi d’autres pour les démocratie­s occidental­es.

Elle n’a jamais été le seul principe directeur”.

De nombreux manifestan­ts modernes – notamment les gilets jaunes français, dont les protestati­ons contre une taxe sur les carburants se sont étendues à un mécontente­ment plus général – ne veulent même pas le pouvoir. Certains préfèrent ne pas se laisser influencer par la politique électorale, trouvant une communauté, une identité et un sentiment de pureté dans la protestati­on éternelle. Ils dépensent leur énergie dans des luttes intestines, ravis par le narcissism­e des petites différence­s. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’alliance britanniqu­e People’s Vote [groupe prônant un second référendum sur le Brexit, ndt] s’est désintégré­e.

Une autre est que le People’s Vote ne pouvait pas s’attacher à un parti politique. Nelson Mandela et Václav Havel ont compris que les mouvements de rue ne peuvent gagner que s’ils construise­nt une aile électorale. D’où le message sur le collier de Michelle Obama : votez. Le mouvement Black Lives Matter l’a bien compris. Il s’est surtout allié au parti démocrate, entraînant Joe Biden dans son sillage. Il se tient également prêt à le punir pour tout recul. Aujourd’hui, le Covid-19 est en train de créer une nouvelle génération de manifestan­ts : des dizaines de millions de jeunes qui ne travaillen­t ni n’étudient et qui vivent sur les médias sociaux. Je le vois dans ma propre maison : un de mes fils de 12 ans, qui n’est pas allé à l’école pendant des mois, est attiré comme un papillon de nuit par les manifestat­ions incessante­s près de notre appartemen­t parisien. Il a déjà été gazé deux fois. Certains gouverneme­nts ont profité de la pandémie pour renforcer leur surveillan­ce. Mais à moins que le confinemen­t ne revienne, la frustratio­n des jeunes se transforme­ra en protestati­ons. La politique restera un jeu de rue, et le mouvement de protestati­on mondial ne fera probableme­nt que s’amplifier.

Aujourd’hui, le Covid-19 est en train de créer une nouvelle génération de manifestan­ts : des dizaines de millions de jeunes qui ne travaillen­t ni n’étudient et qui vivent sur les médias sociaux.

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trouvant une communauté, une identité et un sentiment de pureté dans la protestati­on éternelle.
De nombreux manifestan­ts modernes, notamment les gilets jaunes, ne veulent même pas le pouvoir. Certains préfèrent ne pas se laisser influencer par la politique électorale, trouvant une communauté, une identité et un sentiment de pureté dans la protestati­on éternelle.

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