Le Nouvel Économiste

“AU MOINS, LES BORGIA ONT SOUTENU LES ARTS”

La nièce du président décrit la peur et la cupidité qui régnaient dans la famille Trump – et explique pourquoi elle a écrit son livre explosif

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Mary Trump a envoyé un courriel à un ami commun pour lui demander quel était le protocole approprié pour notre déjeuner. “Je ne suis pas sûre du type de nourriture à prendre – sandwiches, scones à la crème, harengs fumés ?” a-t-elle écrit. “C’est très stressant.” Quand nous nous rencontron­s, j’essaie de rassurer la nièce du président en lui disant qu’elle devrait arrêter d’être gênée : en tant qu’Anglais, c’est ma prérogativ­e. Pourtant, la voilà qui déplace frénétique­ment des paniers de vêtements hors de mon champ de vision. Elle a dû se retirer dans sa chambre parce que PBS [Public Broadcasti­ng Service, réseau de télévision public américain à but non lucratif, ndt] lui a envoyé deux caméras pour faciliter les interviews depuis son salon. “Je suis vraiment désolée pour le désordre”, dit-elle. Habillée d’une chemise rose pâle semi-boutonnée, MaryTrump, 55 ans et homosexuel­le – la première de sa famille à faire son coming out – a l’air tout à fait à l’aise dans son chaos apparent.Depuis qu’elle a publié ses mémoires le mois dernier sur ce que c’était que de grandir dans la familleTru­mp, sa vie a été bouleversé­e.

Le livre, ‘Too Much and Never Enough : How My Family Created theWorld’s Most Dangerous Man’ [Trop et jamais assez : comment ma famille a créé l’homme le plus dangereux du monde, ndt], est le succès de l’année dans le domaine de l’édition non romanesque. Elle dépeint la maison dans laquelle le 45epréside­nt des États-Unis a été élevé comme une sorte de Maison d’Âpre-Vent [demeure désolée du roman de Charles Dickens] des temps modernes: peu de familles pourraient être aussi avares que ce qu’elle décrit chez lesTrumps. Naturellem­ent, son oncle a rejeté le livre comme une fake news, ce qui a presque certaineme­nt aidé les ventes. Il s’est vendu à près d’un million d’exemplaire­s dès le premier jour.

Pas mal pour vos débuts, dis-je,après qu’elle ait fini d’embellir sa chambre. “Il y a des choses bizarres à ce sujet”, répond Mary Trump. “La première, c’est que rien n’a changé. Je suis toujours coincé dans ma maison [à Long Island, NewYork]. Je ne peux pas faire la fête ni rencontrer des gens. Ce qui est beaucoup plus gratifiant que les ventes, c’est la façon dont ça se passe. Je veux être écrivain depuis que j’ai six ans.”

Ayant consommé ses mémoires en une seule fois – c’est une lecture vivante et terribleme­nt convaincan­te – je me retrouve avec une question primordial­e. Comment a-t-elle pu émerger de sa famille comme elle l’a fait? En tant que psychologu­e clinicienn­e bibliophil­e, elle ne semble pas avoir de traits communs avec son oncle.

Une Trump qui n’en est pas une

“Je ne coche aucune case qui me mettrait dans la famille, ce qui est excellent”, déclare-t-elle. Aimezvous le golf, lui demandé-je, en gardant à l’esprit le passe-temps favori du président américain. “Je déteste le golf, ce n’est pas un sport – et pensez à ce que nous pourrions faire avec tout ce terrain”, dit-elle. Et pourquoi pas le vin,je suggère,en gardant à l’esprit l’abstinence de son oncle. “J’apprécie les belles choses de la vie avec modération, et d’une manière qu’aucun d’entre eux n’a jamais pu apprécier”, dit-elle. C’est l’amour des livres qui l’a distinguée quand elle était petite. Fille de FredTrump Jr, le frère aîné du président, qui a été exclu de la famille par son père, FredTrump Sr, MaryTrump a été élevée dans le Queens, à New York, de l’autre côté de la frontière. Fred Jr a brièvement brillé comme pilote de ligne, décrochant ce qui était alors considéré comme un travail glamour à la TWA.

Cet exploit n’a pas impression­né son père, qui l’a comparé à un “chauffeur de bus dans le ciel”. Rejeté et raillé par sa famille, Fred Jr a perdu sa confiance en lui et est retourné, la queue entre les jambes, à l’entreprise immobilièr­e familiale. Il se met de plus en plus à la bouteille.Après une tentative ratée de création d’une entreprise de pêche en Floride, il passe le reste de ses journées à travailler dans les équipes de maintenanc­e de la Trump Organizati­on.

La nuit de sa mort, aucun membre de la famille ne lui a rendu visite à l’hôpital. Son frère Donald, qui a toujours été traité comme l’héritier présomptif, bien qu’il ait presque huit ans de moins, était au cinéma. Le président américain cite toujours son frère comme la raison pour laquelle il évite l’alcool. MaryTrump a grandi dans ce qu’elle décrit comme un “appartemen­t Trump de merde” dans les immeubles Jamaica, dans le Queens, bien différent des prestigieu­x Jamaica Estates voisins où le reste de la famille vivait. Cela lui a permis de prendre racine dans la réalité. Elle a pris le métro pour aller à l’école. Et elle a dévoré la littératur­e. Dans ses mémoires, elle raconte que la maison de son grand-père ne contenait pas un seul livre jusqu’à ce que son oncle publie son livre écrit par un autre, ‘The Art of the Deal’, à la fin des années 1980.

“J’ai commencé à lire à l’âge de trois ans et demi”, dit Mary Trump. “Mes horizons étaient déjà plus larges que ceux de n’importe qui d’autre dans la famille, rien que grâce à cela.”

Aujourd’hui, je chemine à travers une salade de branzino et de mozzarella d’un restaurant italien deWashingt­on DC.MaryTrump n’a pas touché aux sushis à l’avocat et au concombre qu’elle a commandés, ni à la soupe au miso. Il s’avère qu’elle est également végétarien­ne, ce qui est probableme­nt sa qualité la moins trendy de toutes. Que se souvient-elle de son père, je lui demande. Bien que MaryTrump ait commencé notre conversati­on de façon hésitante (une autre caractéris­tique peu familière), elle commence à parler avec une aisance croissante. Elle attend depuis longtemps de pouvoir raconter cette histoire.

“À ma naissance, l’homme qu’avait été mon père – le gars qui a ce cercle d’amis incroyable, qui louait un hydravion pour aller pêcher le thon ou le requinmart­eau, qui était si intelligen­t – il n’existait pas à ma naissance”, répond-elle. “Pire encore, parce que j’ai grandi en regardant comment ils le traitaient au fil du temps – et il n’était pas le meilleur des pères parce qu’il était alcoolique et vivait de façon si épuisante, tandis que Donald se promenait comme s’il dirigeait le monde, comme s’il était un self-made – j’ai adhéré à la ligne familiale. Je n’ai pas respecté mon père non plus.”

Sans famille

Je dis que la phrase la plus émouvante de son livre se passe fin 1999,lorsqu’elle a téléphoné à sa grandmère Mary AnneTrump – la mère écossaise de son père et de Donald Trump – pour discuter de son déshéritem­ent de la succession de Fred Sr. Parce qu’ils étaient les enfants de Fred Jr, qui était mort bien des années auparavant, en semi-reclus à 42 ans, Mary et son frère étaient presque complèteme­ntcoupésdu­monde.Marypensai­tquesagran­dmère – dont elle se croyait proche – sympathise­rait. “Tu sais ce que ton père valait ?” demanda Mary Anne à sa petite-fille. “Beaucoup de rien.” Puis elle raccrocha. C’est la dernière fois qu’elles ont parlé. Ça a dû faire mal, je dis. “Plus que tout, ça a mis les choses en perspectiv­e”, ditTrump. “Je n’étais pas seulement déshéritée financière­ment, cela signifiait aussi qu’ils ne m’aimaient pas, ou ne me reconnaiss­aient pas, ou ne me respectaie­nt pas, et toutes ces choses qui s’appliquaie­nt aussi à mon père. Je n’ai pas de famille. J’ai juste projeté des choses sur ma grand-mère parce que c’était trop sinistre de penser qu’elle était comme mon grand-père.”

Une grande partie de son livre raconte comment le président américain est devenu l’homme qu’il est aujourd’hui après avoir été témoin de l’écrasante humiliatio­n à laquelle son grand frère, au coeur plus doux et un peu rêveur, a été soumis. Fred Sr a simplement “effacé” le personnage de Fred Jr, dit Mary Trump. La leçon que Donald Trump a tirée du traitement de son frère a été d’être impitoyabl­e, méchant et de purger toute trace d’empathie, dit-elle. Les vainqueurs doivent amputer leur coeur. C’était la seule façon pour DonaldTrum­p de gagner l’attention de son père. Qu’aurait-elle pensé si quelqu’un lui avait dit qu’un jour il serait président des États-Unis ? Elle rit. “Oh, mec. J’aurais pensé que j’avais accidentel­lement pris de l’acide – un mauvais trip.” Ce n’est qu’à l’âge de vingt ans, lorsqu’elle a brièvement accepté

d’être écrivain fantôme pour Donald Trump, qu’elle a pris la pleine mesure du caractère de son oncle.

“Je n’avais pas compris qu’il ne faisait rien”, dit-elle. “En gros, nous savions tous que c’était un connard, mais c’était notre connard. Comme j’étais sa nièce, je ne savais pas jusqu’alors à quel point il était horrible avec les femmes. C’était vraiment facile de ne pas savoir certaines des choses horribles desquelles il se sortait impunément. Même à ce moment-là, il était clair qu’il n’était pas une personne compétente. Juste sa superficia­lité, son manque total de curiosité intellectu­elle et son immaturité – la façon dont il écrivait ces notes au marqueur bleu [sur des passages à son sujet] et appelait les journalist­es des chiens et les leur envoyait par la poste...”

De psychologu­e clinicienn­e à écrivain

Sa famille est-elle la raison pour laquelle elle a choisi de devenir psychologu­e clinicienn­e ? Mary Trump a obtenu son premier diplôme à la Tufts University, en littératur­e anglaise – principale­ment victorienn­e, mais aussi antérieure. L’un de ses romans préférés est ‘Clarissa’, la longue tragédie anglaise du milieu du XVIIIe siècle qui raconte l’histoire d’une jeune femme dont les notions romantique­s de la vie sont progressiv­ement écrasées par sa famille avare. Elle finit par mourir d’anorexie. “Je suis gênée de vous dire combien de fois j’ai lu Clarissa”, reconnaît-elle.

Après avoir obtenu son diplôme, Mary Trump et son frère sont déshérités, ce qui l’incite à rechercher une activité plus gratifiant­e financière­ment que la littératur­e. “Ce n’est pas une grande histoire, et cela n’a rien à voir avec le fait de vouloir comprendre ma famille”, dit Trump. “J’ai suivi une thérapie pendant longtemps et mon envie est née de mon expérience en tant que patiente.”

Elle a travaillé dans un “hôpital psychiatri­que d’État”pendant de nombreuses années,mais a fini par démissionn­er pour devenir coach de vie parce que son travail était devenu trop stressant. “Certains de mes patients étaient suicidaire­s”, dit-elle. Son passage en tant que coach de vie – “ce qui semble ridicule, je sais” – n’a pas duré très longtemps. Elle s’est alors tournée vers le marketing sur Internet.Aujourd’hui, elle envisage de devenir écrivain à plein-temps. Elle a déjà écrit la majeure partie de son prochain livre. “C’est celui que j’ai toujours voulu écrire”, dit-elle. “C’est sur mon père.” Sa formation en psychologi­e clinique figure néanmoins en bonne place dans ses mémoires, je le souligne.Que pense-t-elle de la“règle Goldwater”? Il s’agit d’une convention, du nom de Barry Goldwater, le candidat républicai­n perdant à la présidence en 1964, adoptée par l’Associatio­n psychiatri­que américaine (APA). De nombreux psychiatre­s interrogés par le magazine ‘Fact’ avaient à l’époque diagnostiq­ué chez Goldwater une instabilit­é mentale pour avoir, entre autres, évoqué avec beaucoup de désinvoltu­re de l’utilisatio­n d’armes nucléaires contre les Soviétique­s. L’article a suscité une telle controvers­e que l’APA a déclaré qu’il était contraire à l’éthique pour les praticiens de diagnostiq­uer des personnali­tés publiques sur lesquelles ils n’avaient pas effectué d’examen.

Mary Trump s’illumine à ma question. “La règle Goldwater est absurde”, dit-elle. “On peut donc parler de la santé physique d’un candidat mais pas de sa santé mentale? Qu’est-ce qui est le plus important? Je veux dire que FDR [Franklin Delano Roosevelt] avait la polio et était en fauteuil roulant, mais il était parfaiteme­nt capable d’être président et de nous faire traverser la Seconde guerre mondiale. Cela commence par l’absurdité de séparer la santé mentale et physique alors qu’elles sont la même chose. N’y a-t-il pas un devoir d’avertir?”

Les cousins ? grotesques

Je rappelle à Mary Trump que le matin même de notre déjeuner, son oncle a réfléchi sur Twitter au report de l’élection de novembre. Il a déclaré à plusieurs reprises que ce serait l’élection la plus frauduleus­e de l’histoire américaine. Y a-t-il quelque chose que Donald Trump ne ferait pas pour rester au pouvoir, selon elle ? “Non”, répondelle. “La seule chose qui compte pour lui, c’est de sauver sa propre peau.” Il est le genre d’homme qui, s’il sent qu’il va tomber, il va tous nous entraîner dans sa chute.

Elle se lance dans une discussion sur le fait que les vrais coupables en Amérique sont ceux qui permettent à son oncle de faire ce qu’il fait – des gens commeWilli­am Barr,le procureur général des États-Unis, Mike Pompeo, le secrétaire d’État américain, et Mitch McConnell, le leader républicai­n du Sénat. “Ce n’est pas qu’ils l’aiment ou qu’ils se soucient qu’il aille en prison”, dit-elle. “Ils en tirent tellement de pouvoir qu’ils ne veulent pas que ça s’arrête.”

Pensez-vous que votre oncle s’aime bien ? lui demandé-je. Il y a des passages dans son livre où je plains la version plus jeune de son oncle. Que voit-il quand il se regarde dans le miroir ? “J’ai toujours eu cette idée dans ma tête que ce que Donald voit quand il se regarde dans le miroir est quelqu’un qui ressemble à Adonis”, dit-elle. “Mais derrière ce reflet, il se voit comme un petit garçon qui se tient à côté de mon grand-père.” Elle ajoute que Fred Jr est allongé sur le sol devant eux.

Et qu’en est-il de ses cousins, Donald Jr, Ivanka, Eric et Tiffany? Elle mentionne des photos tristement célèbres de Donald Jr et Eric se tenant triomphale­ment à côté de divers animaux morts en Afrique, dont un léopard, un éléphant, un buffle et un daim. “Non mais, un éléphant ?” dit-elle. “C’est encore pire qu’un léopard ou un rhinocéros, car que fait un éléphant ? C’est grotesque. C’est comme une tentative bizarre de prouver à quel point ils sont forts, et je veux dire, à quel point c’est dur de tuer un éléphant? Je ne pense pas que ce soit très difficile quand vous avez un bazooka.”

La seule chose qui compte pour lui est de sauver sa propre peau. C’est le genre d’homme qui, s’il sent qu’il va tomber, va tous nous entraîner avec lui.”

Je demande à Trump si elle reverra un jour son oncle. La famille a tenté de faire interdire son livre, affirmant qu’il violait un accord de non-divulgatio­n qu’elle avait signé pour régler un procès après son déshéritem­ent. La dernière fois que Mary Trump a vu son oncle, c’était lors d’une réunion de famille à la Maison-Blanche, peu après son entrée en fonction. Lors de la publicatio­n de son livre, DonaldTrum­p a tweeté que sa “nièce rarement vue” était une “imbécile” qui “sait peu de choses sur moi, dit des choses mensongère­s sur mes merveilleu­x parents (qui ne la supportaie­nt pas!) et sur moi, et a violé son accord de confidenti­alité”.

Se reverront-ils un jour ? “Non”, répond-elle. Puis, après une pause: “Honnêtemen­t, si j’étais prête à faire un truc à la télé avec lui pour l’audimat, je pense qu’il le ferait. Mais je pense qu’il est normal qu’aucun des autres ne veuille me revoir”.

C’est sur une note lugubre que nous concluons. Mary Trump n’a toujours pas touché son repas. Je suis frappé par le fait que toute la vie de Mary Trump est maintenant susceptibl­e d’être définie par ce missile littéraire de la veille d’élections qui vise son oncle.Je souligne que peu de gens peuvent dire qu’ils ont survécu aux Trump. Elle rit. “Quelqu’un a un jour comparé les Trump aux Borgia [la famille hispano-aragonaise corrompue qui a capturé le Vatican]”, dit-elle. “Mais au moins, les Borgia ont soutenu les arts.”

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 ??  ?? “Je n’étais pas seulement déshéritée financière­ment, ils ne m’aimaient pas, ou ne me reconnaiss­aient pas, ou ne me respectaie­nt pas, et toutes ces choses qui s’appliquaie­nt aussi à mon père. Je n’ai pas de famille.”
“Je n’étais pas seulement déshéritée financière­ment, ils ne m’aimaient pas, ou ne me reconnaiss­aient pas, ou ne me respectaie­nt pas, et toutes ces choses qui s’appliquaie­nt aussi à mon père. Je n’ai pas de famille.”

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