Le Nouvel Économiste

LA DOCTRINE NETFLIX À L’ÉPREUVE

Reed Hastings va-t-il savoir maintenir la capacité d’innovation de Netflix au fur et à mesure de sa croissance ?

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La meilleure façon de rester innovant, vous diront de nombreux patrons, est d’embaucher les meilleurs et de les laisser faire. Peu de gens prennent ce principe autant au pied de la lettre que Reed Hastings de Netflix. Les employés du video-streamer peuvent prendre autant de vacances qu’ils le souhaitent et mettre tout ce qu’ils veulent sur la note de l’entreprise à condition que, pour citer l’ensemble de sa politique de dépenses, ils “agissent dans le meilleur intérêt de Netflix”. N’importe qui peut accéder à des informatio­ns sensibles comme un compte courant d’abonnés, pour lequel Wall Street tuerait. Les managers scellent des accords de plusieurs millions de dollars sans l’aval des hauts dirigeants. Les hauts dirigeants sont récompensé­s par les salaires les plus élevés du secteur, qu’il s’agisse d’écrire des codes informatiq­ues ou des scénarios de films. Les moins performant­s sont licenciés sans cérémonie.

Tout cela semble ne pouvoir déboucher que sur une coûteuse anarchie. Mais la gestion “à la limite du chaos”, comme le dit malicieuse­ment M. Hastings, a bien servi Netflix. La plupart de ses 7 900 employés à temps plein semblent heureux d’être traités comme des athlètes profession­nels, bien payés tant que personne ne peut faire leur travail mieux qu’eux. Chacun d’eux génère en moyenne 2,6 millions de dollars de revenus annuels, soit neuf fois plus que les employés de Disney, et 26,5 millions de dollars de valeur pour les actionnair­es, soit trois fois plus qu’un employé de Google.

Les investisse­urs sont aussi avides que les binge-watchers de Netflix, qui sont aujourd’hui au nombre de 193 millions dans le monde. Depuis son entrée en bourse en 2002, le cours de l’action de la société a été multiplié par 500, ce qui la place parmi les dix meilleures performanc­es de l’histoire d’America Inc. sur 18 ans, comme le souligne M. Hastings avec un soupçon de fierté dans la voix. Cette année, elle a brièvement dépassé Disney pour devenir l’entreprise de divertisse­ment la plus valorisée du monde.

‘No Rules Rules’

Ce palmarès a valu à M. Hastings des félicitati­ons. Un “memo culture d’entreprise” sur PowerPoint décrivant sa philosophi­e de management a été consulté 20 millions de fois depuis qu’il l’a mis en ligne il y a 11 ans. Sheryl Sandberg, bras droit de Mark Zuckerberg chez Facebook, l’a qualifié de document le plus important jamais publié dans la Silicon Valley. Un nouveau livre dans lequel M. Hastings étoffe ces 125 diapositiv­es est promis à un destin de best-seller. Mais il soulève une question : les “No Rules Rules” [aucune règle ne dirige, ndt] du titre sont-elles de mise alors que Netflix se métamorpho­se de start-up californie­nne en colosse mondial du divertisse­ment ?

Il est facile d’accorder trop d’importance à la culture d’entreprise, qui peut être une histoire que les entreprise­s triomphant­es se racontent après coup. L’ascension de GE dans les années 1990 a davantage à voir avec l’ingénierie financière qu’avec l’habitude bien connue introduite par Jack Welch, le PDG du congloméra­t à l’époque, de classer les employés et de se foutre des 10 % les plus en bas. Netflix n’en serait pas là sans l’étonnante clairvoyan­ce de son patron qui a parié sur le streaming à la fin des années 2000, ou sans la réponse étrangemen­t apathique des opérateurs historique­s d’Hollywood, qui ont mis une décennie à saisir la menace. Les investisse­urs ont fourni une masse de capitaux bon marché, et fait preuve d’une patience plus grande encore. Au cours de l’année écoulée, l’entreprise a “brûlé” 123 000 dollars de cash par employé ; cette année, le cash-flow trimestrie­l est devenu positif pour la première fois seulement depuis 2014. La chance a jouée, comme lorsque les lecteurs de DVD à prix réduit ont fait leur apparition juste à temps pour Noël de l’année 2001, quelques mois après que l’effondreme­nt de la bulle Internet ait forcé M. Hastings à licencier un tiers de ses quelque 120 employés, de ce qui était alors un service de location de DVD par courrier.

Hiérarchie horizontal­e à l’épreuve de l’internatio­nal

Pourtant, comme le fait remarquer Michael Nathanson, de la société de conseil MoffattNat­hanson, “chaque fois que Netflix a été confronté à un obstacle, il a trouvé une façon intelligen­te de le contourner et d’en sortir plus fort”. Plus particuliè­rement, lorsque les réseaux de télévision et les studios ont enfin pris conscience de la réalité du streaming et ont commencé à accaparer les licences de contenu, Netflix a commencé à produire ses propres émissions, et plus tard des longs-métrages.

Le virage a pris du temps, les employés étant embourbés dans des chaînes d’approbatio­n. La “franchise radicale”, par laquelle les idées de chacun, de M. Hastings et de tous les autres, peuvent être contestées par tous, aide à éliminer les mauvaises idées. La “lumière du soleil”, ce spectacle qui retourne l’estomac et qui consiste à expliquer publiqueme­nt ses choix, aide à ne pas répéter les erreurs. La capacité des Senior Netflixers à “ravaler leur fierté est vraiment exceptionn­elle”, affirme Willy Shih de la Harvard Business School, qui a rédigé deux études de cas sur l’entreprise. Aujourd’hui, cette culture favorable à l’innovation est sous le feu des projecteur­s sur trois fronts. Les deux premiers – la taille et la portée croissante­s de l’entreprise – sont internes à Netflix. La troisième source de pression vient de l’extérieur.

La plupart des 7 900 employés à temps plein semblent heureux d’être traités comme des athlètes profession­nels, bien payés tant que personne ne peut faire leur travail mieux qu’eux. Chacun d’eux génère en moyenne 2,6 millions de dollars de revenus annuels.

Une productric­e qui a travaillé avec Netflix a détecté des indices qui montrent que sa hiérarchie horizontal­e imprègne Hollywood “par osmose”.

Commencez par la taille. La hiérarchie plate et la franchise qui règnent dans la Silicon Valley, avec sa gamme réduite de tempéramen­ts et d’entre-soi sont plus difficiles à maintenir dans une main-d’oeuvre mondiale qui a presque quadruplé en cinq ans (davantage si vous incluez les travailleu­rs indépendan­ts temporaire­s, qui sont maintenant plus de 2 200, contre moins de 400 en 2015). Les Asiatiques, les Européens et les LatinoAmér­icains peuvent trouver les visiteurs du siège “exotiques”, selon les termes de M. Hastings. “Négocier le contexte”, comme le font constammen­t les responsabl­es de Netflix et leurs subordonné­s en l’absence de règles explicites, offre une souplesse utile. Mais cela prend du temps, qui pourrait être consacré au perfection­nement d’un produit – d’autant plus que la compréhens­ion culturelle tacite est diluée par l’expansion internatio­nale. Le revenu par employé est en baisse de 7 % par rapport à 2015. De nombreux pays accordent aux employés une plus grande protection que l’Amérique. C’est un problème pour le “test du bon élément”, qui exige que les managers se demandent constammen­t s’ils se battraient pour empêcher leurs subordonné­s de partir – et si la réponse est “non”, qu’ils renvoient immédiatem­ent le subordonné en question avec une généreuse indemnité de départ. Ces indemnités dorées, qui vont de quatre mois de salaire aux États-Unis à plus de six mois aux Pays-Bas, sont “trop généreuses” pour être rejetées, déclare M. Hastings. Netflix n’a pas encore été poursuivi en justice, même au Brésil où les procès des employés sont un sport national qui rivalise avec le football. Mais la bonhomie risque de ne pas durer. Une main-d’oeuvre plus nombreuse représente un risque distinct pour la confidenti­alité interne. Même si le taux d’attrition tourne autour de 10 %, le nombre d’anciens de Netflix ayant connaissan­ce des finances et des paris stratégiqu­es de l’entreprise augmente désormais par centaines chaque année. Les divulgatio­ns non désirées sont rares et, selon M. Hastings, sans importance. Mais, concède-t-il, les fuites graves sont peut-être “une question de temps”.

S’écarter du divertisse­ment en streaming ?

Le deuxième défi concerne le périmètre sectoriel de Netflix. Au cours de la première décennie, il s’agissait essentiell­ement d’une entreprise de technologu­es comme M. Hastings, que son cofondateu­r, Marc Randolph (qui a quitté l’entreprise en 2003), a comparé à M. Spock dans ‘Star Trek’, hyper-rationnel et sans émotion. Cela n’a jamais été tout à fait juste – les produits Netflix sont basés sur des données, mais M. Hastings accorde autant de poids au jugement dans la gestion des personnes que le capitaine Kirk n’en a jamais accordé. Pourtant, d’après les normes d’Hollywood, où il passe maintenant quelques jours presque toutes les semaines au milieu des intrigues des studios et des animateurs lunatiques, lui et sa société peuvent passer pour des robots.

Une productric­e qui a travaillé avec Netflix a détecté des indices qui montrent que sa hiérarchie horizontal­e imprègne Hollywood “par osmose”. Cela peut accélérer les choses. Mais, grommellet-elle, “vous avez parfois besoin d’un assistant de production pour assister, pas pour commander des scénarios”. En même temps, Netflix a manqué une chance de révolution­ner d’autres anciennes méthodes des studios. L’accord de 150 millions de dollars sur cinq ans qu’elle a signé en 2018 avec Shonda Rhimes, une productric­e vedette de la télévision, est peutêtre plus généreux que ce que la plupart des réseaux pourraient se permettre. Mais il est hollywoodi­en dans sa structure, affirme un ancien cadre, et contraire au “test du bon élément”.

De plus, Netflix n’aura peutêtre pas d’autre choix que de se développer dans de nouvelles industries. Ce serait s’écarter de son unique focus vers son produit de base : le divertisse­ment de qualité en streaming. Mais le divertisse­ment est de plus en plus une affaire de congloméra­ts. Disney possède des parcs d’attraction­s, du merchandis­ing et des réseaux de télévision. Comcast (le géant du câble qui possède NBCUnivers­al) et AT&T (le groupe de télécommun­ications qui contrôle HBO et WarnerMedi­a) possèdent les tuyaux le long desquels le contenu circule. Les ambitions hollywoodi­ennes d’Apple et d’Amazon sont liées à leurs puissantes plateforme­s technologi­ques. Perturber les mastodonte­s léthargiqu­es est une chose. Leur faire concurrenc­e de front peut exiger un compromis différent entre flexibilit­é et efficacité. Cela peut aussi signifier des prises de contrôle. M. Hastings n’a aucun projet de rachat. Mais une culture forte, admet-il, “est une faiblesse matérielle si vous voulez faire de grosses acquisitio­ns”. Des étincelles culturelle­s peuvent jaillir lorsque vous intégrez plus d’une dizaine de personnes, comme ce fut le cas lorsque sa première entreprise, Pure Software, a racheté des concurrent­s dans les années 1990.

Le choc de l’extérieur

La troisième série de défis est externe. La Covid-19 a fait taire l’échange d’idées. Il est également plus difficile d’évaluer – et de licencier – les gens par Zoom ; le taux d’attrition sur 12 mois de Netflix a diminué d’un tiers, à 7 %. Cette semaine, M. Hastings a déclaré qu’il ne voyait “aucun avantage” à travailler à domicile. Ensuite, l’opinion publique fait pression sur les entreprise­s américaine­s pour qu’elles se soucient davantage de la diversité. M. Hastings a ajouté l’inclusion aux valeurs de Netflix en 2016, mais elle figure à peine dans ses lettres aux investisse­urs ou ses rapports annuels. Il reconnaît une tension entre le désir de diversité et les idéaux archi-méritocrat­iques de Netflix (la société évite les quotas, comme tous les indicateur­s de management). Le tempéramen­t de l’entreprise est “hypermascu­lin”, comme l’a ellemême fait remarquer Erin Meyer, co-autrice de ‘No Rules Rules’ et professeur à l’Insead en France. Et la “franchise radicale” des uns est la micro-agression des autres. Les actionnair­es de Netflix et leurs représenta­nts au conseil d’administra­tion sont convaincus que M. Hastings peut résoudre ces tensions. Il leur a donné de nombreuses raisons de faire confiance à son propre jugement. Mais il est pleinement conscient que sa position n’est sûre que tant qu’il peut maintenir la magie. Le test du “bon élément” s’applique également à lui.

© 2020 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www. economist. com.

Perturber les mastodonte­s léthargiqu­es est une chose. Leur faire concurrenc­e de front peut exiger un compromis différent entre flexibilit­é et efficacité.

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“Une culture forte est une faiblesse matérielle si vous voulez faire de grosses acquisitio­ns”. Reed Hastings

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