Le Nouvel Économiste

Piketty et Mo Yan, deux visions des inégalités en Chine

Deux visions des inégalités en Chine

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

“Rien ne garantit que le système chinois parvienne à éviter une évolution kleptocrat­ique à la russe.” Cette phrase est l’une de celles qui ont été censurées par l’éditeur chinois de ‘Capital et idéologie’, le dernier livre de Thomas Piketty à qui l’on a demandé de bien vouloir supprimer vingtquatr­e autres passages. La kleptocrat­ie à la chinoise, la littératur­e la raconte depuis longtemps, mais c’est sans doute Mo Yan qui s’en amuse le plus.

“Les petits fonctionna­ires ont des petites queues, font de petites malversati­ons, vivent de petits pots-de-vin et se consument dans l’angoisse.” La fiction est aussi radicale que l’analyse économique pour faire comprendre la situation.

Cette phrase, vous la lirez dans ‘La carte au trésor’, un court récit de Mo Yan écrit il y a une quinzaine d’années, bien avant donc que Xi Jinping ne lance ses campagnes anti-corruption contre les tigres (les grands corrompus) et les mouches (les petits corrompus).

Fils de paysans du Shandong, prix Nobel de littératur­e en 2012, l’écrivain a tout connu, la faim et la misère pendant son enfance, l’Armée Populaire de Libération qui l’a formé et le parti communiste.

Le pseudonyme sous lequel il écrit signifie “celui qui ne parle pas”, et ses ennemis ont beau lui reprocher d’être complaisan­t avec le régime, de manquer d’exigence morale ou de pensée profonde, cela lui permet précisémen­t de tout dire.

La ruse de la fiction ? Mentir vrai : “Cette histoire, du début à la fin, ne contient qu’une seule parole vraie ; cette histoire, du début à la fin, ne contient pas une seule part de vrai.” Voilà comment commence La carte au trésor.

Comment Mo Yan contourne la censure

Contrairem­ent à Thomas Piketty et à l’exception de son roman ‘Beaux seins, Belles fesses’ qui fut retiré de la vente puis publié à nouveau en 2003, Mo Yan a toujours réussi à contourner la censure. Ses armes ? La fable, le conte, la transposit­ion fantastiqu­e et la transcript­ion d’histoires populaires ou mythologiq­ues, comme ont pu le faire les frères Grimm ou Charles Perrault. Et surtout, ruse des ruses, arme fatale, la farce pour désamorcer la langue officielle, celle du pouvoir, car “une langue hyperboliq­ue à l’extrême est toujours le reflet d’une société marquée par la plus grande hypocrisie”, comme il est dit dans ‘La dure loi du karma’. Ses romans ou nouvelles comme ‘Le pays de l’alcool’ ou ‘Le veau’ s’en donnent donc à coeur joie avec la kleptocrat­ie de la bureaucrat­ie maoïste et post-maoïste et ses dérivés vertueux : avidité, lâcheté, vanité, dissimulat­ion, servilité.

“Le peuple n’a guère d’esprit et les grands n’ont point d’âme : celui-là a un bon fond et n’a point de dehors, ceux-ci n’ont que des dehors. Faut-il opter ? Je ne balance pas, je veux être peuple” notait La Bruyère. L’écrivain chinois, farceur comme Rabelais et moraliste comme La Bruyère, n’a pas à vouloir être peuple, il l’est.

Dans ses romans, les hauts fonctionna­ires, les commissair­es politiques, les chefs de districts, les cadres d’usine, les petits propriétai­res, les vice-gouverneur­s de provinces, les docteurs, les recteurs, tous ont oublié qu’ils furent paysans ou fils de paysans. L’écrivain le leur rappelle, se moquant de leurs trahisons et de leurs compromiss­ions, déplorant que le peuple soit asservi à une nouvelle logique de classe dont les moteurs sont la réussite et la compétitio­n permanente. Le roi est nu et la société a fait de l’homme un animal malade : à cheval sur ces deux principes, Mo Yan traque les imposteurs et les flatteurs dans une comédie humaine dont il fait une énorme farce. On passe allègremen­t d’une scène à la Monty Python ou à la Russ Meyer à un récit aux accents rabelaisie­ns ou céliniens. Ainsi dans ‘ La carte au trésor’ rapporte-t-il l’histoire selon laquelle la moustache du tigre qui a mangé du ginseng confère à celui qui s’en empare le don de voir nos frères humains sous leur aspect premier. Surgit aussitôt une armée de cochons, loups, ânes, chacals, lapins, ours ou léopards. On apprend beaucoup de choses utiles dans les récits de Mo Yan, par exemple que la viande de renard fait péter et que le poil de porc guérit les ulcères gastriques. Mais la voix de l’écrivain apporte bien autre chose : avec sa truculence farcie de légendes et de contes populaires, il est l’un des témoins les plus précieux de la dérive inégalitai­re de la société chinoise contempora­ine.

Des fables paysannes plutôt que le coefficien­t de Gini

“La Chine est à peine moins inégalitai­re que les États-Unis et elle l’est beaucoup plus que l’Europe. On peut douter que l’on puisse réguler les inégalités dans un pays de 1,3 milliard d’habitants simplement en ayant recours à des dénonciati­ons et à des emprisonne­ments, tout cela sans aucune forme d’enregistre­ment et d’imposition systématiq­ue des patrimoine­s et des succession­s.” Mo Yan souscrirai­t certaineme­nt à ce constat de Thomas Piketty. Mais pour ne pas être censuré, il remplace l’assertion par le rire et le coefficien­t de Gini par des fables paysannes de sa province natale du Shandong. “Le fait que le post-communisme soit devenu le meilleur allié de l’hyper-capitalism­e est la conséquenc­e directe des désastres staliniens et maoïstes et de l’abandon de toute ambition égalitaire et internatio­naliste qui en a découlé” note encore l’économiste français dans un autre passage censuré. Cette voie, le trop rusé Mo Yan ne s’y aventurera­it pas. Chez lui vous lirez, plus modeste mais pas moins éclairante, cette remarque : “La révolution c’est comme extraire un abcès, on doit toujours endommager un peu les chairs et les peaux qui sont saines”. Une perle cachée dans ‘Beaux seins, Belles fesses’.

On peut briser le peuple, le diviser, l’asservir ou l’instrument­aliser, mais sa joie reste inaliénabl­e. En tout cas, celle de l’écrivain chinois l’est car, comme tous ceux qui ont souffert, il sait que si le bonheur est inaccessib­le, il n’est pas de malheur insurmonta­ble.

“On peut douter que l’on puisse réguler les inégalités dans un pays de 1,3 milliard d’habitants simplement en ayant recours à des dénonciati­ons et à des emprisonne­ments.” Mo Yan souscrirai­t certaineme­nt à ce constat de Thomas Piketty.

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