Le Nouvel Économiste

L’ESPOIR ILLUSOIRE DU ‘STAKEHOLDE­RISME’

La recherche de compromis entre les intérêts concurrent­s des parties prenantes est quasi impossible

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“Quand Walmart a-t-il acquis une conscience ?” La question, posée de manière approbatri­ce dans un titre du ‘Boston Globe’ l’année dernière, aurait fait se retourner Milton Friedman dans sa tombe. Dans un essai marquant du ‘New York Times Magazine’, dont le 50e anniversai­re est tombé le 13 septembre, l’économiste lauréat du prix Nobel a cherché dès le premier paragraphe à mettre en pièces toute notion selon laquelle les entreprise­s devraient avoir des responsabi­lités sociales. L’emploi ? La discrimina­tion ? La pollution ? De simples “mots-clés”, a-t-il déclaré. Seuls les hommes d’affaires peuvent avoir des responsabi­lités. Et leur seule responsabi­lité en tant que gestionnai­res, selon lui, est à l’égard des propriétai­res d’une entreprise, dont le désir “sera généraleme­nt de gagner le plus d’argent possible tout en se conformant aux règles de base de la société”. Il est difficile de trouver un ensemble de paragraphe­s plus percutants dans les annales du business.

Il est également difficile de trouver un meilleur exemple de leur incarnatio­n que Walmart. Coté en bourse l’année où l’article de Friedman a été publié, l’épicerie de la ville natale de Sam Walton est devenue la “bête de Bentonvill­e”, réputée pour ses prix bas, les passages à tabac de ses fournisseu­rs et le management directif de son personnel. Ses actionnair­es sont passés pour des bandits ; depuis le début des années 1970, le cours de son action a été multiplié par plus de 2 000, contre 31 pour l’indice S&P 500 des grandes entreprise­s. Pourtant, ces dernières années, l’entreprise s’est assagie. Elle défend désormais l’énergie verte et les droits des homosexuel­s. L’hommage du Globe est apparu peu après que Doug McMillon, son directeur général, ait réagi aux tirs sauvages dans les magasins Walmart en mettant fin à la vente de certaines munitions et en faisant pression sur le gouverneme­nt pour un meilleur contrôle des armes à feu. Cette année, il est devenu président de la Business Roundtable, une alliance de chefs d’entreprise américains qui déclarent vouloir abandonner la doctrine de Friedman sur la primauté des actionnair­es au profit des clients, des employés et autres parties prenantes.

Dans une Amérique partisane, déchirée par l’inégalité des sexes, des races et des revenus, un tel

“stakeholde­risme” [primauté donnée aux intérêts des parties prenantes, et non des actionnair­es, ndt] fait fureur. Mais il y a un retour en arrière. Pour célébrer le 50e anniversai­re de l’essai de Friedman, l’université de Chicago, son alma mater, a organisé un forum en ligne à la Booth School of Business, dans lequel les partisans de son credo ont fait valoir que le fait de donner trop de latitude aux patrons risque d’aggraver la situation des parties prenantes, et non de l’améliorer. Le noeud du problème, ont-ils souligné, est la quasi-impossibil­ité d’équilibrer les intérêts concurrent­s des parties prenantes d’une manière qui ne donne pas de pouvoirs divins aux managers (ce que Friedman a appelé le tout-en-un “législateu­r, exécutif et juriste”). Certains ont fourni des données utiles pour étayer leurs arguments.

Commençons par l’interdicti­on de la vente de munitions de Walmart – un pétard lancé sur l’un des sujets les plus conflictue­ls de l’Amérique. Le détaillant l’a présentée comme une simple mesure de sécurité, mais la National Rifle Associatio­n, un groupe de pression, a déclaré que Walmart était asservi aux “élites anti-armes” et a prédit que les clients le boycottera­ient. En effet, certains l’ont fait. Marcus Painter, de l’université de Saint Louis, a compilé les données des smartphone­s mesurant le trafic piétonnier avant et après les restrictio­ns. Il a constaté qu’en moyenne, les visites mensuelles des magasins Walmart dans les districts fortement républicai­ns ont diminué de 10 % par rapport aux magasins concurrent­s ; dans les zones fortement démocrates, elles ont augmenté de 3,4 %. En outre, le boycott républicai­n apparent s’est poursuivi pendant des mois. (Walmart n’a pas répondu aux demandes de commentair­es).

Il est possible que la position du détaillant ait contribué à gagner de nouveaux consommate­urs (peutêtre plus riches). Il se peut même qu’elle ait profité aux résultats de Walmart – et à ses actionnair­es. Mais elle a également montré que dans un contexte politique de plus en plus polarisé, ce qui est bon pour un ensemble de parties prenantes peut être fortement condamnabl­e pour un autre. Qu’il s’agisse de Hobby Lobby, une chaîne chrétienne de magasins d’artisanat de l’Oklahoma, qui refuse au personnel une assurance contracept­ive pour des raisons religieuse­s, ou de Nike qui soutient la décision d’un joueur de football américain de protester contre la brutalité policière, certaines parties prenantes s’opposeront toujours à ce qui est fait au nom des autres. Les compromis quotidiens deviennent plus nombreux. Un actionnair­e de General Motors qui est aussi un employé peut vouloir des salaires plus élevés plutôt que des profits plus importants ; un dollar dépensé pour la lutte contre la pollution peut être un dollar de moins dépensé pour la reconversi­on des travailleu­rs. Mais il est difficile d’évaluer les coûts et les avantages pour les différents groupes. Certains patrons prétendent pouvoir le faire, désireux de gagner les louanges du public et d’apaiser les politiques. Mais ce sont des intendants peu sincères, selon Lucian Bebchuk, Kobi Kastiel et Roberto Tallarita, de la faculté de droit de Harvard. Leur analyse des soi-disant statuts des circonscri­ptions électorale­s dans plus de 30 États, qui donnent aux patrons le droit de prendre en compte les intérêts des parties prenantes lorsqu’ils envisagent de vendre leur entreprise, donne à réfléchir. Elle a révélé qu’entre 2000 et 2019, les patrons n’ont pas négocié de restrictio­ns à la liberté de l’acheteur de licencier des employés dans 95 % des ventes d’entreprise­s publiques à des groupes de capitalinv­estissemen­t. Les dirigeants ont fait le lit des actionnair­es – ainsi que leur prore lit.

Les paroles ne valent rien

Une telle hypocrisie est monnaie courante. Aneesh Raghunanda­n de la London School of Economics et Shiva Rajgopal de la Columbia Business School ont affirmé plus tôt cette année que bon nombre des 183 entreprise­s qui ont signé la déclaratio­n de la Business Roundtable sur l’objet social n’avaient pas “joint le geste à la parole” au cours des quatre années précédente­s. Elles avaient commis plus de violations au respect de l’environnem­ent et du droit du travail que leurs homologues, et dépensaien­t plus en lobbying, par exemple. M. Bebchuk et d’autres affirment que l’“espoir illusoire” du stakeholde­risme pourrait aggraver la situation des parties prenantes en entravant les mesures politiques, telles que la réforme fiscale, la réglementa­tion antitrust et les taxes sur le carbone, s’il encourage le gouverneme­nt à donner allègremen­t aux dirigeants la liberté de réglemente­r leurs propres activités. Il est certain que les compromis sont également une partie inévitable du capitalism­e actionnari­al : entre les investisse­urs à court et à long terme, par exemple. Mais les parties prenantes sont plus nombreuses que les actionnair­es, ce qui nécessite d’équilibrer des intérêts plus disparates. En outre, en investissa­nt dans des fonds liés aux valeurs de l’entreprise ou en influençan­t directemen­t les conseils d’administra­tion, les actionnair­es peuvent montrer que leurs objectifs dépassent de plus en plus la maximisati­on des profits pour s’étendre au bien-être de la société au sens large. Les actionnair­es conservent la primauté, comme il se doit, mais ils sont libres d’exiger des compromis différents s’ils le préfèrent.

L’interdicti­on de la vente de munitions de Walmart a montré que dans un contexte politique de plus en plus polarisé, ce qui est bon pour un ensemble de parties prenantes peut être fortement condamnabl­e pour un autre

Il est certain que les compromis sont également une partie inévitable du capitalism­e actionnari­al : entre les investisse­urs à court et à long terme, par exemple. Mais les parties prenantes sont plus nombreuses que les actionnair­es, ce qui nécessite d’équilibrer des intérêts plus disparates.

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L’interdicti­on de la vente de munitions de Walmart a montré que dans un contexte politique de plus en plus polarisé, ce qui est bon pour un ensemble de parties prenantes peut être fortement condamnabl­e pour un autre.

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