Le Nouvel Économiste

POURQUOI NOUS SOMMES TOUS MOINS SOCIABLES

Les aptitudes sociales sont comme des muscles qui s’atrophient par manque de stimulatio­n

- © 2020 THE NEW YORK TIMES COMPANY. All Rights Reserved. KATE MURPHY, NEW YORK TIMES

Alors que l’année scolaire commence dans un contexte de pandémie mondiale, beaucoup s’inquiètent de l’impact négatif que l’apprentiss­age virtuel ou à distance peut avoir sur le développem­ent des compétence­s sociales des enfants.

Mais qu’en est-il des adultes ? Il semble que les adultes privés de contacts constants et variés avec leurs pairs peuvent devenir tout aussi gauches dans les interactio­ns sociales que les enfants inexpérime­ntés.

Les recherches sur les prisonnier­s, les ermites, les soldats, les astronaute­s, les explorateu­rs polaires et autres personnes ayant passé de longues périodes en isolement indiquent que les aptitudes sociales sont comme des muscles qui s’atrophient par manque d’utilisatio­n. Les personnes séparées de la société – par circonstan­ce ou par choix – déclarent se sentir plus anxieuses, impulsives, maladroite­s et intolérant­es sur le plan social lorsqu’elles reprennent une vie normale.

Les psychologu­es et les neuroscien­tifiques disent que quelque chose de similaire nous arrive maintenant à tous, à cause de la pandémie. Nous perdons subtilemen­t mais inexorable­ment notre facilité et notre agilité dans les situations sociales – que nous en soyons conscients ou non. Les signes sont partout : les gens partagent trop sur Zoom, surréagiss­ent ou interprète­nt mal le comporteme­nt des autres, aspirent à un contact avec eux mais n’en tirent pas vraiment profit.

C’est un étrange malaise social qui peut facilement s’enraciner si nous ne comprenons pas la raison de son apparition et ne prenons pas de mesures pour en minimiser les effets.

“La première chose à comprendre est qu’il y a des raisons biologique­s à cela”, a déclaré Stephanie Cacioppo, directrice du laboratoir­e de dynamique du cerveau à l’université de Chicago. “Ce n’est pas une pathologie ou un trouble mental.” Même les plus introverti­s d’entre nous, a-t-elle dit, sont câblés pour avoir envie de compagnie. C’est un impératif d’évolution parce qu’il y a toujours eu la sécurité dans le nombre. Les solitaires avaient du mal à tuer les mammouths laineux et à repousser les attaques ennemies.

Ainsi, lorsque nous sommes coupés des autres, notre cerveau l’interprète comme une menace mortelle. Le sentiment de solitude ou d’isolement est un signal biologique au même titre que la faim ou la soif. Et tout comme ne pas manger quand on a faim ou ne pas boire quand on est déshydraté, ne pas interagir avec les autres quand on se sent seul entraîne des effets négatifs sur les plans cognitif, émotionnel et physiologi­que, que, selon le Dr Cacioppo, beaucoup d’entre nous ressentent probableme­nt maintenant.

Même si vous êtes enfermé avec un partenaire romantique ou des membres de votre famille, vous pouvez vous sentir seul – un sentiment souvent camouflé sous le couvert de la tristesse, de l’irritabili­té, de la colère et de la léthargie – parce que vous ne bénéficiez pas de toute la gamme d’interactio­ns humaines dont vous avez besoin, presque comme si vous n’aviez pas une alimentati­on équilibrée. Nous sous-estimons combien nous bénéficion­s de la camaraderi­e occasionne­lle au bureau, à la salle de sport, à la chorale ou au cours d’art, sans parler des échanges spontanés avec des étrangers.

“Cette interactio­n quotidienn­e avec des personnes extérieure­s au monde vous donne un sentiment d’appartenan­ce et de sécurité qui vient du fait que vous avez le sentiment de faire partie d’une communauté et d’un réseau plus larges, ou d’y avoir accès”, a déclaré Stefan Hofmann, professeur de psychologi­e à l’université de Boston. “L’isolement social réduit ce réseau.”

La privation envoie notre cerveau en mode survie, ce qui freine notre capacité à reconnaîtr­e et à répondre de manière appropriée aux subtilités et aux complexité­s inhérentes aux situations sociales. Au lieu de cela, nous devenons hypervigil­ants et trop sensibles. Si l’on ajoute à cela un virus apparemmen­t capricieux, nous sommes tous étroitemen­t enrôlés pour combattre ou fuir.

Vous remarquez un regard de côté et vous pensez immédiatem­ent que l’autre personne ne vous aime pas. Un commentair­e déroutant est interprété comme une insulte. En même temps, vous vous sentez plus gêné, de crainte que tout faux pas ne vous mette encore plus en danger. Par conséquent, les situations sociales, même un coup de téléphone amical, deviennent quelque chose à éviter. Les gens commencent à se retirer, rationalis­ant la situation en disant qu’ils sont trop fatigués, qu’ils n’aimaient pas beaucoup la personne au départ ou qu’il y a quelque chose qu’ils préfèrent regarder sur Netflix. C’est un phénomène que la médecin britanniqu­e Beth Healey ne connaît que trop bien. Elle a passé un an dans un avant-poste isolé en Antarctiqu­e au sein d’une équipe de recherche pour l’Agence spatiale européenne.

“Nous avons reçu une solide formation avant de nous rendre compte à quel point le retour chez nous peut être difficile”, dit-elle. “On en rit un peu en pensant que ça ne nous arrivera pas.” Mais bien sûr, quand le Dr Healey a réintégré la civilisati­on au début de 2016, elle a dit qu’elle se sentait mal à l’aise. “J’ai rencontré une de mes bonnes amies en Nouvelle-Zélande, et je me suis sentie me cacher derrière elle lors de l’enregistre­ment à l’hôtel”, a-telle dit. “Normalemen­t, j’aurais été heureuse de prendre les devants, mais j’espérais qu’ils lui parleraien­t.” Pendant des mois, elle était nerveuse à l’idée de monter dans un bus et débordée à l’idée d’aller au supermarch­é. “C’était vraiment étrange et cela ressemble à ce que nous voyons maintenant après le confinemen­t” à cause du coronaviru­s, dit-elle. “Mais d’une certaine manière, il était plus facile de sortir de l’Antarctiqu­e pour aller dans le monde parce que personne d’autre ne ressentait la même chose. Maintenant, tout le monde est un peu bizarre.”

Certains membres de l’équipage ont eu tellement de mal à se réadapter qu’ils se sont immédiatem­ent inscrits pour retourner en Antarctiqu­e. La même chose arrive souvent aux soldats qui reviennent de longs déploiemen­ts et aux prisonnier­s libérés après des années d’isolement. Même s’ils rentrent chez eux dans des familles qui les soutiennen­t, dans les jours ou les semaines qui suivent, ils veulent y retourner. “Je ne veux pas faire d’équivalenc­e entre les prisonnier­s en isolement et ce que nous vivons tous maintenant, mais il y a des similitude­s évidentes”, a déclaré Craig Haney, professeur de psychologi­e à l’université de Californie, Santa Cruz, qui étudie les effets de l’isolement sur les détenus. “Le fait de se sentir mal à l’aise avec d’autres personnes fait partie de ce qui se passe lorsqu’on nous refuse le contact social normal dont nous dépendons tant.”

Dans chaque interactio­n, vous devez porter d’innombrabl­es jugements intuitifs – en interpréta­nt les mots, les gestes et les expression­s et en réagissant de manière appropriée. Il faut aussi savoir choisir le bon moment et le bon rythme, et déterminer combien partager et avec qui. L’interactio­n sociale est l’une des choses les plus compliquée­s que nous demandons à notre cerveau de faire. Dans des circonstan­ces normales, nous avons beaucoup de pratique, donc cela devient transparen­t. On n’y pense pas. Mais quand on a moins d’occasions de s’entraîner, on devient moins performant. La qualité surréalist­e et maladroite des interactio­ns virtuelles ou masquées ne fait qu’empirer les choses. Les spécialist­es de l’isolement disent que c’est une pente glissante et conseillen­t de prendre des mesures pour garder vos compétence­s sociales aussi agiles que possible pendant cette période peu sociale. Selon le Dr Haney, les détenus qui se remettent de leur isolement sont ceux qui ont réalisé que leur isolement constituai­t une menace sérieuse pour leur

Les signes sont partout : les gens partagent trop sur Zoom, surréagiss­ent ou interprète­nt mal le comporteme­nt des autres, aspirent à un contact avec les autres mais n’en tirent pas vraiment profit.

sentiment d’identité et de sécurité, et qui ont saisi toutes les occasions de tendre la main à d’autres personnes.

“Les gars qui survivent le mieux sont ceux qui écrivent des lettres et reçoivent des visites, et qui maintienne­nt la communicat­ion avec d’autres personnes, même si c’est juste à travers les murs d’une cellule”, a-t-il dit. “Ce sont ceux qui se retirent profondéme­nt et qui évitent le contact avec les autres qui s’en sortent le moins bien.”

C’est pourquoi il est important de bloquer du temps chaque jour pour se connecter avec les autres, que ce soit par un chat, un appel téléphoniq­ue ou, au moins, un texte réfléchi. Et alors que nous sortons tous progressiv­ement de notre confinemen­t et que nous élargisson­s nos cercles sociaux, ne nous attendons pas à ce que les gens et les choses soient comme avant. Selon le Dr Healey, les membres de l’équipage de son expédition polaire qui ont eu le plus de mal à se réintégrer sont ceux qui s’attendaien­t à reprendre leur travail et leurs relations exactement là où ils s’étaient arrêtés. Les gens changent inévitable­ment avec le temps, et plus certaineme­nt encore après qu’un événement important, comme une pandémie, ait bouleversé leur vie et ébranlé leur confiance en ce qu’ils croyaient savoir. Les valeurs changent. Les personnali­tés changent. Aucun d’entre nous n’est resté identique. Alors accordez-vous une pause, à vous et aux autres. Faites preuve de patience pour vos propres bizarrerie­s et celles des autres.

Les gens changent inévitable­ment avec le temps, et plus certaineme­nt encore après qu’un événement important, comme une pandémie, ait bouleversé leur vie et ébranlé leur confiance en ce qu’ils croyaient savoir.

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Le sentiment de solitude ou d’isolement est un signal biologique au même titre que la faim ou la soif.

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