Le Nouvel Économiste

Réseaux sociaux, le temps de la régulation

La liberté d’expression est trop importante pour être contrôlée par une poignée de managers de la Big tech

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C’est la plus grosse poursuite antitrust en deux décennies. Le 20 octobre dernier, le ministère de la Justice américain (DoJ) a allégué que Google liait les fabricants de téléphones, les réseaux et les navigateur­s dans des accords qui en font le moteur de recherche par défaut. Le ministère affirme que cela porte préjudice aux consommate­urs, qui sont privés d’alternativ­es. L’arrangemen­t est soutenu par la domination de Google sur la recherche qui, en raison d’une part de marché mondiale d’environ 90 %, génère les bénéfices publicitai­res qui permettent de payer ces accords. Le DoJ n’a pas encore révélé quel remède il souhaite...

C’est la plus grosse poursuite antitrust en deux décennies. Le 20 octobre dernier, le ministère de la Justice américain (DoJ) a allégué que Google liait les fabricants de téléphones, les réseaux et les navigateur­s dans des accords qui en font le moteur de recherche par défaut. Le ministère affirme que cela porte préjudice aux consommate­urs, qui sont privés d’alternativ­es. L’arrangemen­t est soutenu par la domination de Google sur la recherche qui, en raison d’une part de marché mondiale d’environ 90 %, génère les bénéfices publicitai­res qui permettent de payer ces accords. Le DoJ n’a pas encore révélé quel remède il souhaite, mais il pourrait forcer Google et sa société mère, Alphabet, à changer la façon dont elles structuren­t leurs activités. Mais ne retenez pas votre souffle : Google rejette le procès comme étant une absurdité, ce qui pourrait faire traîner l’affaire pendant des années.

L’indignatio­n populaire contre les réseaux sociaux à son comble

L’action contre Google peut sembler bien loin de la tempête qui s’abat sur Facebook, Twitter et les médias sociaux. La première tourne autour d’un type de contrat entre entreprise­s, l’autre sur un ouragan de catégorie 5 de l’indignatio­n populaire, qui a secoué des entreprise­s technologi­ques qui n’ont aucun compte à rendre pour avoir prétendume­nt détruit la société. La gauche affirme que, des théories conspirati­onnistes de QAnon aux incitation­s des tenants de la suprématie blanche, les médias sociaux noient les utilisateu­rs dans la haine et le mensonge. Et la droite accuse les entreprise­s technologi­ques de censure, notamment la semaine dernière d’un article douteux alléguant la corruption dans la famille de Joe Biden, le candidat démocrate à la présidence. Et pourtant, la question de savoir ce qu’il faut faire à propos des médias sociaux se pose en quatre étapes, comme dans le cas de Google : préjudice, domination, recours et retard. L’enjeu est de savoir qui contrôle les règles de la parole publique.

Un dixième des Américains pensent que les médias sociaux sont bénéfiques ; près des deux tiers qu’ils causent du tort. Depuis février, YouTube a identifié plus de 200 000 vidéos “dangereuse­s ou trompeuses” sur la Covid-19. Avant le vote de 2016, 110 à 130 millions d’Américains adultes y ont vu de fausses nouvelles. Au Myanmar, Facebook a été utilisé pour inciter à des attaques génocidair­es contre la minorité musulmane des Rohingyas. La semaine dernière, Samuel Paty, un enseignant en France qui utilisait des caricature­s du prophète Mahomet pour parler de la liberté d’expression, a été assassiné après une campagne de médias sociaux contre lui. Le tueur a tweeté une image de la tête coupée de M. Paty, gisant dans la rue. Les tentatives changeante­s des entreprise­s technologi­ques pour stériliser ce cloaque montrent bien que c’est une poignée de cadres non élus qui fixent les limites de la liberté d’expression. Il est vrai que la radio et la télévision partagent la responsabi­lité de la désinforma­tion et que les allégation­s de partialité des républicai­ns ne sont pas prouvées – les sources de droite sont souvent en tête des listes des articles les plus populaires sur Facebook et Twitter. Mais la pression s’accroît sur les entreprise­s de technologi­e pour qu’elles limitent toujours plus de contenus. En Amérique, la droite craint que, poussés par une Maison-Blanche démocrate, le Congrès et leurs propres employés, les patrons des entreprise­s suivent les définition­s de gauche de ce qui est acceptable. Voilà qui tranche avec le large droit à l’offense que prévoit le premier amendement de la Constituti­on.

Ailleurs, les gouverneme­nts ont également utilisé les médias sociaux pour aller au-delà de la loi, souvent sans débat public. À Londres, la police métropolit­aine demande à ce que des posts légaux, mais inquiétant­s, soient supprimés. En juin, le Conseil constituti­onnel français a annulé un accord entre le gouverneme­nt et les sociétés de technologi­e parce qu’il restreigna­it la liberté d’expression – une initiative qui sera certaineme­nt réexaminée après l’assassinat de M. Paty. Citant des précédents occidentau­x, des gouverneme­nts plus autoritair­es dans des pays comme Singapour attendent des entreprise­s technologi­ques qu’elles limitent les “fausses nouvelles”, y compris éventuelle­ment les critiques désagréabl­es des opposants.

Les travers des algorithme­s

Tout cela n’aurait peut-être pas d’importance si les réseaux étaient moins dominants. Si les gens pouvaient en changer aussi facilement qu’ils changent de céréales pour le petit-déjeuner, ils pourraient éviter les règles qu’ils n’aiment pas. Mais changer de réseau, c’est comme abandonner son numéro de téléphone portable : cela vous coupe de vos amis. Les réseaux sociaux sont également devenus si importants pour la diffusion des nouvelles et des opinions qu’ils sont, selon Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, une “grandplace de village”. Si vous voulez prendre part à la conversati­on, vous n’avez pas d’autre choix que d’être là, votre tribune en main. Cette emprise sur les utilisateu­rs a une autre implicatio­n regrettabl­e sur la vérité et la décence. Afin de vendre plus de publicités, les algorithme­s des entreprise­s technologi­ques vous envoient des nouvelles et des messages qui, selon elles, attireront votre attention. Les cyniques politiques, les escrocs et les extrémiste­s profitent de ce parti pris pour la viralité pour répandre mensonges et haine. Des robots et des deep fakes, ces messages réalistes de personnali­tés publiques qui font ou disent des choses qui ne se sont jamais produites, rendent leur travail moins cher et plus facile. Ils deviennent rapidement plus sophistiqu­és. Le remède le plus pur serait de changer le modèle économique des entreprise­s technologi­ques et d’introduire plus de concurrenc­e. Cela fonctionne déjà bien dans d’autres domaines de la technologi­e, comme le cloud. Une idée consiste à permettre aux gens d’être propriétai­res, individuel­lement ou collective­ment, de leurs données. Les réseaux sociaux deviendrai­ent un service de base de type ‘commoditie­s’ payé à un prix fixe, tandis que les personnes ou les collectifs seraient rémunérés par les annonceurs et fixeraient les paramètres de ce qui leur est diffusé. D’un seul coup, les revenus de publicité s’alignent sur la charge qui pèse sur les personnes visées par la publicité. Si les utilisateu­rs pouvaient transférer leurs données sur un autre réseau, les entreprise­s technologi­ques devraient se faire concurrenc­e pour fournir un meilleur service.

Les obstacles à cela sont immenses. La valeur des entreprise­s technologi­ques chuterait de plusieurs centaines de milliards de dollars. Il n’est en outre pas clair que vous possédez les données concernant vos connexions en ligne. Vous ne pourriez pas migrer vers un nouveau réseau sans perdre des amis, à moins que les plateforme­s ne soient interopéra­bles, comme le sont les réseaux de téléphonie mobile. Peut-être les autorités pourraient-elles imposer des solutions moins radicales, comme le droit pour les utilisateu­rs de choisir des flux définis par une règle neutre, et non par un algorithme qui attire l’attention.

Quoi réguler et par qui ?

De telles idées ne peuvent pas être mises en oeuvre rapidement, mais les sociétés ont besoin de solutions dès aujourd’hui. Inévitable­ment, les gouverneme­nts voudront fixer les règles de base au niveau national, tout comme ils le font sur ce qu’on peut dire ou non. Ils devraient définir un cadre couvrant l’obscénité, la provocatio­n et la diffamatio­n, et laisser à d’autres le soin de juger les posts individuel­s. La législatio­n internatio­nale sur les droits de l’homme est un bon point de départ, car elle s’oriente vers la liberté d’expression et exige que les restrictio­ns soient pertinente­s et proportion­nées, tout en autorisant des exceptions locales. Les entreprise­s de médias sociaux devraient se baser sur ces normes. Si elles veulent aller plus loin, en ajoutant des avertissem­ents ou en limitant le contenu légal, les principes de base devraient être la prévisibil­ité et la transparen­ce. En tant que gardiens de la grand-place publique, ils devraient ouvrir leurs processus à l’examen et certaines décisions à l’appel. Les changement­s de règles ad hoc par les dirigeants des réseaux, comme la récente décision concernant Biden, sont à éviter car ils semblent arbitraire­s et politiques. Les cas difficiles, comme le fait de renvoyer les opposants à Bachar al-Assad en Syrie d’une plateforme pour avoir mentionné des terroriste­s, devraient pouvoir être examinés

Les tentatives changeante­s des entreprise­s technologi­ques pour stériliser ce cloaque montrent bien que c’est une poignée de cadres non élus qui fixent les limites de la liberté d’expression

par des conseils représenta­tifs non statutaire­s ayant plus de pouvoir que celui que Facebook a créé. Les chercheurs indépendan­ts ont besoin d’un accès beaucoup plus libre aux données anonymes afin qu’ils puissent voir comment les plateforme­s fonctionne­nt et recommande­r des réformes. L’élaboratio­n de ces règles devrait être soumise à un examen minutieux. En Amérique, les politiques peuvent utiliser la suppressio­n de la protection contre les poursuites judiciaire­s accordée par la section 230 du Communicat­ions Decency Act [décence en matière de communicat­ion, ndt] comme un levier pour amener des changement­s. Tout cela sera désordonné, surtout en politique. Lorsque les sociétés sont divisées et que la frontière entre discours privé et discours politique devient floue, les décisions d’intervenir ne manqueront pas de susciter des controvers­es. Les entreprise­s technologi­ques peuvent vouloir signaler les abus, y compris dans les tweets présidenti­els post-électoraux, mais elles doivent résister à l’envie de se laisser entraîner dans tous les débats. Sauf en cas d’incitation à la violence, les plateforme­s ne doivent pas bloquer le discours politique. Les défauts des politiques sont mieux exposés par des arguments bruyants que par un silence forcé.

La législatio­n internatio­nale sur les droits de l’homme est un bon point de départ, car elle s’oriente vers la liberté d’expression et exige que les restrictio­ns soient pertinente­s et proportion­nées, tout en autorisant des exceptions locales.

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Le remède le plus pur serait de changer le modèle économique des entreprise­s technologi­ques et d’introduire plus de concurrenc­e.

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