Le Nouvel Économiste

La controvers­e francoturq­ue à son paroxysme

MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

- MAELSTRÖM MOYEN-ORIENTAL, ARDAVAN AMIR-ASLANI

Les escalades verbales entre Paris et Ankara n’en sont pas à leur coup d’essai. Du “chantage aux réfugiés” exercé par Erdogan depuis 2016 avec l’Union européenne, jusqu’à son interventi­onnisme militaire en Syrie, puis en Libye, et plus récemment au Haut-Karabakh aux côtés de l’Azerbaïdja­n et contre l’Arménie, en passant par les multiples provocatio­ns contre la Grèce et Chypre en Méditerran­ée orientale qui ont jalonné l’actualité, tel un feuilleton estival, au printemps et l’été dernier, la France n’a cessé d’appeler les autres membres de l’Otan à prendre des mesures drastiques contre cet allié devenu gênant voire dangereux, à la hauteur des menaces qu’il fait peser sur l’équilibre géopolitiq­ue de l’Europe comme du Moyen-Orient.

Nul n’ignore que les relations déjà tendues entre la France et la Turquie se trouvent désormais à un point de délitement jamais atteint. L’assassinat du professeur Samuel Paty par un islamiste tchétchène, et les légitimes appels d’Emmanuel Macron à défendre la liberté d’expression, droit fondamenta­l auxquels les Français restent puissammen­t attachés, ont servi dès le lendemain de prétexte à une nouvelle attaque violente d’Erdogan à son encontre. Nul n’est besoin de commenter l’excès des propos tenus par le président turc concernant la “santé mentale” du président français… En revanche, les déclaratio­ns d’Erdogan, qui a dénoncé comme une provocatio­n les termes de “séparatism­e islamiste” et la nécessité de “structurer l’islam en France”, retiennent l’attention.

Erdogan, défenseur d’un monde musulman “opprimé”

En dépit de ses outrances, Erdogan reste un animal politique dont le discours structuré sert avant tout son grand projet idéologiqu­e : redonner à la Turquie son rôle de leader du monde musulman sunnite, qui était le sien avant la chute du Califat ottoman – du moins dans l’esprit des ultra-nationalis­tes turcs. Aspirant davantage à marcher dans les pas de Mehmet le Conquérant que dans ceux d’Atatürk, Erdogan s’est employé, en particulie­r depuis le coup d’État manqué de 2016, à “ré-islamiser” la Turquie et à y faire reculer les principes laïcs hérités de Mustapha Kemal. La “conversion” d’Hagia Sophia en mosquée à l’été 2020 n’est que la dernière manifestat­ion, sans doute la plus éclatante, de cette ambition.

Sur la scène internatio­nale, outre un expansionn­isme territoria­l qui reste avant tout motivé par des considérat­ions énergétiqu­es, Erdogan se saisit ainsi de la moindre occasion pour se présenter comme le défenseur d’un monde musulman “opprimé” tant par l’Occident que par les autocrates du Moyen-Orient, qu’ils se trouvent en Égypte, en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis. Aspirant à bâtir et à incarner un modèle séduisant de société musulmane démocratiq­ue idéale largement inspirée par la pensée des Frères musulmans, la Turquie d’Erdogan se retrouve, face à ces puissances rivales, dans une guerre de légitimité pour le leadership du monde musulman.

L’influence turque menacée par la loi sur la laïcité

La crispation identitair­e et les objectifs politiques de la Turquie expliquent ainsi clairement les excès de communicat­ion d’un président qui ne peut, en outre, que s’inquiéter de voir la très active diplomatie religieuse de son pays mise à mal par les projets législatif­s français. En souhaitant “structurer l’islam de France”, contrôler la formation des imams et limiter la venue de prêcheurs étrangers, le projet de loi renforçant la laïcité et les principes républicai­ns risque de réduire considérab­lement l’influence turque sur la communauté des musulmans de France, puisqu’Ankara envoie à elle seule la moitié des 300 imams détachés oeuvrant dans le pays. Autre signal fort envoyé par la France, la dissolutio­n des Loups-Gris, la branche armée des ultra-nationalis­tes turcs du MHP qui s’est illustrée dans de multiples faits divers violents, a été annoncée il y a deux jours en Conseil des ministres.

Une stratégie dangereuse pour l’économie turque

Qu’on ne s’y trompe pas : même si Erdogan est de plus en plus animé par son idéal messianiqu­e, cette religiosit­é exacerbée ne fait pas abstractio­n de considérat­ions plus séculières. Depuis la défaite de l’AKP aux élections municipale­s en mars 2019, plus encore avec la crise économique qui s’aggrave en Turquie à la faveur de la pandémie de Covid-19, le pouvoir et l’aura d’Erdogan vacillent dangereuse­ment. Un récent sondage de l’institut Avrasya estimait d’ailleurs que si l’élection présidenti­elle, prévue en 2023, se déroulait aujourd’hui, le président en exercice serait battu par son rival honni Ekrem Imamoglu, l’homme qui lui a ravi Istanbul, sa ville natale dont il a été lui-même maire durant quatre ans.

Pour autant, l’agressivit­é d’Erdogan, qu’elle soit sur le terrain militaire ou le terrain politique, apparaît comme une mauvaise stratégie qui risque de porter préjudice à son pays. Ainsi, son appel au boycott de produits français est non seulement peu suivi, mais aussi démagogiqu­e qu’irréaliste. En effet, près de 150 000 emplois turcs dépendent directemen­t d’entreprise­s françaises notamment dans la grande distributi­on, les cosmétique­s, le prêt-à-porter, ou encore le secteur automobile. Avec un taux de chômage avoisinant les 12 % selon la méthode de calcul des autorités – mais soupçonné d’atteindre les 30 % selon des instituts indépendan­ts – et une monnaie totalement dévaluée, la Turquie n’a en réalité pas les moyens d’une telle menace.

Isolement diplomatiq­ue croissant

Par ailleurs, à force de provocatio­ns, la menace de sanctions européenne­s longtemps ignorée pourrait gagner en crédibilit­é. Depuis le printemps et les échauffour­ées en Méditerran­ée, la France avait eu le plus grand mal à fédérer un front européen contre “l’allié” turc de plus en plus obsédé par son propre agenda. Aujourd’hui doublement victime, à la fois des récents attentats perpétrés par des individus radicalisé­s, mais aussi d’une accusation d’“islamophob­ie” et de fake news distillées à travers le monde musulman – notamment par la voix d’Erdogan – elle semble obtenir davantage d’écoute. Mais si la GrandeBret­agne a appelé les autres membres de l’Otan à défendre la liberté d’expression, sa voix n’a plus la même portée au sein de l’Union européenne, contrairem­ent à l’Allemagne qui persiste à bloquer toute sanction contre la Turquie jusqu’à décembre.

Au sein du monde arabo-musulman, les réactions sont plus mitigées, et on ne peut que déplorer l’interventi­on d’Emmanuel Macron sur la chaîne qatarie Al-Jazeera, relais médiatique historique de la pensée des Frères musulmans. L’opération de communicat­ion, qui ressemble à s’y méprendre à une tentative de justificat­ion, n’a en rien apaisé la colère des mouvements islamistes radicaux, notamment au Bangladesh, contre la France. En revanche, on ne s’étonnera guère que les Émirats arabes unis aient été l’un des rares pays musulmans à la soutenir, à la fois en raison de liens diplomatiq­ues de plus en plus étroits avec Paris – les partenaria­ts culturels et éducatifs avec le Louvre et la Sorbonne y contribuen­t – et de leur haine farouche pour Erdogan et les Frères musulmans. De même, le soutien de Narendra Modi ne surprend pas lorsqu’on connaît la situation des musulmans indiens.

Ces diverses prises de position soulignent surtout avec acuité l’isolement diplomatiq­ue croissant de la Turquie. La menace est désormais considérée comme suffisamme­nt inquiétant­e par Ankara pour que le ministère des Affaires étrangères turc ait tenté de faire oublier les excès d’Erdogan, notamment en condamnant l’attentat commis à Nice quelques jours après le début de la polémique franco-turque. Or, souffler le chaud et le froid n’a jamais été un gage de réussite en diplomatie. Erdogan est-il allé trop loin cette fois-ci ? C’est possible, et au-delà de l’aventurism­e diplomatiq­ue, c’est bien la situation économique de la Turquie qui le confirmera.

En dépit de ses outrances, Erdogan reste un animal politique dont le discours structuré sert avant tout son grand projet idéologiqu­e : redonner à la Turquie son rôle de leader du monde musulman sunnite

Souffler le chaud et le froid n’a jamais été un gage de réussite en diplomatie. Au-delà de l’aventurism­e diplomatiq­ue, c’est bien la situation économique de la Turquie qui le confirmera.

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Le projet de loi renforçant la laïcité et les principes républicai­ns risque de réduire considérab­lement l’influence turque sur la communauté des musulmans de France, puisqu’Ankara envoie à elle seule la moitié des 300 imams détachés oeuvrant dans le pays.

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