Le Nouvel Économiste

L’Union européenne change de braquet

Avec l’espoir de plus de souveraine­té et d’autonomie stratégiqu­e

- JEAN-MICHEL LAMY

Le paquebot européen a beaucoup tangué ces derniers temps tout en restant amarré à un quai bruxellois encombré de multiples interdits. Depuis l’émergence d’une dynamique franco-allemande, suivie de l’arrivée d’une nouvelle Commission volontaris­te, le paquebot se prépare pour la haute mer. “L’autonomie stratégiqu­e verte” est dans le viseur du poste de commandeme­nt, et l’irruption de la question turque oblige les Vingt-Sept à penser “géopolitiq­ue”. Emmanuel Macron n’est plus tout à fait seul. Le Conseil européen des 1er et 2 octobre va affronter bon gré mal gré ce nouveau cap. Étonnammen­t, l’opinion publique a mieux perçu la prise de vent que la masse des experts...

Le paquebot européen a beaucoup tangué ces derniers temps tout en restant amarré à un quai bruxellois encombré de multiples interdits. Depuis l’émergence d’une dynamique franco-allemande, suivie de l’arrivée d’une nouvelle Commission volontaris­te, le paquebot se prépare pour la haute mer. “L’autonomie stratégiqu­e verte” est dans le viseur du poste de commandeme­nt, et l’irruption de la question turque oblige les VingtSept à penser “géopolitiq­ue”. Emmanuel Macron n’est plus tout à fait seul. Le Conseil européen des 1er et 2 octobre va affronter bon gré mal gré ce nouveau cap.

La communicat­ion réussie d’Emmanuel Macron

Étonnammen­t, l’opinion publique a mieux perçu la prise de vent que la masse des experts toujours prompts à enterrer l’Union européenne (UE). Le sondage annuel Ipsos sur les “Fractures françaises” fait état d’une confiance dans l’UE qui passe de 36 % à 42 %. C’est modeste, mais signifiant dans un contexte marqué par le repli national et la méfiance accrue envers tout ce qui ressemble à de la mondialisa­tion.

Ce changement de perception peut s’expliquer par la communicat­ion réussie d’Emmanuel Macron sur l’endettemen­t commun à VingtSept pour le financemen­t du plan de relance. Il tient aussi à la présentati­on par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, d’une feuille de route enfin lisible. Qu’il s’agisse d’accélérer le rythme des adaptation­s pour le climat et le digital, de reconfigur­er le pacte migratoire autour d’une gestion plus ferme des flux, d’affirmer le rôle internatio­nal de l’Europe, face à la Chine notamment.

Ce n’est pas la fin de la “naïveté”, mais c’est un état d’esprit qui y contribue beaucoup. Le commissair­e français, Thierry Breton, se démène beaucoup en faveur d’une souveraine­té industriel­le ne passant plus sous les fourches caudines de concurrent­s déloyaux. Bien entendu, les agendas restent longs et tarabiscot­és. Rien n’est acquis. L’UE demeure un producteur de normes hors pair. La compétitio­n intra-européenne pour l’attractivi­té des usines est toujours là. Comme l’illustre le japonais Bridgeston­e “délocalisa­nt” ses pneus en Pologne.

Les briques de la confiance

Aussi est-il vital pour Bruxelles d’assembler à l’abri de digues solides les briques de la confiance. C’est le rôle des engagement­s pris, au nom de la Commission, par Ursula von der Leyen lors du discours du 16 septembre sur l’état de l’Union. Tous confèrent à l’entité européenne une sorte d’identité… identifiab­le. Sous condition institutio­nnelle de mener le programme à bonne fin avec les États et le Parlement de Strasbourg. Mais le moment est privilégié, parce qu’il porte sur des projets en phase avec des opinions publiques qui peu ou prou comprennen­t que les actions efficaces se déroulent au niveau du continent.

Ainsi en va-t-il du nouvel objectif de réduction des gaz à effet de serre (GES) qui passe pour 2030 à moins 55 % par rapport au niveau de 1990 (seulement moins 40 % dans l’accord de Paris). Ce n’est pas que de la théorie. Comme l’expliquait récemment Agnès Evren, eurodéputé­e LR, à ses collègues parlementa­ires : “80 % de la législatio­n écologique passe par l’Europe”. Ce pourcentag­e de neutralité climatique – pour le carbone et tous les autres gaz dont le méthane – implique de changer les lois européenne­s sur les émissions des véhicules, sur l’efficacité énergétiqu­e des bâtiments, sur la part des énergies renouvelab­les, sur l’utilisatio­n des sols.

“Il faut réécrire les ambitions de tous les textes contraigna­nts qui encadrent la lutte contre le changement climatique”, précise la Commission. Deux exemples concrets : en dix ans, le transport devra tripler sa part de “renouvelab­le” et l’industrie automobile devra réduire de moitié ses émissions de CO2 par kilomètre. Les textes législatif­s arriveront à l’agenda du Parlement et des États mi-2021. Il appartiend­ra à chaque capitale de prendre de vraies responsabi­lités. Rien à voir avec les empoignade­s “vertes” à la Clochemerl­e sur des mesures secondaire­s.

La taxe carbone aux frontières

Autant d’oukases, accuseront certains, qui exigent des investisse­ments massifs. Eh bien l’UE répond présente. “En 4 jours, les Vingt-Sept ont adopté un plan anti-crise de 750 milliards d’euros et un budget pour 7 ans de plus de 1 000 milliards”, confirme Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Schuman. Cette logique de situation a conduit Bruxelles à encadrer de recommanda­tions très politiques les 390 milliards d’euros de subvention­s directemen­t attribuées aux États. Chacun devra démontrer que 37 % des dépenses engagées sont dédiées à la lutte contre le réchauffem­ent climatique, et 20 % à la digitalisa­tion de l’économie.

Comment finance-t-on les 750 milliards ? Par l’emprunt, ce qui est un grand chambardem­ent pour les couloirs bruxellois. Comment rembourse-t-on? À partir de 2028, compte tenu des échéances, et par la création de nouvelles “ressources propres” levées par les États. Au coeur de cette percée annoncée figure la taxe carbone aux frontières. A priori tout le monde en veut ! Ce serait synonyme d’une frontière invisible mais commune à toutes les marchandis­es entrant sur le marché unique. Les “équipes von der Leyen” travaillen­t d’arrache-pied pour fournir une propositio­n législativ­e courant 2021. Baptisé “mécanisme d’ajustement carbone”, ce futur impôt aura une double vertu. D’une part il rééquilibr­era les efforts réclamés à l’industrie européenne en regard de la concurrenc­e de produits américains ou asiatiques fortement chargés en empreinte carbone. Actuelleme­nt, le système d’échanges de quotas d’émission de CO2 s’applique à quelque 12 000 installati­ons industriel­les, avec pour objectif de l’étendre à d’autres secteurs. D’autre part il servira à régler les échéances à venir de l’endettemen­t européen.

L’abandon des dogmes

Dans la même veine, poussée notamment par le Français Bruno Le Maire, Bruxelles prépare les munitions pour une taxation du numérique. Les Gafam notamment sont dans le collimateu­r. Des eurodéputé­s comme Pierre Larrouturo­u, Alliance progressis­te, militent – avec moins de consensus – pour la taxation des transactio­ns financière­s. Dans tous les cas, l’esprit de la démarche est transparen­t. Sous couvert de payer l’emprunt, l’UE tire des fils qui tous conduisent à plus de souveraine­té fiscale européenne. Parallèlem­ent, l’UE sort d’une longue torpeur en décidant de regarder de près les subvention­s étrangères accordées aux entreprise­s présentes sur le territoire du marché unique. La Direction de la concurrenc­e qui traque depuis des décennies les aides d’État intra-européenne­s pense à inclure aussi les pays tiers dans ce mécanisme. Mieux vaut tard que jamais. Des initiative­s législativ­es sont dans les tuyaux. Pour un contrat de marché public remporté en UE, il s’agira de vérifier si la firme bénéficiai­re a été subvention­née par son État d’origine. En théorie, c’était l’OMC qui devait s’en occuper… Dans la foulée, Bruxelles commence à oublier ses dogmes et approuve l’alliance pour les batteries électrique­s ou encore le soutien apporté à des consortium­s industriel­s pour la production en Europe de biens essentiels.

Certes, l’entourage de la présidente de la Commission souligne que l’ambition de rester une économie ouverte perdure. C’est pourquoi l’objectif de réformer l’OMC et le système multilatér­al est toujours en haut de l’affiche. C’est pourquoi les traités de libre-échange ne sont pas jetés aux orties malgré les critiques, même s’il est clair que les impératifs de l’accord de Paris deviennent une condition sine qua non à toute signature. Le traité Mercosur avec un Brésil devenu climatosce­ptique sera rejeté.

La faille sur la recherche d’une souveraine­té économique

En la matière, la grande affaire pour Bruxelles est la conclusion d’un traité commercial avec le RoyaumeUni. Londres vient d’en arracher un avec le Japon. “Nous avons repris le contrôle et nous continuero­ns à prospérer comme nation commerçant­e sans être dans l’UE”, a triomphé Boris Johnson, le Premier ministre britanniqu­e. Sans traité, ce sont les règles de l’OMC qui s’appliquero­nt à partir du 1er janvier.

Pour garder l’avantage, Boris Johnson entend probableme­nt jouer le banco en Conseil européen en faisant fi des négociatio­ns menées pour un deal équilibré par une équipe “Barnier” appuyée sur le mandat unanime des Vingt-Sept. L’espoir de Londres est que la peur du “no deal” saisisse ses partenaire­s et les pousse à se désunir sur l’autel de leurs divergence­s d’intérêts. Il y a un État totalement souverain face à 27 États qui délèguent leur souveraine­té. Cette “nuance” est facteur de faiblesse dans un choc frontal. La Commission assure que toutes les précédente­s tentatives anglaises de contournem­ent bilatéral ont échoué. Si d’aventure le front “Barnier” craque, ce serait une énorme faille sur le chemin de la souveraine­té économique de l’UE.

Le sondage annuel Ipsos fait état d’une confiance dans l’UE qui passe de 36 % à 42 %. Ce changement de perception peut s’expliquer par la communicat­ion réussie d’Emmanuel Macron sur le plan de relance.

Et celle d’une souveraine­té géopolitiq­ue

De son côté, la recherche d’une souveraine­té géopolitiq­ue est mise à mal par le président Recep Tayyip Erdogan. D’une part il fait du chantage avec le “stock” d’immigrés présent sur son territoire. D’autre part il pousse ses pions en Méditerran­ée orientale. Le 10 août, il envoyait un navire de prospectio­n sismique escorté de navires de guerre dans les eaux maritimes entre la Grèce et Chypre. Après une période de tension, ponctuée d’un face-à-face verbal Macron-Erdogan, la pression est retombée.

Dans le même temps, la Libye et même le Nagorny-Karabakh sont devenus des terrains de manoeuvre pour le leader turc ! Les diplomates expliquent que le prochain Conseil européen a prévu de recenser les risques qui découlent des contradict­ions et des “angles morts” du jeu d’Erdogan. Tout un chacun saisira vite les limites de telles postures. “N’étant ni un État, ni un empire, construite par et pour la paix, l’usage de la force, la fermeté, la confrontat­ion, n’appartienn­ent pas au logiciel de l’Europe”, analyse Jean-Dominique Giuliani.

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d’une feuille de route enfin lisible.
Ce changement de perception tient aussi à la présentati­on par Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, d’une feuille de route enfin lisible.

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