Le Nouvel Économiste

ALEX KARP, UN CEO PEU ORTHODOXE

Le patron de l’entreprise spécialisé­e dans la surveillan­ce est décidément un personnage peu orthodoxe

- RICHARD WATERS, FT

Il n’y a pas grand-chose de convention­nel chez Alex Karp, CEO de Palantir, la société de Big data qui est devenue une bête noire des militants pour le respect de la vie privée et des libertés publiques à cause de son travail pour l’améliorati­on de la sécurité nationale.

Ancien investisse­ur ayant suivi une formation en philosophi­e auprès du célèbre philosophe allemand Jürgen Habermas, il dirige aujourd’hui une entreprise technologi­que à la pointe de l’analyse des données et de l’intelligen­ce artificiel­le. Il se décrit comme un progressis­te, mais sa société a été critiquée pour avoir fourni aux gouverneme­nts des technologi­es qui pourraient être utilisées pour exercer un contrôle excessif sur les citoyens.

À la tête de l’une des entreprise­s technologi­ques privées américaine­s les plus surveillée­s, M. Karp a souvent dédaigné l’idée de la rendre publique et prétend ne pas s’intéresser beaucoup à l’enrichisse­ment personnel. Mais il a finalement fait le grand saut le 30 septembre, et sa propre participat­ion valait un peu moins d’un milliard de dollars à la fin de sa première semaine de cotation. Palantir a fait ses débuts à Wall Street 17 ans après sa création, pour donner aux employés de longue date et aux autres investisse­urs une chance de rendre liquide leur participat­ion. Même si la technologi­e de l’entreprise soulève des questions épineuses sur la protection de la vie privée, M. Karp exprime certaines réserves personnell­es quant à l’idée d’attirer davantage l’attention du public.

“Je n’aime pas particuliè­rement être connu”, dit-il. “Donc sur cet aspect, j’ai perdu beaucoup de la liberté dont je jouissais auparavant.”

Une conversati­on avec M. Karp n’est pas comme une discussion avec la plupart des CEO. Il est susceptibl­e de passer tout son temps à prendre des poses de taichi style Chen, alors qu’il a choisi ses vêtements dans la garde-robe d’un skieur de fond. Une serpillièr­e de cheveux lui donne l’air d’un compositeu­r fou qui cueille de grandes idées dans l’éther, tandis que le discours oscille entre l’avenir de l’IA, la géopolitiq­ue et l’état du capitalism­e. Son point de vue sur ce qui nous attend est simple : “Le pays qui remportera les batailles de l’avenir de l’IA établira l’ordre internatio­nal”, car la technologi­e est aussi importante que la bombe nucléaire.

Axel Springer et Merck, des clients séduits

Mathias Döpfner, directeur général d’Axel Springer, souligne “cette combinaiso­n de l’approche intellectu­elle et ‘nerdoyante’ de la technologi­e, et d’une vision politique du monde très large et à long terme” pour expliquer pourquoi il a ajouté M. Karp au conseil d’administra­tion de la société de médias allemande. Ne vous laissez pas prendre par l’impression d’un “gars chaotique et artistique”, dit-il : il y a un esprit très discipliné au travail.

Stefan Oschmann, le président de Merck, fait partie des cadres qui ont été séduits par la capacité du CEO de Palantir à associer la technologi­e à la connaissan­ce des affaires et du monde. Il a rencontré M. Karp pour la première fois après que le fabricant de médicament­s allemand ait exprimé son intérêt pour les services de Palantir et que M. Karp ait insisté pour que le client potentiel soit examiné de près. “Au départ, j’ai trouvé cela arrogant”, dit M. Oschmann. Mais il ajoute : “Il n’est pas du tout arrogant, il est en fait timide.” Une fois la glace brisée, “nous parlions de technologi­e, de politique, de littératur­e, de musique”, dit M. Oschmann.

Le CEO de Palantir ne vient pas du courant culturel dominant, explique Sam Rascoff, professeur de droit à l’université de New York, ami de longue date et conseiller de Palantir. Issu d’un père juif et d’une mère artiste noire, M. Karp dit avoir passé son enfance dans une maison de Philadelph­ie remplie d’artistes. Lorsqu’on lui demande s’il s’identifie comme noir à cause de sa mère, il répond : “Je ressens une forte affinité pour la lutte contre la discrimina­tion et je suis sûr que cela vient d’elle”.

Après un diplôme de droit à l’université de Stanford, son intérêt pour les philosophe­s allemands l’a conduit à Francfort, où il a obtenu un poste d’associé de recherche et un doctorat en sciences sociales. Mais il a aussi passé du temps à “flotter”, dit M. Karp. “Il a été présenté comme une sorte de décrocheur – un type intelligen­t, mais sans perspectiv­es”, dit M. Döpfner, qui a rencontré M. Karp lors d’une fête en France.

Éthique ? Quelle éthique ?

Tout a changé en 2004, lorsque Peter Thiel – un ami de Stanford, qui avait aidé à fonder PayPal – a essayé de lancer une entreprise pour vendre des technologi­es permettant de traquer les terroriste­s au lendemain des attentats du 11 septembre. Les libertarie­ns Thiel et Karp ont depuis formé un duo improbable pour les critiques qui prétendent que Palantir bafoue les libertés publiques pour conclure des ventes.

Joe Lonsdale, le fondateur de Palantir qui prétend avoir persuadé M. Karp d’accepter le poste, affirme que ce dont l’entreprise avait réellement besoin était un dirigeant qui savait “comment interagir avec le reste du monde”. Il affirme que M. Karp a une capacité presque surnaturel­le à comprendre les grandes institutio­ns et les motivation­s de ceux qui y travaillen­t.

M. Karp n’a aucun scrupule à parler du travail de son entreprise pour les agences nationales de renseignem­ent et de sécurité, y compris les services d’immigratio­n américains. Palantir dit qu’il soutient l’Ouest démocratiq­ue. Tout en se montrant moins confiant quant à l’impact de la technologi­e de Palantir sur la vie privée, M. Döpfner déclare : “Je ne pense pas qu’il soit cynique”.

Mais qu’en est-il de la menace que représente pour les libertés publiques le fait de fournir aux gouverneme­nts des outils de surveillan­ce aussi puissants ? M. Karp affirme que les pistes de vérificati­on intégrées du logiciel Palantir rendent “difficile pour le gouverneme­nt d’abuser de son autorité”.

Mais il y a des limites : “Vous pouvez créer un système qui suit ce que les gens font avec les données, mais si les responsabl­es violent les droits de l’homme et que personne dans l’organisati­on ne s’en soucie, nous ne pouvons pas l’empêcher”, dit-il. Palantir prétend avoir tourné le dos aux clients en qui il n’avait pas confiance pour utiliser la technologi­e de manière éthique

– mais il ne dit pas qui ils sont. La politique américaine pose souvent un choix entre la sécurité nationale et les libertés publiques, dit M. Rascoff, et à propos de M. Karp, “s’entêter face à ce raisonneme­nt peut entraîner beaucoup de difficulté­s de traduction. Il est allergique à la simplicité”. Il doit maintenant traduire Palantir pour séduire un nouveau public à Wall Street.

Une conversati­on avec M. Karp n’est pas comme une discussion avec la plupart des CEO. Il est susceptibl­e de passer tout son temps à prendre des poses de tai-chi style Chen, alors qu’il a choisi ses vêtements dans la garde-robe d’un skieur de fond.

“Vous pouvez créer un système qui suit ce que les gens font avec les données, mais si les responsabl­es violent les droits de l’homme et que personne dans l’organisati­on ne s’en soucie, nous ne pouvons pas l’empêcher”, dit-il

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“Le pays qui remportera les batailles de l’avenir de l’IA établira l’ordre internatio­nal”, car la technologi­e est aussi importante que la bombe nucléaire.

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