La carpe sauteuse et le milliardaire
La perte de confiance dans l’éducation : un risque plus mortel pour la société chinoise que la corruption et la pollution
Imaginez une carpe sautant par-dessus la porte d’un dragon. C’est la métaphore chinoise pour l’ascension sociale : ainsi les enfants de paysans entrant à l’université, par exemple, sont-ils des carpes qui sautent par-dessus la porte du dragon. Mais depuis la crise de 2008 le processus s’est enrayé et l’écart culturel et pédagogique entre les régions rurales et urbaines s’est largement creusé. Zhang Ming, ancien économiste en chef de Ping An Securities, rapporte à propos du
La proportion des étudiants issus des classes rurales de cette même université qui était de 30 % est tombée à 10 % en 2000, et est sans doute encore inférieure aujourd’hui
blocage de l’ascenseur social, une étude du professeur Liu Yunshun, chercheur à l’École d’éducation de l’Université de Pékin, estimant que la proportion des étudiants issus des classes rurales de cette même université, qui était de 30 %, est tombée à 10 % en 2000 et est sans doute encore inférieure aujourd’hui.
Les enfants de paysans rentrent toujours bien sûr à l’université, mais le plus souvent dans des universités de deuxième ou troisième niveau, alors que paradoxalement, les frais d’inscription universitaires sont en Chine souvent plus élevés pour les universités de second rang que pour la ligue C9 (Bejing University, Tsinghua, University of Science and Technology de Hefei, Fudan University, Nanjing University, JiaoTong University de Shanghai et sa petite soeur de Xi’an, Zhejiang University de Hangzhou et Harbin Institute of Technology) des universités d’excellence.
Cumulé au prix des logements dans les grandes villes et à la faible valeur sur le marché du diplôme obtenu dans une petite université du fin fond du Gansu ou du Sichuan, le coût d’une formation universitaire vaut-il vraiment les sacrifices de tant de familles rurales ? Comment dirait l’anthropologue américain David Graeber, auteur en 2018 de ‘Bullshit Jobs’ : à quoi bon un cursus universitaire long et coûteux pour un job précaire et intellectuellement dévalorisant, ou pire encore pour un travail socialement inutile, créateur d’aucune richesse économique et humaine ?
Si la tendance observée par le professeur Liu Yunshun devait se confirmer, la prochaine génération chinoise d’enfants de paysans, ou plus largement ces enfants de la masse des 600 millions de Chinois dont le premier ministre Li Keqiang a officiellement reconnu qu’ils gagnaient moins de 1 000 yuans par mois, soit à peine 124 euros, risque de perdre confiance dans la valeur de l’éducation.
Éducation à la démocratie
Risque bien pire pour une société que la corruption et la pollution. Car l’éducation émancipe. Elle émancipe de la famille, des traditions, de la tutelle des maîtres, de ses propres préjugés, du règne de l’opinion, de l’empire de l’argent comme de l’emprise idéologique. L’éducation élargit l’âme, ainsi que le note Montaigne judicieusement commenté par André Comte-Spongille dans son tout récent ‘Dictionnaire amoureux de Montaigne’, et son but ultime est bien “d’instruire l’enfant à se rendre et à quitter les armes à la vérité tout aussitôt qu’il l’apercevra, soit qu’elle naisse de son adversaire, soit qu’elle naisse en lui-même par quelque ravisement”. Se rendre à la vérité en apprenant à la reconnaître chez son adversaire et en ayant l’humilité et le courage de se raviser, voilà bien un principe que ne respectent ni les faucons de l’administration Trump, ni les nouveaux loups de la diplomatie chinoise. En prétendant libérer le monde libre de la nouvelle tyrannie et en réduisant sémantiquement la Chine au Parti communiste chinois, au point même de remplacer systématiquement le premier mot par le second, le président américain et son équipe, se parant des vertus de l’idéal démocratique, sont les promoteurs les plus redoutables de l’effondrement de la culture démocratique dans le monde.
Pour l’adversaire, le jeu est enfantin : il ne reste plus qu’à mordre comme un loup et à ne plus lâcher prise en expliquant à tous les pays qui ont souffert, réellement, symboliquement ou fantasmatiquement du modèle américain, que la démocratie est sans doute un modèle de l’ancien monde. Joe Biden, s’il est élu, n’arrivera-t-il pas trop tard pour reconstruire la culture démocratique américaine scrupuleusement mise en pièces par le 45e président américain ? Une chose est au moins certaine : ce n’est pas en fantasmant la tyrannie jaune que l’Amérique contribuera à soulager le peuple chinois du joug toujours plus implacable du pouvoir de Pékin. À ce train-là, le pire devient probable : le durcissement nationaliste de l’hyper-capitalisme post-communiste chinois et la régression économique, sociale et intellectuelle de l’Amérique.
Le mythe du milliardaire
Que serait un monde où les jeunes Chinois ne rêveraient plus que de figurer dans la liste Forbes des milliardaires et les jeunes Américains de venger leurs parents déclassés ou humiliés ? En ce jour faste du 8 septembre 2020 au petit matin, la fortune d’un ancien journaliste converti en hommes d’affaires à Hainan où il fonda Nongfu Spring en 1996 s’élevait à 59 milliards de dollars, dépassant de 2 milliards celle de Ma Huateng de Tencent et de 8 milliards celle de Jack Ma d’Alibaba.
Le secret du miracle ? Cumulée à sa participation dans Beijing Wantai Biological Pharmacy Enterprise, estimée à 10 milliards de dollars depuis son introduction à la bourse de Shenzhen en juin dernier, la valeur de sa participation dans Nongfu Spring (une entreprise qui détient un quart du marché chinois de l’eau en bouteilles) à son inscription à la bourse de Hong Kong avec une cote à 39,20 $ HK a fait de Zhong Shanshan l’homme le plus riche de Chine. Pour une journée au moins. Double bénéfice de la double cotation à la bourse de Shenzhen et de Hong Kong ! Un bel exemple de carpe qui a sauté par-dessus la porte du dragon, mais un exemple qui milite contre le modèle méritocratique scolaire puisque le milliardaire a dû abandonner l’école pendant la Révolution culturelle qui s’appliqua à détruire systématiquement l’élite intellectuelle de son pays. On comprend la rage de réussir quand on a connu l’enfer. Puisse la prochaine révolution culturelle chinoise être pacifique et permettre aux enfants de paysans de rêver à autre chose que figurer par tous les moyens dans la liste Forbes des milliardaires : ce qui semble mal parti, si l’on se fie aux études du professeur Liu Yunshun sur le blocage de la mobilité sociale et, conséquemment, sur la perte de confiance dans le modèle de la réussite par l’école.
Que serait un monde où les jeunes Chinois ne rêveraient plus que de figurer dans la liste Forbes des milliardaires et les jeunes Américains de venger leurs parents déclassés ou humiliés ?