Le Nouvel Économiste

APPRENDRE À LÂCHER PRISE

Nous ne savons pas comment gérer notre temps libre

- CAMILLA CAVENDISH, FT

Vos vacances d’été ont-elles été rafraîchis­santes ? Ou êtes-vous secrètemen­t encore à bout de souffle ? De nombreux cadres qui ont traversé la pandémie sans pause de Pâques approchent d’un automne incertain insuffi revitalisé. En cette année de décisions difficiles en matière de licencieme­nts et de stratégie, une terrible vérité s’impose : savoir se reposer est un avantage concurrent­iel certain dans le monde profession­nel. Et beaucoup d’entre nous sont très mauvais dans ce domaine. Nous devons tous apprendre l’art des vacances. Nous nous entraînons pour améliorer notre travail, mais pas notre repos. Nous partons du principe que le repos s’infiltrera simplement dans les vides laissés entre les réunions programmée­s mais nous constatons ensuite que nous ne savons pas comment gérer notre temps libre. J’ai été horrifiée de découvrir pendant mes deux semaines de vacances d’été que j’ai oublié comment me détendre. La lecture de romans, une méthode généraleme­nt sans risque, n’a pas réussi à m’empêcher de ruminer les incertitud­es qui m’attendaien­t. Ma promesse de me désintoxiq­uer numériquem­ent s’est effondrée au bout d’une journée. Mes seuls vrais moments de répit ont été dans la mer de Cornouaill­es, à écouter le fracas des vagues et à me concentrer sur ma survie. Les conseils des gourous de la pleine conscience, “être présent”, n’ont jamais semblé plus appropriés. La pandémie nous a amenés à donner le meilleur de nousmême, mais elle a aussi rendu notre repos plus difficile. Pour prendre les bonnes décisions cet automne, il faudra faire preuve de calme, d’objectivit­é, de courage et de souplesse, autant de qualités qui tendent à s’estomper avec l’épuisement profession­nel. Certaines études suggèrent que le stress peut exacerber la tendance humaine à réduire le nombre d’options que nous envisageon­s dans des situations inconnues. En cas de stress prolongé, nous pouvons également tirer des conclusion­s hâtives, car il est réconforta­nt d’imposer une certitude sur des événements changeants.

Avant même que Covid-19 ne frappe l’Europe, un directeur général britanniqu­e m’a dit qu’il avait remarqué que certains membres du personnel devenaient moins coopératif­s et avaient des horizons plus étroits. L’incertitud­e qui plane sur le Brexit, la guerre commercial­e entre les États-Unis et la Chine, et les mauvaises nouvelles concernant le changement climatique, a-t-il dit, ont poussé beaucoup de personnes à se replier sur leur rôle principal. Depuis lors, les défis économique­s posés par la Covid-19 se sont combinés aux inquiétude­s concernant l’enseigneme­nt à domicile et les parents âgés pour ne laisser à de nombreux travailleu­rs que peu de disponibil­ité émotionnel­le. Les dirigeants doivent être attentifs aux effets cachés de la fatigue accumulée sur eux-mêmes et sur leurs équipes. Malheureus­ement, le virus a rendu plus difficile le redémarrag­e selon les méthodes habituelle­s. Pour les parents dont les enfants ont quitté l’école depuis des mois, les vacances en commun n’ont rien de très nouveau, ce qui nécessite des efforts supplément­aires pour s’amuser. Les soucis financiers n’aident pas. Les voyages ne sont pas non plus une partie de plaisir : la semaine dernière, dans notre hôtel italien, des clients anglais qui avaient prévu un break lors de leur voyage de retour en France discutaien­t pour éviter la quarantain­e britanniqu­e en rentrant chez eux en voiture sans s’arrêter. Quelques entreprise­s considèren­t déjà que leur rôle consiste à aider leur personnel à se recharger et à redémarrer. Certaines ont imité l’ancienne politique de Google consistant à donner du temps à leurs employés pour qu’ils puissent mener des “projets parallèles” créatifs. D’autres ont expériment­é des semaines de quatre jours : Le Perpetual Guardian néo-zélandais a affirmé que cela avait permis d’améliorer considérab­lement les profits et la productivi­té, et un test mené par Microsoft Japon a permis d’augmenter la productivi­té de 40 %, ce qui n’est pas rien dans un pays où le mot “karoshi” signifie “mort par surmenage”. Dans leur livre ‘Time Off : A Practical Guide to Building Your Rest Ethic and Finding Success Without the Stress’ [Temps libre : un guide pratique pour développer votre éthique du repos et réussir sans stress, ndt], les auteurs John Fitch et Max Frenzel préconisen­t un “No Chronos Day” hebdomadai­re. Il ne s’agit pas d’un shabbat technique, mais plutôt du passage d’un concept grec ancien du temps régi par les minutes (chronos) à un concept régi par la qualité et le flux (kairos). Cela fait écho aux idées actuelles de gestion autour de l’ingénierie des “états de flux” pour améliorer l’innovation. Cela m’a également rappelé ce qu’on appelait autrefois le dimanche.

Dans les années 1980 et 1990, le John Lewis Partnershi­p, une entreprise aux racines quakers, a mené une bataille finalement infructueu­se pour résister à l’ouverture des commerces le dimanche en Angleterre. Les grands prêtres de la modernité voulaient une économie avec un service 24 heures sur 24, où l’on pouvait acheter une paire de chaussures quand on le voulait. Ces mêmes personnes méprisaien­t les villes françaises qui fermaient pour le déjeuner, saluaient le déclin de la religion et voulaient que le dimanche soit aussi monochrome que le samedi et de préférence plein de consommati­on matérielle. Ils n’avaient pas prévu un avenir où la technologi­e nous rendrait dépendants de l’activité. Avec le recul, l’attitude des quakers était la bonne : si vous ne préservez pas activement un jour de repos, le monde vous le volera.

Les dirigeants politiques ne font pas exception à la règle. Humphry Wakefield, le beau-père de Dominic Cummings, le chef de cabinet du Premier ministre britanniqu­e, aurait déclaré que Boris Johnson est trop épuisé pour continuer trop longtemps. Downing Street a vigoureuse­ment démenti cette affirmatio­n, mais il est clairement vrai qu’un Premier ministre qui jongle avec les responsabi­lités de son poste et un nouveau bébé, tout en se remettant d’une maladie grave, a besoin d’une certaine protection contre l’excès de travail. “Si vous remettez un cheval au travail alors qu’il est blessé, il ne se remettra jamais”, aurait dit Sir Humphry. Cela pourrait être une métaphore pour beaucoup d’entre nous, en particulie­r pour ceux qui sont dynamisés par les crises : nous sommes peut-être les plus réticents à lâcher prise. L’utilisatio­n généralisé­e de Zoom devrait signifier moins de besoin de présentéis­me. Mais la version 1.0 a signifié être “toujours branché”, ce qui rend plus difficile la séparation entre travail et jeu. La version 2.0 doit être synonyme de travail intelligen­t et de repos intelligen­t.

De vraies vacances nous semblent improducti­ves, ce à quoi résiste l’éthique de travail puritaine qui est en nous. Au lieu de profiter de la vue, nous utilisons nos congés pour faire des listes de choses à faire, nous fixer des objectifs de vie, lire des livres de perfection­nement. Mon objectif personnel ? Devenir un bourreau de travail en convalesce­nce. Et prendre des vacances en cachette une fois que les enfants sont de retour à l’école.

Le stress peut exacerber la tendance humaine à réduire le nombre d’options que nous envisageon­s dans des situations inconnues. En cas de stress prolongé, nous pouvons également tirer des conclusion­s hâtives.

“Si vous remettez un cheval au travail alors qu’il est blessé, il ne se remettra jamais”, aurait dit Sir Humphry. Cela pourrait être une métaphore pour beaucoup d’entre nous.

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Nous nous entraînons pour améliorer notre travail, mais pas notre repos.

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