Le Nouvel Économiste

UN CLUB BIEN TROP PRIVÉ

L’investisse­ur ordinaire n’y est pas convié, ce qui va finir par poser problème

- MERRYN SOMERSET WEBB, FT RÉDACTEUR EN CHEF DE MONEYWEEK

Lorsque Jeff Bezos a introduit Amazon en bourse en 1997, la société avait trois ans. Il avait besoin de 50 millions de dollars et les marchés boursiers étaient le seul endroit pour les obtenir. Fin août, la société de commerce électroniq­ue The Hut Group a annoncé son intention de s’introduire en bourse au RoyaumeUni. L’entreprise a 14 ans. Elle cherche à lever un peu plus d’un milliard de dollars. Mais la raison de son introducti­on en bourse n’est pas de lever des fonds : elle a plutôt été motivée par une “demande de liquidités” de la part de ses bailleurs de fonds., en l’occurrence un fonds de capitalinv­estissemen­t. KKR détient en effet 19 % de l’entreprise. Ces deux cotations racontent l’histoire des 20 dernières années. Selon un rapport de Morgan Stanley, aux États-Unis, chaque année depuis 2009, les entreprise­s ont levé plus d’argent auprès d’investisse­urs privés que sur les marchés boursiers – Twitter a par exemple levé 800 millions de dollars en privé avant son introducti­on en bourse en 2013. Les entreprise­s sont aujourd’hui beaucoup plus rarement cotées en bourse et beaucoup plus tard, souvent après que leurs années de croissance ont été financées par des fonds de capital-investisse­ment. Dans les années 1990, l’âge moyen des entreprise­s cotées en bourse aux États-Unis était de 8 ans, il est aujourd’hui de 11 ans.

Il est évident que cela a son importance. Comme le dit Duncan Lamont, du fonds Schroders, “les marchés d’actions représente­nt le moyen le moins cher et le plus accessible pour les épargnants de participer à la croissance des entreprise­s”. Si on laisse dépérir les marchés boursiers, les investisse­urs ordinaires passeront à côté de cette croissance – d’autant plus que les entreprise­s non cotées en bourse sont souvent dans des secteurs à forte croissance. Avec le temps, si les meilleures entreprise­s ne sont pas cotées, les rendements des marchés boursiers risquent de diminuer. Si vous aviez investi 10 000 dollars dans Amazon en 1997, vous en auriez maintenant 12 millions. Certes, Amazon est une valeur aberrante, mais les petites entreprise­s à forte croissance ont un potentiel de gain extrême. Il serait opportun de suggérer que The Hut Group, plus mature, offre la même chose. Il y a ici des implicatio­ns en matière d’inégalité de création de richesses (si trop de croissance passe trop manifestem­ent hors marché dans les mains de trop peu de personnes) et sur l’acceptatio­n du capitalism­e par le public.

Sous la pression des fonds de pension

Qu’est-ce qui a motivé le passage au hors marché ? C’est en partie dû au fait que les entreprise­s sont des clients réticents. Le coût de la cotation en bourse a considérab­lement augmenté depuis les années 1990. Un exemple : le nombre de mots dans le dépôt annuel médian aux États-Unis est passé de 23 000 à 50 000. Il en va de même pour le contrôle public des dirigeants. Il n’est plus aussi facile, aussi peu coûteux ni aussi amusant qu’avant de diriger une société cotée en bourse. Toutefois, la véritable explicatio­n pourrait se trouver non pas du côté de l’offre, mais de la demande. Selon Morgan Stanley, l’explicatio­n la plus simple de ce changement extraordin­aire est la “demande des investisse­urs institutio­nnels”. Si vous gérez un fonds de pension, vous risquez de vous inquiéter du fossé béant entre l’actif et le passif. Aux États-Unis, les engagement­s de retraite non capitalisé­s pourraient atteindre 6 mille milliards de dollars. Au Royaume-Uni, le Fonds de protection des retraites note un déficit total de 200 milliards de livres pour les régimes de retraite à prestation­s définies. Il y a trois choses que les gestionnai­res peuvent pour faire face à ces problèmes Ils peuvent verser moins aux bénéficiai­res (personne n’est enthousias­te), ou essayer d’augmenter le rendement des actifs dont ils disposent. Tout le monde aime cette option, mais ce n’est pas aussi facile qu’avant.

Il suffit de regarder l’historique des 350 milliards de dollars détenus par le California Public Employees’ Retirement System (Calpers). Jusqu’au début des années 1990, les gestionnai­res pensaient qu’ils obtiendrai­ent un taux de rendement sur ces actifs inférieur à celui des bons du Trésor. Cela a rendu les choses plus faciles (il suffisait d’acheter des obligation­s, sans rien faire de plus). En 1992, le taux de rendement supposé était de 8,75 % et le rendement d’une obligation du Trésor à 30 ans était de 7,75 %. Ce n’était pas si facile, mais les gestionnai­res n’avaient besoin de trouver que 1 % de plus par an. Au début de cette année, les chiffres étaient respective­ment de 7 % et de 1,4 %. Vous voyez le problème. Calpers n’a pas d’autre choix – ou a le sentiment de ne pas avoir le choix – que de rechercher des rendements plus élevés. Cela aurait pu signifier autrefois de mettre plus d’argent dans les actions cotées en bourse. Ce n’est plus le cas : GMO prévoit une baisse de 4 à 6 % des actions américaine­s au cours des sept prochaines années. Cela pousse les gestionnai­res à se tourner vers le capital-investisse­ment. Ce n’est pas une dynamique qui va changer de sitôt. Les ressources du capital-investisse­ment atteignent des niveaux records. Et ce n’est pas tout. Le California State Teachers’ Retirement System a récemment augmenté son allocation au capital-investisse­ment de 9,4 % à 13 %. Près de la moitié des investisse­urs institutio­nnels récemment interrogés par BlackRock ont déclaré qu’ils recherchai­ent davantage de fonds de capital-investisse­ment. Les États-Unis viennent également de faciliter l’investisse­ment des particulie­rs dans le capitalinv­estissemen­t par le biais de leurs plans de retraite. Est-ce une bonne chose ? Difficile à dire. Il est prouvé que les rendements historique­s ont été plus élevés dans le secteur du capital-investisse­ment, et moins volatils aussi. Mais cette dernière tendance pourrait simplement refléter le fait que les gestionnai­res de fonds de capitalinv­estissemen­t peuvent utiliser l’illiquidit­é pour lisser les rendements. Quant aux rendements, ils pourraient ne pas survivre à la croissance rapide du secteur, qui a fait monter la concurrenc­e et les prix des entreprise­s non cotées (attention au risque de bulle).

Les investisse­urs ordinaires pourraient être tentés d’ignorer tout cela et de chercher à obtenir des rendements boursiers à l’ancienne sur des marchés plus récents. Le nombre d’entreprise­s cotées en bourse a peutêtre diminué aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, mais il a augmenté de manière significat­ive ailleurs – sur les marchés asiatiques par exemple. Malheureus­ement, cela ne sera pas suffisant. Les meilleures entreprise­s du monde entier resteront probableme­nt entre des mains privées pendant un certain temps. Pour les investisse­urs du monde entier, la promesse d’un investisse­ment en capital-investisse­ment alimenté par la dette vaut mieux que la certitude de ne trouver pratiqueme­nt rien ailleurs.

Depuis 2009, les entreprise­s ont levé plus d’argent auprès d’investisse­urs privés que sur les marchés boursiers – Twitter a par exemple levé 800 millions de dollars en privé avant son introducti­on en bourse en 2013.

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Il y a ici des implicatio­ns en matière d’inégalité de création de richesses (si trop de croissance passe trop manifestem­ent hors marché aux mains de trop peu de personnes) et sur l’acceptatio­n du capitalism­e par le public.

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