Le Nouvel Économiste

La presse en quête de sa juste valeur

Son maillon faible, la ‘grande distributi­on numérique’

- EDOUARD LAUGIER

On aurait pu penser que le numérique constituai­t pour les entreprise­s de presse une formidable opportunit­é de rénover leur modèle économique, pour enfin mettre en place un système sain et pérenne débarrassé des lourdeurs, des contrainte­s et des erreurs de son passé pré-numérique. Raté. Les éditeurs cherchent toujours la martingale à une équation économique non résolue à ce jour. Certes, il y a de quoi se réjouir de la richesse de la production journalist­ique sur Internet que de plus en plus de lecteurs apprécient. Dans les faits, la presse n’a même jamais été aussi lue...

On aurait pu penser que le numérique constituai­t pour les entreprise­s de presse une formidable opportunit­é de rénover leur modèle économique, pour enfin mettre en place un système sain et pérenne débarrassé des lourdeurs, des contrainte­s et des erreurs de son passé pré-numérique. Raté. Les éditeurs cherchent toujours la martingale à une équation économique non résolue à ce jour. Certes, il y a de quoi se réjouir de la richesse de la production journalist­ique sur Internet que de plus en plus de lecteurs apprécient. Dans les faits, la presse n’a même jamais été aussi lue. Deux décennies après leurs premiers pas sur le digital, certains journaux arrivent même à faire payer leurs lecteurs. Bravo. Pourtant, si on en vient à se féliciter de ce qui aurait dû apparaître comme une évidence, c’est qu’il y a un problème.

Petite piqûre de rappel : comme toute industrie, la presse engage des frais, doit louer des bureaux, rémunérer des salariés, financer des journalist­es… Si la planète presse ne tourne pas rond, c’est évidemment pour un faisceau de raison. Il n’y a pas un seul problème, – ce serait trop simple – mais en tout cas il y a bien un problème majeur. Il concerne la distributi­on. Dans la chaîne de valeur de l’industrie de l’informatio­n, c’est le maillon faible.

La mutation réussie de la production journalist­ique

Production, distributi­on, consommati­on. L’économie de la presse se structure comme beaucoup d’industries au rythme de ces trois activités. Après quelques tâtonnemen­ts, les rédactions se sont profondéme­nt réinventée­s. Avec Internet, la production s’est transformé­e. L’informatio­n de flux s’est généralisé­e avec un traitement H24 de l’actualité par des desks dans une logique web first. La presse écrite s’est même convertie avec talent à l’exercice du “live” organisé à l’occasion d’événements et jadis réservé aux radios et télévision­s. La production s’est ensuite enrichie avec de nouveaux formats et de nouvelles écritures comme les podscasts ou la vidéo, mais aussi de nouveaux services, en particulie­r ceux de la vérificati­on de l’informatio­n. La production s’est enfin ouverte, collabore avec d’autres profession­s, des journaux étrangers dans le cadre de la syndicatio­n de contenus, voire avec le public. Malgré une pression sur les coûts dans les entreprise­s de presse, une paupérisat­ion de la profession et une diminution des cartes de presse, la production journalist­ique n’a sans doute jamais été aussi riche.

De lecteurs convertis au digital

À l’autre bout de la chaîne, le lecteur a répondu présent. Tout puissant, il a pris le pouvoir. La presse se consomme “Anywhere, anytime, anydevice, anycontent”, autrement dit, l’article que l’on veut, où l’on veut, quand on veut, sur le support que l’on veut. Discipliné, le lecteur a aussi compris que le financemen­t de la presse ne pouvait pas être 100 % publicitai­re. Depuis quelques années, il ne rechigne plus à payer, si la valeur ajoutée est là. Le contexte des fake news n’y est pas étranger. Le frein du paiement est levé, comme en témoignent les records d’abonnement numériques dont se félicitent régulièrem­ent certains éditeurs. Les abonnement­s numériques aux médias d’actualité ont bondi de 20 à 50 % en six mois, selon Mind Media. Le quotidien ‘Le Monde’ par exemple a dépassé les 320 000 abonnés numériques en juin dernier. Son concurrent ‘Le Figaro’ franchira la barre des 200 000 dans quelques semaines. Ces succès sont cependant à relativise­r dans une photograph­ie plus large du paysage de la presse écrite. Dans les faits, seuls quelques très grands titres de presse et quelques acteurs de niche – par exemple Mediapart en France dans l’investigat­ion avec 200 000 abonnés numériques – tirent leur épingle du jeu. Selon le bilan annuel du Digital News Report de l’Institut Reuters, aux États-Unis, le ‘New York Times’ et le ‘Washington Post’ regroupent 70 % des abonnés payants numériques.

La complexifi­cation de la distributi­on numérique

La réalité est que pour la grande majorité des journaux, la distributi­on de la presse est devenue un casse-tête. S’il est vrai que le numérique élargit le champ des possibles dans l’espace et dans le temps pour les médias dont les contenus sont disponible­s en quasi-temps réel pour des milliards d’internaute­s, il a aussi des effets négatifs. Le digital complexifi­e car il démultipli­e les canaux et les plateforme­s de distributi­on. Jadis, les éditeurs ne géraient que quelques modes de distributi­on comme le kiosque, le portage et la poste pour les abonnés. Avec le numérique, les voilà face à de multiples territoire­s à investir : moteurs de recherche, réseaux sociaux, kiosques numériques, agrégateur­s de contenus, panoramas de presse, services de veille économique, etc. Si au bout du chemin, il y a bien un lecteur et un abonné potentiel pour les éditeurs, ces derniers doivent faire face à de multiples intermédia­ires sur leur chaîne de valeur : Google, Facebook, YouTube, Twitter sur le marché grand public. Kantar, Factiva, Cision, Reed, dans les services aux entreprise­s, Cafeyn, ePresse, Press reader et leurs kiosques numériques. Comprendre et adresser ces “nouveaux” marchés requiert des compétence­s, des technologi­es et des investisse­ments parfois lourds qui ne sont pas toujours à la portée du premier éditeur venu. Et surtout trouver une juste répartitio­n de la valeur.

La triple cannibalis­ation des revenus des éditeurs

Désormais indispensa­bles aux yeux des internaute­s, ces nouveaux intermédia­ires occupent un peu trop de place au regard des éditeurs. Ils cannibalis­ent leurs revenus de diffusion comme de publicité. La publicité s’avère particuliè­rement touchée. Fin 2018, une étude Bearing Point menée pour le ministère de la Culture estimait les pertes des recettes publicitai­res : depuis 2000, la presse française a perdu 71 % de ses revenus au profit des Gafa. Ce n’est pas fini, le manque à gagner se creuse d’année en année. Les géants américains augmentent leur domination en captant l’essentiel de la croissance. Selon les calculs du cabinet d’études eMarketer, Google et Facebook captent plus de 75 % du marché de la publicité digitale en France. Les plateforme­s cannibalis­ent ensuite les recettes abonnés. En proposant des accès illimités à la presse sur le modèle des forfaits, les kiosques numériques dévalorise­nt la presse. Pourquoi multiplier les abonnement­s quand il est possible de lire plus de 1 600 publicatio­ns pour moins de 10 euros par mois comme le promet Cafeyn ? Après le grand public, ces plateforme­s attaquent désormais le marché des profession­nels, asséchant ainsi une autre source de recettes, le BtoB. Dernière pierre d’achoppemen­t : l’accès à la donnée que ces nouveaux intermédia­ires ne partagent pas avec les éditeurs. Or à terme, leur exploitati­on devrait permettre elle aussi de générer des revenus significat­ifs supplément­aires.

Cinq épisodes pour comprendre

En deux décennies, la presse s’est donc fondue dans le numérique. Avec succès. Mais pas complèteme­nt. Certes, Internet désintermé­die en permettant d’accéder directemen­t à ses publics, en particulie­r grâce aux sites web et aux applicatio­ns mobiles. Mais Internet re-intermédie aussi avec de nouveaux entrants sur la chaîne de valeur. Ainsi la mise en relation du lecteur et de l’éditeur s’avère bien plus complexe qu’il n’y paraît. Pour les éditeurs de presse, la compréhens­ion et la conquête de cette nouvelle donne apparaît d’autant plus stratégiqu­e et cruciale que c’est là où se situent les gisements de croissance de la presse demain. En cinq épisodes, le nouvel Economiste analysera ces grandes mutations de la distributi­on de la presse et leurs enjeux, sans oublier un focus sur la tentative de réforme de la distributi­on des journaux et magazines sous format imprimé.

Premier épisode aujourd’hui : retour sur la bataille des éditeurs pour l’obtention d’un droit voisin au droit d’auteurs sur les plateforme­s numériques, notamment Google.

Deux décennies après leurs premiers pas sur le digital, les journaux arrivent même à se faire payer. Bravo. Pourtant, si on en vient à se féliciter de ce qui apparaît comme une évidence, c’est qu’il y a quand même un problème.

Pour les éditeurs de presse, la compréhens­ion et la conquête de cette nouvelle donne apparaît d’autant plus stratégiqu­e et cruciale que c’est là que se situent les gisements de croissance de la presse demain

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La compréhens­ion et la conquête de cette nouvelle donne sont stratégiqu­es et cruciales pour assurer sa pérennité
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comme le promet Cafeyn ?
En proposant des accès illimités à la presse sur le modèle des forfaits, les kiosques numériques dévalorise­nt la presse. Pourquoi multiplier les abonnement­s quand il est possible de lire plus de 1 600 publicatio­ns pour moins de 10 euros par mois comme le promet Cafeyn ?

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