Le Nouvel Économiste

L’argent magique

L’argent public est quasi gratuit. Jusqu’au jour où Francfort n’achètera plus

- JEAN-MICHEL LAMY

Le temps des moines copistes est révolu. Dommage. Aujourd’hui, les milliards pleuvent par simple impulsion électrique dans des ordinateur­s sans laisser la moindre trace écrite dans des livres de compte. C’est de la “télé - irréalité”. Un quatrième budget rectificat­if “2020” va bientôt ajouter une vingtaine de milliards d’euros de dépenses supplément­aires au déficit de l’État. “Pour faire face à la deuxième vague de l’épidémie”, explique sur tous les tréteaux Bruno

Le Maire, le ministre de l’Économie. Devant l’Assemblée nationale, le 26 octobre, le ministre précisait : “nous avons été là depuis le premier jour de la crise et nous resterons là...

Le temps des moines copistes est révolu. Dommage. Aujourd’hui, les milliards pleuvent par simple impulsion électrique dans des ordinateur­s sans laisser la moindre trace écrite dans des livres de compte. C’est de la “télé - irréalité”. Un quatrième budget rectificat­if “2020” va bientôt ajouter une vingtaine de milliards d’euros de dépenses supplément­aires au déficit de l’État. “Pour faire face à la deuxième vague de l’épidémie”, explique sur tous les tréteaux Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie. Devant l’Assemblée nationale, le 26 octobre, le ministre précisait : “nous avons été là depuis le premier jour de la crise et nous resterons là tant que la crise sanitaire durera”. Aucun cercle politique ne conteste cet engagement élyséen du “quoi qu’il en coûte”. Pourtant, le questionne­ment est nécessaire. Imagine-t-on tirer sans retenue sur la caisse de l’argent magique dès lors que la Covid-19 enchaîne vague sur vague ? Peut-être, mais sous conditions d’aligner une solide stratégie assise sur la nouvelle réalité de l’économie française.

La Covid va durer, comment alors imaginer un modèle économique différent

Dans son dernier avis, remarquabl­e de hauteur de vue sur les différents aspects de la pandémie, le Conseil scientifiq­ueCovid-19 n’exclut pas “plusieurs vagues successive­s durant la fin de l’hiver/printemps 2021”. Dès lors, Bercy continuera à sortir des milliards comme sortent d’une boulangeri­e des petits pains. Tout ça, certes, pour compenser des arrêts de production administra­tifs et désormais calmer la fronde de groupes sociaux arc-boutés sur le principe d’égalité.

C’est ainsi qu’en ce moment, les petits commerces “non essentiels” réclament la parité de traitement avec une grande distributi­on “non confinée”. Demain, ce seront les gérants de salle de cinéma qui exigeront l’équivalenc­e avec Netflix. D’ailleurs, Bruno Le Maire a adoré le thriller ‘Bronx’ diffusé par Netflix, il l’a confié à BFM. Ce n’est pas tenable, sauf à donner une perspectiv­e de redresseme­nt. L’arrivée visible, dans l’espace public, d’un État stratège est demandée. Il faut savoir où vont les factures, qui les paie et qui les paiera.

“Il est essentiel que l’on commence à penser à d’autres modalités de vivre avec la Covid sur le long terme. Les choix doivent pouvoir s’appuyer sur une vision de la société civile et non pas seulement sur les orientatio­ns données par les experts”, confirme le Conseil scientifiq­ue qui réclame la création d’un “Comité de liaison citoyen”. Une certaine tradition française ne manquera pas de son côté de militer pour des “États généraux de la Covid”. Ou pourquoi pas une Convention citoyenne Covid. La contrepart­ie du “quoi qu’il en coûte” va s’inscrire dans un fonctionne­ment différent du modèle économique. Il importe de l’anticiper.

Le déficit 2020 de l’Etat est désormais de 223 Mds

Pour la vigie de Bercy en revanche, tout est sous contrôle. La montée en puissance prend appui sur trois lois successive­s de finances rectificat­ives (LFR). En prenant pour référence la loi de finances 2019, les sommes en jeu supplément­aires représente­nt à chaque fois respective­ment 11,5 milliards d’euros, puis 29,3 milliards et ensuite 24,2 milliards. Trois instrument­s principaux sont utilisés, le financemen­t de l’activité partielle, le fonds de solidarité, les dépenses de santé exceptionn­elles. De leur côté, les PGE (prêts garantis de l’État), au remboursem­ent étalé dans le temps, n’entraînent pas d’incidence budgétaire instantané­e. À partir de ce schéma, le déficit programmé de l’État pour 2020 atteint, dans la loi de finances 2021 votée en première lecture à l’Assemblée, 195,2 milliards d’euros. Avec l’irruption d’un quatrième budget rectificat­if (LFR) en décembre, ce chiffre est déjà caduc. Dans un premier temps, le gouverneme­nt a lâché le chiffre de 15 milliards d’euros pour soutenir le “nouveau” mois de confinemen­t. Puis la facture a grimpé à 20 milliards. La jauge du déficit de l’État 2020 atteint désormais 223 milliards. Un montant qui n’inclue pas les 44,4 milliards du bilan en rouge de la Sécu pour 2020 – hors coût futur du confinemen­t de novembre.

La liste du “quoiqu’il en coûte”

Ces additions en forme de toboggan reflètent la fébrilité de Matignon face aux profession­s directemen­t impactées par la lutte anti-Covid. La bataille pour tracer la ligne de démarcatio­n entre produits “essentiels” et “non essentiels” en préfigure d’autres. Il faut s’attendre à beaucoup de rallonge “de la Toussaint”.

N’empêche, en amont Bruno Le Maire n’avait pas ménagé sa peine pour détailler les canaux de distributi­on de l’enveloppe à 20 milliards pour le confinemen­t allégé de novembre. En voici la liste. Un fonds de solidarité “réactivé pour tous et massivemen­t renforcé pour la durée du confinemen­t”, des exonératio­ns de cotisation­s sociales pour les entreprise­s de moins de cinquante salariés (contre 10 auparavant), des PGE accessible­s jusqu’au 30 juin 2021 et un amortissem­ent étalé sur un à cinq ans, faculté pour l’État d’accorder des prêts directs si “certaines entreprise­s ne trouvent aucune solution de financemen­t”, prise en charge de loyers via un crédit d’impôt pour les bailleurs – un système à la complexité fiscale “étudiée”, appui enfin à la numérisati­on des commerçant­s et des artisans. Las, la conjonctur­e rendrait presque indigent tous ces dispositif­s. L’euphorie d’un troisième trimestre en fort rebond à 18,2 % n’était qu’une étincelle. Le quatrième trimestre replonge d’au moins 5 % de PIB par rapport à 2019. La récession pour cette année est attendue à moins 11 %. L’objectif gouverneme­ntal de retrouver le niveau de production de 2019 début 2022 est périmé. Ce sera au mieux en 2023 – après la présidenti­elle.

Les deux directions d’un Etat stratège

C’est pourquoi le gouverneme­nt devrait lancer pour fin décembre un vaste audit de la situation économique du pays, au lieu de promettre qu’il paiera quoi qu’il arrive. Il faut des garde-fous pour arrêter les compteurs et organiser les priorités pour savoir où déverser les fonds. C’est la mission d’un État stratège. François Bayrou, le haut-commissair­e au Plan, est l’homme idoine pour mener cette affaire à bon port. L’OFCE a donné un aperçu de la nouvelle donne en analysant le premier semestre de cette année à partir des comptes d’agents. Elle indique que les entreprise­s, surtout les PME dans les services, ont vu s’évaporer une cinquantai­ne de milliards, alors que les ménages n’ont “perdu” que trois milliards. Une perception globale à corriger par l’extraordin­aire hétérogéné­ité des positions. Mais qui signe les deux directions dans lesquelles un État stratège peut agir.

La première est d’éviter de déverser de façon illimitée et aveugle l’argent gratuit sur les entreprise­s zombies – celles qui ont cessé d’être concurrent­ielles et n’ont plus aucune contrepart­ie à offrir. Éric Heyer, directeur du départemen­t analyse de l’OFCE, reconnaît qu’un tel tri n’a rien de facile ! D’où l’idée de mettre en première ligne les banques. Celles-ci ont la connaissan­ce du terrain pour orienter massivemen­t les indispensa­bles aides en fonds propres vers les entreprise­s à l’avenir solide. Le secteur privé compétitif a besoin de survivre. Parallèlem­ent, des voix s’élèvent pour réorienter le modèle économique vers une puissante stratégie d’investisse­ment public. Une antienne bien franco-française. La seconde direction est formulée ainsi par le Conseil scientifiq­ue : “le suivi systématiq­ue des conséquenc­es économique­s, psychologi­ques et sociales de la pandémie et des mesures prises pour y faire face doit être renforcé”. C’est un appel direct du Conseil à traiter des “situations dramatique­s touchant différente­s catégories de la population”. L’impôt négatif a la cote chez beaucoup d’experts. Le Cercle des économiste­s n’hésite plus à parler d’un revenu minimal ciblé sur les population­s les plus fragiles, dont les jeunes. En tout cas, il est vital pour le gouverneme­nt de s’extraire d’une logique géante d’assistanat.

La nouvelle utopie, le retour à l’économie de marché “normale”

Cette recherche de réactivité et de reconfigur­ation des ambitions stratégiqu­es n’a rien de spontané pour une fin de quinquenna­t. Mais, les yeux grands ouverts, le pouvoir politique doit admettre que la pandémie réduit la mobilité et l’intensité des échanges qui sont au coeur du système actuel. C’est le retour pur et simple à l’économie de marché “normale” qui devient la nouvelle utopie. Avant de vanter les transition­s, il faut penser reconversi­on. C’est nécessaire parce qu’un basculemen­t majeur est à l’oeuvre depuis 2012. Il l’est puissance 1 000 à l’ombre de la Covid. Il a pour nom “répression financière”. Patrick Artus, chef économiste de Natixis, résume : “c’est un ensemble de politiques et de réglementa­tions qui favorisent le financemen­t de l’État au détriment du financemen­t du secteur privé et au détriment des épargnants”. C’est ce mécanisme qui assure la solvabilit­é budgétaire des États quels que soient leurs déficits abyssaux. Parce que la Banque centrale européenne achète les émissions de dette française, l’argent public est quasi gratuit ou… magique. Jusqu’au jour où Francfort n’achètera plus. Ce jour-là, les taux d’intérêt s’envoleront et la maison France “au complet” paiera les impayés. Raison de plus pour balayer la tentation de noyer l’argent sans discerneme­nt sous prétexte qu’il est gratuit.

La contrepart­ie du “quoi qu’il en coûte” va s’inscrire dans un fonctionne­ment différent du modèle économique. Il importe de l’anticiper.

C’est le retour pur et simple à l’économie de marché “normale” qui devient la nouvelle utopie. Avant de vanter les transition­s, il faut penser reconversi­on.

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C’est la mission d’un État stratège.
Il faut des garde-fous pour arrêter les compteursp et organiserg les ppriorités pour savoir où déverser les fonds. C’est la mission d’un État stratège.

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