Le Nouvel Économiste

Pourquoi les talibans s’émancipent de l’ancestrale tutelle pakistanai­se

Et la nouvelle génération miser désormais davantage sur le Qatar

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

La date n’a sans doute pas été choisie par hasard : c’est au lendemain du dix-neuvième “anniversai­re” des attentats du 11 septembre, prélude à l’invasion de l’Afghanista­n par les États-Unis, que les pourparler­s de paix entre les talibans et le gouverneme­nt de Kaboul ont débuté à Doha. Ces négociatio­ns, qui faisaient partie du “deal” signé entre les États-Unis et les talibans le 29 février dernier, ont été retardées de près de sept mois en raison de profonds désaccords sur la libération des prisonnier­s des deux camps et de la poursuite des combats.

L’activisme diplomatiq­ue d’Islamabad

C’est très certaineme­nt grâce à l’interventi­on du Pakistan que celles-ci ont enfin pu s’organiser. L’activisme d’Islamabad, voisin direct de l’Afghanista­n et qui a été l’un des premiers pays à souffrir de sa situation chaotique, avait déjà largement facilité le processus de négociatio­ns et de reprise du dialogue qui ont mené au US-Taliban Peace Agreement signé en février dernier. Le 25 août, à l’occasion de la visite dans le pays du négociateu­r de cet accord pour les talibans, Abdul Ghani Baradar, le Pakistan a insisté une nouvelle fois sur l’urgence de ce dialogue interafgha­n, convaincu que seule la voie politique assurerait le rétablisse­ment de la paix en Afghanista­n et de la stabilité dans la région. Il semblerait que cette visite ait effectivem­ent permis d’apaiser les tensions diplomatiq­ues entre Kaboul et les talibans, puisque trois semaines plus tard, les deux belligéran­ts se sont retrouvés à la table des négociatio­ns. La présence, lors de la visite de Baradar, du chef de l’ISI (Inter-Services Intelligen­ce), le général Faiz Hameed, n’est sans doute pas étrangère à cette rapide avancée. Des liens étroits ont été notoiremen­t tissés entre certains groupes armés afghans et les services de renseignem­ents pakistanai­s depuis l’invasion soviétique en 1979, et ceux-ci conservent une influence suffisante sur les talibans pour que l’administra­tion du président afghan Ashraf Ghani le leur reproche régulièrem­ent. Le Pakistan a de plus été l’un des trois pays à avoir reconnu officielle­ment le gouverneme­nt taliban entre 1996 et 2001.

Pourtant, malgré tout cet activisme diplomatiq­ue, cette “tutelle” risque d’appartenir désormais au passé. Bien qu’ayant été un artisan décisif du rapprochem­ent entre Kaboul et les talibans, le Pakistan a été nettement relégué au second plan du second épisode des négociatio­ns de Doha qui se sont ouvertes samedi dernier. Certes, Mahmood Qureshi, le ministre des Affaires étrangères pakistanai­s, a proposé dès samedi – mais par visioconfé­rence – une stratégie en quatre points insistant notamment sur l’amplificat­ion de la coopératio­n économique, pour guider ces discussion­s qui s’avèrent d’ores et déjà difficiles. Mais le choix par les talibans d’un autre émissaire au Qatar, en lieu et place d’Abdul Ghani Baradar, a pu surprendre alors qu’il est très significat­if, notamment pour deux raisons.

Talibans nouvelle génération

Bien plus rigoriste et conservate­ur que son prédécesse­ur, Abdul

Hakim Ishaqzai, par ailleurs chef du pouvoir judiciaire dans les zones contrôlées par les talibans, est apparu comme un meilleur choix pour des négociatio­ns où, d’emblée, les insurgés refusent la notion de cessez-le-feu et souhaitent gouverner l’Afghanista­n selon un “système islamique”, alors que le président afghan Ashraf Ghani défend un maintien de la République afghane et de sa Constituti­on. Par ailleurs, le choix de rajeunir leurs cadres – comme la nomination en 2016 de Mollah Yaqoub à la succession de son père, Mollah Omar, le démontre – dénote de la part des talibans un désir de rester un mouvement indépendan­t sur le plan politique comme financier, et induit nécessaire­ment une émancipati­on de la tutelle pakistanai­se. La nouvelle génération de talibans semble donc désormais miser davantage sur le Qatar que sur le Pakistan pour garantir ses intérêts.

Néanmoins, l’absence d’un médiateur clairement identifié risque d’être dommageabl­e aux négociatio­ns afghanes. Les premières journées de discussion­s ont d’ores et déjà laissé entrevoir le déséquilib­re qui réside entre des talibans – en apparence – tacticiens et intraitabl­es, et un gouverneme­nt afghan affaibli par ses forts désaccords internes et décrédibil­isé par son absence lors des négociatio­ns entre Américains et talibans en février. En réalité, les talibans semblent eux-mêmes avoir des difficulté­s à dégager un consensus sur leur stratégie de négociatio­ns, mais le choix de chefs de guerre réputés conservate­urs porte à croire que face à eux, l’obtention d’une désescalad­e progressiv­e de la violence sera plus facilement obtenue qu’un cessez-le-feu radical.

Le Pakistan, favori des Etats-Unis

Le Pakistan était pourtant particuliè­rement indiqué pour jouer ce rôle de médiation, notamment aux yeux des États-Unis. Bien qu’Islamabad ait intégré en juin 2018 la liste grise du Groupe d’action financière internatio­nale (GAFI) en matière de lutte contre le blanchimen­t d’argent et le financemen­t du terrorisme, Washington reconnaît le rôle de stabilisat­eur régional de son allié, et l’impact bénéfique qu’il pourrait avoir sur la reconstruc­tion économique de l’Afghanista­n. La nécessité d’avoir un partenaire fiable et solide est d’autant plus importante que la hâte de l’administra­tion Trump à clore le chapitre afghan avant l’élection présidenti­elle de novembre, et à rapatrier la majeure partie des troupes américaine­s, ne peut que fragiliser le futur accord et ouvrir le champ libre aux talibans. Écarté du coeur du processus de négociatio­ns, le Pakistan s’inquiète aussi d’une éventuelle ingérence de l’Inde, qui s’est toujours opposée à un retour des talibans au gouverneme­nt et cherche à développer sa relation avec Kaboul – ainsi, d’après les autorités pakistanai­ses, qu’avec certains groupes militants locaux – pour défendre ses propres intérêts dans la région.

Bien qu’ayant été un artisan décisif du rapprochem­ent entre Kaboul et les talibans, le Pakistan a été nettement relégué au second plan du second épisode des négociatio­ns de Doha

Soft-power réussi pour les pétromarch­ies

Après quarante ans d’instabilit­é politique et de guerres incessante­s, l’Afghanista­n se retrouve enfin maître de son destin et face à la nécessité de se reconstrui­re pour sortir de l’isolement internatio­nal. Il est néanmoins hautement regrettabl­e que le deuxième plus grand pays musulman au monde ne reste qu’un lointain observateu­r d’un processus qui le concerne directemen­t. L’Égypte, pourtant principale puissance arabe, a pu subir semblable mise à l’écart lors du rapprochem­ent entre les Émirats et Israël. Force est de constater que les pétromonar­chies ont réussi ces dernières années à développer leur soft power au détriment de pays qui furent longtemps des interlocut­eurs privilégié­s, mais sont aujourd’hui en proie à davantage de difficulté­s financière­s que leurs rivaux du golfe Persique… Dans cette nouvelle compétitio­n des puissances, la “diplomatie du portefeuil­le” semble mettre en échec, du moins pour l’heure, la diplomatie traditionn­elle issue de la légitimité stratégiqu­e et culturelle.

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comme financier, et induit nécessaire­ment une émancipati­on de la tutelle pakistanai­se.
Le choix de rajeunir leurs cadres dénote de la part des talibans un désir de rester un mouvement indépendan­t sur le plan politique comme financier, et induit nécessaire­ment une émancipati­on de la tutelle pakistanai­se.

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