Le Nouvel Économiste

CRÉER UNE CULTURE EUROPÉENNE COMMUNE

L’UE a créé un bloc économique relativeme­nt homogène. La création d’une culture européenne commune est un défi d’un tout autre genre

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Concilier le Bauhaus et Bruxelles est difficile. Walter Gropius, le fondateur de l’école d’art allemande Bauhaus, qui a façonné le design au XXe siècle, a affirmé qu’un bâtiment “doit être fidèle à lui-même, logiquemen­t transparen­t et vierge de mensonges ou de banalités”. Une petite promenade dans le quartier de l’UE à Bruxelles permet de découvrir des bâtiments qui violent avec bonheur toutes ces règles. Des monstruosi­tés post-modernes s’attaquent à des bâtiments tout simplement ridicules qui portent des surnoms tels que l’OEuf de l’espace. À l’intérieur, les choses ne vont souvent guère mieux, les couleurs criardes constituan­t une toile de fond absurde pour des discussion­s sérieuses et des agencement­s tout droit sortis des tableaux de Maurits Escher sur les “constructi­ons impossible­s”. Les principes du Bauhaus ont conduit à l’iPhone, un triomphe du design simple. Les principes de conception de l’UE ont conduit à un bâtiment avec des numéros d’étage comme suit : 02, 01, 00, 10, 20, 35, 50, 60, 70, 80.

New Bauhaus et green deal

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, pense qu’un peu d’esprit Bauhaus est exactement ce dont l’UE a besoin. Dans le cadre des réformes du “green deal”, l’UE va fonder un mouvement européen du Bauhaus pour singer l’influente école de design qui a fonctionné de 1919 à 1933 en Allemagne. “Ce doit être un nouveau projet culturel pour l’Europe”, a déclaré Mme von der Leyen, s’exprimant le mois dernier au Parlement européen, qui est surnommé Le Caprice des Dieux en raison de sa ressemblan­ce avec un fromage de ce nom. Bien qu’elle soit encore nébuleuse, Mme von der Leyen a exposé une vision d’architecte­s, d’artistes et d’ingénieurs qui se combinent comme ils l’ont fait il y a un siècle à Weimar, en Allemagne. Sauf que cette fois-ci, il s’agit de contribuer à la lutte contre le changement climatique plutôt que de concevoir des bâtiments chics. “Nous devons donner à notre changement systémique sa propre esthétique distincte”, a-t-elle déclaré.

La culture, partie manquante d’un projet qui n’a pas de temps à perdre

De telles incursions dans le monde de la culture étaient devenues relativeme­nt rares pour les dirigeants européens. Lorsque le fédéralism­e européen était en plein essor, Jacques Delors, le président de la Commission qui a supervisé la création du marché unique et l’introducti­on du traité de Maastricht dans les années 1980 et 1990, avait averti que l’intégratio­n économique ne suffisait pas. “Vous ne pouvez pas tomber amoureux du marché unique”, a-t-il répété à plusieurs reprises. Mais une décennie de crise a ensuite conduit les dirigeants à essayer d’éviter le divorce plutôt que d’accroître la romance. Jusqu’au discours de Mme von der Leyen, les appels à une culture commune étaient inhabituel­s. Les fonctionna­ires à Bruxelles se cachent sous leur bureau lorsque quelqu’un mentionne le mot en C. Au sein des institutio­ns européenne­s, la culture est souvent un punching-ball. Dans ‘La Capitale’, une satire de Robert Menasse qui se déroule dans la bulle bruxellois­e, les personnage­s principaux sont des fonctionna­ires frustrés du service culturel de la Commission. Les efforts culturels de l’Union européenne sont faciles à laminer et le New Bauhaus ne fait pas exception à la règle. Il peut donner une image caricatura­le d’hommes à la mode portant des lunettes coûteuses et concevant des cadres de fenêtres écologique­s en échange de salaires non imposables. Pour d’autres, les projets culturels sont la partie manquante d’un projet qui n’a pas de temps à perdre. L’UE a été créée en partie pour empêcher les fiers pays européens de s’entre-tuer. Elle l’a fait par des moyens technocrat­iques, économique­s et, franchemen­t, plutôt ennuyeux. En ce qui concerne la culture, les fonctionna­ires européens sont d’une prudence qui frise la lâcheté. Prenez l’exemple des billets en euros. Au lieu de pères fondateurs ou de monuments reconnaiss­ables qui auraient risqué d’attiser les jalousies nationales, les citoyens se retrouvent avec des images de fenêtres et de ponts qui n’existent pas (ou n’existaient pas jusqu’à ce qu’une ville entreprena­nte des Pays-Bas recrée chaque pont sur un canal pour en faire une attraction touristiqu­e). Il vaut mieux se disputer pour savoir qui va être représenté sur les billets de banque que d’avoir une pâle relation purement économique avec une institutio­n de plus en plus puissante, estime Giuliano da Empoli, directeur du think tank Volta.

Une culture pour ne pas disparaîtr­e

S’inquiéter de l’apparence des billets de banque plutôt que de leur valeur ressemble à un divorce d’avec la réalité. Pourtant, les détracteur­s de l’UE n’ont guère de scrupules à mener une guerre culturelle. En termes relatifs, le pays qui dépense le plus pour la culture n’est pas la France, avec ses musées de classe mondiale et son fétichisme général pour l’intellectu­alisme, mais la Hongrie. Viktor Orban, le Premier ministre, s’insurge contre l’art qui est pro-gay ou contre le parti au pouvoir. Son gouverneme­nt consacre 3 % du PIB annuel aux “loisirs, à la culture et à la religion”, souvent pour des projets tels que le stade de football de luxe situé à côté de la propriété de M. Orban. Pour les eurocrates, s’acharner sur la culture depuis un affreux bâtiment à Bruxelles pendant une pandémie peut sembler une parodie de déconnexio­n. Mais s’ils évitent le sujet, les ennemis de l’UE se feront un plaisir de combler les lacunes, affirme M. da Empoli. “Un réaliste en Europe sait que ce n’est pas la rationalit­é qui gagne les élections”, ajoute-t-il. “Un réaliste est quelqu’un qui sait que ce sont les symboles qui l’emportent.” L’accent mis sur la culture peut avoir un côté sombre. La Hongrie et d’autres petits pays, comme l’Estonie, qui se classe au deuxième rang des pays qui dépensent le plus pour la culture, investisse­nt autant parce qu’ils craignent de disparaîtr­e. Si l’on supprime la langue et la culture, il ne reste plus grand-chose des petites nations, souligne un diplomate. Ils ne sont plus seuls dans cette vision du monde pétrifiée, que l’on retrouve aux plus hauts niveaux de l’UE. Les eurocrates oscillent entre l’espoir que l’UE devienne une superpuiss­ance mondiale et la crainte qu’elle ne devienne une péninsule sans importance. “Cette civilisati­on – l’Europe est une civilisati­on – pourrait être clairement menacée par cette évolution géopolitiq­ue”, a prévenu Josep Borrell, le chef de la politique étrangère de l’Union, dans un récent discours. C’est un sentiment avec lequel M. Orban serait d’accord. Et cela devrait faire réfléchir les dirigeants. Après tout, un bloc paranoïaqu­e n’est pas un exemple de sagesse.

Si l’UE est déterminée à s’engager dans un choc des civilisati­ons, ses dirigeants doivent réfléchir à des questions simples mais fondamenta­les. Qu’est-ce que la culture européenne exactement ? Comment, exactement, la politique transnatio­nale peutelle la façonner ? Et à quoi cela sert-il exactement ? Après six décennies d’intégratio­n, l’UE a créé un bloc économique relativeme­nt homogène. Mais la création d’une culture européenne commune est un défi d’un tout autre genre. Bruxelles peut bricoler, en fixant des normes pour les bâtiments, en injectant de l’argent dans les théâtres et en aidant les petits pays à préserver leurs langues. Mais la culture est une chose vivante, qui évolue de la base vers le sommet. Elle échappe à la capacité de contrôle de tout super-État.

Jusqu’au discours de Mme von der Leyen sur le “green deal” et le New Bauhaus, les appels à une culture commune étaient inhabituel­s. Les fonctionna­ires à Bruxelles se cachent sous leur bureau lorsque quelqu’un mentionne le mot en C

Si l’UE est déterminée à s’engager dans un choc des civilisati­ons, ses dirigeants doivent réfléchir à des questions simples mais fondamenta­les. Qu’est-ce que la culture européenne exactement ? Comment, exactement, la politique transnatio­nale peutelle la façonner ? Et à quoi cela sert-il exactement ?

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Prenez l’exemple des billets en euros. Au lieu de pères fondateurs ou de monuments reconnaiss­ables qui auraient risqué d’attiser les jalousies nationales, les citoyens se retrouvent avec des images de fenêtres et de ponts qui n’existent pas.

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