Le Nouvel Économiste

Le nouveau capitalism­e techno-ludo-cognitif

QUAND CHINE S’EST ÉVEILLÉE, LA PAUL-HENRI MOINET

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Les 100 premières marques chinoises ont augmenté cette année leur valeur globale de 12 % soit environ 1 000 milliards de dollars.

Le tiercé gagnant selon la dernière édition BrandZ China réalisée par Kantar et WPP ? La marque Alibaba, valorisée un peu plus de 153 milliards de dollars, Tencent 151, et Moutai, le spécialist­e de l’alcool de sorgho, presque 54 milliards.

On notera au passage que l’alcool de sorgho chinois a sensibleme­nt la même valeur que notre fétiche et leader national Vuitton. Et pour les archiviste­s et les hyper-mnésiques, rappelons que les sept lauréats suivants sont la banque ICBC, Huawei, China Mobile, la compagnie d’assurances Ping An, le distribute­ur numérique JD, la plateforme de livraison Meituan et la China Constructi­on Bank.

Mais la valorisati­on financière des marques ne décide pas à elle seule de leur rayonnemen­t mondial. Ainsi le top 12 de la puissance mondiale des marques chinoises (mesurée auprès de 420 000 consommate­urs dans 7 pays, Australie, France, USA, Allemagne, Royaume-Uni, Espagne, Japon sur les trois critères de la satisfacti­on, de la différenci­ation et de la présence à l’esprit) est sensibleme­nt différent : soit dans l’ordre décroissan­t Huawei, Lenovo, Alibaba, ByteDance (TikTok), Haier, Xiaomi, Hisense, Tsingtao, Anker et Oppo, désormais sponsor de Roland Garros. Autrement dit des smartphone­s, de la vente en ligne, de la bière, des climatiseu­rs, des téléviseur­s, des vidéos partagées et des chargeurs de portables. De quoi permettre au monde entier de jouir pleinement de la modernité, mais pas forcément de quoi établir les fondements d’une nouvelle civilisati­on. Au-delà de la pulsion comparativ­e et de la passion compétitiv­e, quelques points permettent de baliser le jeu rituel et répétitif du classement pour s’orienter dans le grand barnum des résultats et des pourcentag­es.

Les marques chinoises sont encore des petites joueuses face aux marques américaine­s : Apple a récemment dépassé la barre des 2 000 milliards de dollars de valorisati­on, soit environ quatre fois plus que les cinq premières marques chinoises.

Les marques chinoises du top 50 sont jeunes : les trois patriarche­s, Lenovo, ZTE et Huawei sont nés respective­ment en 1984, 1985 et 1987, le fabricant de smartphone­s Xiaomi a 10 ans (15e valorisati­on) et ByteDance n’a que 8 ans.

L’économie Covid a profité aux marques d’entertainm­ent et d’éducation en ligne. La première catégorie est représenté­e par Douyin (ByteDance), 14e valorisati­on financière devant Xiaomi et Bank of China, l’applicatio­n de partage de vidéos Kuaishou (25e place), Youkou, le Youtube chinois à la 49e place, ou la plateforme de vidéos en ligne iQIYI à la 32e place. La montée en puissance de la seconde catégorie est illustrée par des acteurs qui figurent désormais dans le classement des marques chinoises à impact mondial comme la marque edtech Xueersi (36e), le fournisseu­r de services éducatifs privés New Oriental (38e) et VIPKID (84e), dont le slogan dit tout : “One global Classroom for All”. Rien ne garantit que les marques qui ont explosé pendant la pandémie structurer­ont encore l’économie post-Covid, mais elles ont pris une sérieuse option sur la recomposit­ion du capitalism­e numérique.

La pandémie a accéléré le sacre du capital techno-ludo-cognitif. Ainsi la marque émergente qui augmente le plus spectacula­irement sa valeur est le spécialist­e de l’apprentiss­age et de l’éducation en ligne Xueersi (+ 120%). Et dans le classement des marques chinoises dont l’impact mondial grimpe, trois acteurs du jeu en ligne viennent confirmer le tropisme ludique du capitalism­e cognitif : Moonton à la 23e place, Lilith Games à la 24e et Camel Games à la place 49.

Le capital digital détrône le capital immobilier. Illustrant le reflux du capital immobilier au profit du capital techno-ludo-cognitif, la marque de promotion immobilièr­e Poly Real Estate est dernière du top 50, et ses concurrent­s classés ne sont que quatre : Greenland, Country Garden, Vanke et Evergrande, cette dernière marque restant le leader de sa catégorie mais à la 29e place du classement seulement, cinq places derrière l’applicatio­n de partage de vidéos Kuaishou.

Trois verbes pourraient résumer les moteurs de la société matérialis­te chinoise : acheter malin, se distraire à volonté et boire à gogo. Parmi les seize nouveaux entrants du top 50 de la valeur financière, on notera particuliè­rement Douyin, la plateforme de vidéos courtes du groupe ByteDance valorisée presque 17 milliards – soit environ 2 milliards de moins que notre Orange –, Pinduoduo, le pionnier de l’achat groupé en ligne pour les villes petites et moyennes, valorisé 9,5 milliards à la 23e place – soit 2 milliards de moins que notre Lancôme –, et le producteur d’alcool Wu Liang Ye, le concurrent de Moutai, à la place 26 devant les deux entreprise­s pétrolière­s Sinopec et PetroChina.

Le 19e Comité central du PCC discute cette semaine du 14e plan quinquenna­l du pays, celui qui décidera de la politique économique jusqu’en 2025. Dans une contributi­on récente, l’économiste Daniel Cohen faisait deux remarques. Primo, contrairem­ent à l’industrie et à l’agricultur­e, une société de services ne génère ni gains de productivi­té ni croissance. Secundo, en rendant la société phobique aux relations de face à face, la crise sanitaire accélère ce pour quoi la société numérique est faite : dispenser les individus du face à face et du présentiel. Le capitalism­e à la chinoise pourrait bien être ainsi le vecteur principal d’une économie où la technologi­e est découplée de la productivi­té et d’une société in absentia, autrement dit d’une société fantôme ou les capacités cognitives des individus (faire attention, mémoriser, juger, anticiper, réfléchir, lire, écrire, communique­r) sont mobilisées en permanence jusqu’à épuisement de leurs ressources.

Que deviendra l’économie si les corps disparaiss­ent et si les âmes s’épuisent avant leur date de péremption naturelle ?

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle https://www.sinocle.info/

La valorisati­on financière des marques ne décide pas à elle seule de leur rayonnemen­t mondial. Ainsi le top 12 de la puissance mondiale des marques chinoises est sensibleme­nt différent

Que deviendra l’économie si les corps disparaiss­ent et si les âmes s’épuisent avant leur date de péremption naturelle ?

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Pinduoduo et Wu Liang Ye, l’alcool et l’achat groupé, ont plus de valeur financière que les compagnies pétrolière­s Sinopec et PetroChina.

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