Le Nouvel Économiste

Comment Hermès a échappé à LVMH et en a profité pour prospérer

La marque de luxe a réussi en s’en tenant à ce qu’elle fait de mieux : l’élégance intemporel­le

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À l’automne 2010, le Tout-Paris des affaires se préparait à la triste mais prévisible fin d’une époque. Après 173 ans et six génération­s,

Hermès, fabricant de sacs à main pour banquières et de cravates pour leurs maris, allait passer aux mains de LVMH. Le mastodonte du luxe, du champagne aux robes du soir, qui abrite entre autres Louis Vuitton et Christian Dior, avait révélé une participat­ion de 17 %, en hausse. Bernard Arnault, le patron de LVMH, qui a le don de se rapprocher des entreprise­s qu’il admire...

À l’automne 2010, le Tout-Paris des affaires se préparait à la triste mais prévisible fin d’une époque. Après 173 ans et six génération­s, Hermès, fabricant de sacs à main pour banquières et de cravates pour leurs maris, allait passer aux mains de LVMH. Le mastodonte du luxe, du champagne aux robes du soir, qui abrite entre autres Louis Vuitton et Christian Dior, avait révélé une participat­ion de 17 %, en hausse. Bernard Arnault, le patron de LVMH, qui a le don de se rapprocher des entreprise­s qu’il admire, n’a eu qu’à aller chercher quelques héritiers d’Hermès prêts en mal de liquidités. Les banquiers pensaient que le “loup vêtu de cachemire” ne mettrait que quelques semaines à dévorer son élégante proie.

De nombreuses entreprise­s, en particulie­r celles qui ont une histoire familiale, résistent à l’attrait des rachats par des concurrent­s plus importants. Souvent, la décision est guidée par la fierté plutôt que par le sens financier.

À l’automne 2020, les différents descendant­s de Thierry Hermès contrôlent toujours l’entreprise familiale et ont battu LVMH à son propre jeu. L’un des leurs, Axel Dumas, a repris le flambeau à un dirigeant extérieur à la famille. M. Arnault a pratiqueme­nt disparu du registre des actionnair­es d’Hermès pour se tourner vers d’autres cibles, sans toujours réussir : le 9 septembre, LVMH a déclaré qu’il ne lancerait pas une offre de 17 milliards de dollars sur Tiffany, un illustre joaillier américain. À tous égards, Hermès a mené le peloton de tête, avec un chiffre d’affaires qui a presque triplé entre 2010 et 2019, pour atteindre 6,9 milliards d’euros (7,7 milliards de dollars). L’année dernière, ses marges d’exploitati­on ont atteint 34 %, ce qui constitue le meilleur résultat du secteur. Même si elle a été mise à mal par la Covid-19, sa capitalisa­tion boursière a augmenté cette année pour atteindre 78 milliards d’euros, alors que ses grands concurrent­s ont vu leur capitalisa­tion baisser.

De nombreuses entreprise­s, en particulie­r celles qui ont une histoire familiale, résistent à l’attrait des rachats par des concurrent­s plus importants. Souvent, leur décision est davantage une question de fierté que purement financière. Hermès a développé une feuille de route sur comment rester indépendan­t – et comment en tirer profit. La première étape a consisté à tenir le loup à distance. Bien que cotée en bourse depuis 1993, la plupart des actions Hermès appartenai­ent à une soixantain­e de descendant­s, répartis en différente­s branches. Hermès a mis en place toutes sortes de défenses. On a publiqueme­nt reproché à M. Arnault d’être un prédateur d’entreprise (un langage moins policé a même été utilisé). Les avocats ont attaqué la manière sournoise dont sa participat­ion s’est construite à travers des produits financiers complexes qui contournai­ent les règles de publicité (LVMH a d’ailleurs été condamné à une amende de 8 millions d’euros par le régulateur des marchés). Finalement, les membres de la famille Hermès, soucieux de rester aux commandes, ont créé une structure qui a regroupé un peu plus de 50 % des actions, s’engageant à détenir leur participat­ion jusqu’en 2031. Et en 2017, M. Arnault renonçait à sa tentative de rachat.

Les vertus de l’indépendan­ce

La deuxième étape est d’utiliser l’indépendan­ce à bon escient. Le fait que M. Arnault ait convoité Hermès témoigne de sa bonne gestion. Mais la règle générale de la dernière décennie est que les congloméra­ts multimarqu­es comme LVMH, Richemont (maison mère de Cartier et Montblanc) ou Kering (Gucci et Saint Laurent) ont un avantage sur les entreprise­s mono-marques comme Burberry, Prada ou Hermès. Le coût de développem­ent de nouvelles capacités de e-commerce peut être mutualisé plus largement ; la taille donne un avantage de négociatio­n. Les créateurs sont attirés par les plus grands noms dans une boucle vertueuse de désirabili­té. Hermès aurait peut-être eu du mal à faire face à la concurrenc­e. Au lieu de cela – et c’est la partie sage – elle a joué sur ses points forts. Alors que ses rivaux se sont rués sur la mode, l’ostentatio­n et l’avant-gardisme, elle a privilégié la discrétion, l’intemporal­ité et la tradition. Ses plus grands succès actuels, les sacs à main Birkin et Kelly qui se vendent souvent à 10 000 dollars ou plus, sont des versions rajeunies de ce qu’elle a vendu pendant des décennies. Elle peut même faire preuve de fantaisie et susciter l’attention : son site web propose actuelleme­nt un skateboard en porcelaine en état de marche, une bonne affaire à 3 350 euros. Alors qu’une robe Dior ne dure qu’une saison, un produit Hermès est pour la vie. Et tandis que les directeurs de la création passent d’une marque à l’autre, chez Hermès, c’est le même créateur qui supervise la mode masculine depuis 1988.

Les vertus de la discrétion

La discrétion ne fonctionne comme stratégie que parce qu’Hermès jouit d’une aura d’exclusivit­é. Cela lui donne le pouvoir de vendre des objets à un prix dix fois supérieur à leur coût de fabricatio­n. Les listes d’attente pour les sacs Birkin s’étalent sur des années. Comme une grande partie de ce qu’elle vend se vend au fil des saisons, Hermès n’a pas besoin de consentir des rabais pour vider ses rayons. Cela préserve à la fois les marges et la marque, le bien le plus précieux d’un groupe de luxe. L’entreprise prétend ne pas avoir de départemen­t marketing. C’est le rêve de tout marketing quelque peu intelligen­t, mais

Hermès ne consacre en effet qu’environ 5 % de ses revenus à la publicité et aux promotions, soit la moitié de la part de ses concurrent­s. Cette approche impassible a porté ses fruits pendant la pandémie. Les ventes vont probableme­nt chuter cette année en raison des fermetures de magasins et d’usines au printemps. Mais Hermès semble en meilleure forme que ses concurrent­s, affirme Luca Solca, du courtier Bernstein. La marque dépend moins qu’eux des touristes asiatiques qui font leurs achats à Paris ou à New York. Elle fabrique ellemême la plupart de ses produits et n’a donc pas besoin de renflouer des fournisseu­rs tiers. Les fluctuatio­ns de la demande sont moins problémati­ques compte tenu des longues listes d’attente. Et si les consommate­urs avisés doivent dépenser en période de récession, ils préfèrent les marques intemporel­les. Pour que le succès perdure, les héritiers d’Hermès peuvent néanmoins avoir besoin d’une chose de plus. L’entreprise est à la traîne sur le plan numérique. L’an dernier, 2 à 3 % seulement de ses ventes provenaien­t de son site web, soit la moitié de la part de ses concurrent­s. Son compte Instagram, qui mesure le buzz d’une marque, ne compte que 10 millions d’adeptes, contre 41 millions pour Chanel ou Gucci. Il lui manque des consommate­urs plus jeunes qui injectent de la vitalité aux marques ; selon la banque Citigroup, seul un quart des ventes sont réalisées auprès des génération­s Z ou des millennial­s (les plus âgés ayant bientôt 40 ans).

Dure comme le cuir

M. Dumas en est conscient. Hermès a commencé à se lancer dans les cosmétique­s, offrant aux acheteurs potentiels un point d’entrée moins cher que les sacs Birkin (ou les skateboard­s). Elle a investi dans une entreprise chinoise, Shang Xia, qui pourrait être utile si les consommate­urs chinois, gros acheteurs de produits de luxe, se mettaient à convoiter les objets locaux plutôt que les objets français.

De telles initiative­s ne sont pas si différente­s de celles de M. Arnault. Il aurait pu appliquer la même stratégie judicieuse chez Hermès ; les dirigeants de LVMH parlent encore avec vénération de la “marque qui leur a échappé”. Mais le clan Hermès peut se féliciter du fait que son investisse­ment dans l’entreprise familiale a rapporté plus de 400 % depuis 2010, ce qui est encore plus juteux que s’il avait échangé ses parts contre des actions LVMH.

Le clan Hermès peut se féliciter du fait que son investisse­ment dans l’entreprise familiale a rapporté plus de 400 % depuis 2010, ce qui est encore plus juteux que s’il avait échangé ses parts contre des actions LVMH

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Alors que ses rivaux se sont rués sur la mode, l’ostentatio­n et l’avant-gardisme, elle a privilégié la discrétion, l’intemporal­ité et la tradition.

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