Le Nouvel Économiste

L’endettemen­t ne peut pas tout

Le risque de bulle sociale couvert par une bulle fifinanciè­re. À quel prix ?

- JEAN-MICHEL LAMY

L’endettemen­t est devenu le remède à tous nos maux économique­s. L’État avance derrière ce paravent pour la moitié de ses dépenses, l’autre moitié seulement est payée par les recettes fiscales. D’aucuns demanderon­t bientôt de porter la part de l’emprunt masqué à 80 %. Comme les techniques financière­s permettent de marcher au-dessus du gouffre des déficits sans tomber, pourquoi ne pas élargir le gouffre ? La priorité aux mesures d’urgence liées au combat anti-Covid gagne tous les bancs. La question sociale précède la question de la dette. C’est oublier que la santé a un prix...

L’endettemen­t est devenu le remède à tous nos maux économique­s. L’État avance derrière ce paravent pour la moitié de ses dépenses, l’autre moitié seulement est payée par les recettes fiscales. D’aucuns demanderon­t bientôt de porter la part de l’emprunt masqué à 80 %. Comme les techniques financière­s permettent de marcher au-dessus du gouffre des déficits sans tomber, pourquoi ne pas élargir le gouffre ? La priorité aux mesures d’urgence liées au combat anti-Covid gagne tous les bancs. La question sociale précède la question de la dette. C’est oublier que la santé a un prix et que la qualité des soins est corrélée aux standards de compétitiv­ité. Le plan de relance doit rester calé sur ce registre.

A quand la croissance réelle ?

Ce choix de l’endettemen­t massif pour gérer les différents rebonds du confinemen­t économique fait partie de la vie quotidienn­e. Avec un succès certain, l’Institut des politiques publiques vient de montrer que les salariés autour du SMIC ont été très correcteme­nt “compensés”. Personne ne s’en plaindra, sauf pour constater, selon l’expression convenue, qu’il reste à combler des trous dans la raquette pour “les jeunes et les plus précaires”.

La solution “à la main”, c’est de continuer à puiser les yeux fermés dans les caisses virtuelles de la Banque centrale européenne (BCE) pour alimenter chômage partiel, fonds de solidarité pour les TPE, aides au petit commerce. “Aucune entreprise ne doit être confrontée à un problème de trésorerie à cause de cette crise”, martèle Bercy. Mais où sont les limites et les alternativ­es? Où sont les dangers d’un tel traitement sur le moyen-long terme ? Pour dégonfler une bulle sociale qui pourrait exploser au milieu du paysage politique, peut-on gonfler sans limite une bulle financière qui pourrait tourner au tsunami? Même un endettemen­t qui monte au ciel ne peut pas tout !

Quand arrive la possibilit­é de vaccins débloquant les circuits de l’économie, la nouvelle urgence devient la réorientat­ion de la manne financière vers la croissance réelle. Après le dopage à l’argent facile, la cure de désintoxic­ation risque d’être très rude pour la France. Bien davantage que chez nombre de concurrent­s à cause du lourd passé d’incessants déficits publics.

La BCE a perdu son indépendan­ce

L’ensemble de l’OCDE a certes pris le chemin d’un bond dans le rouge de 14 % du PIB en moyenne des comptes publics, aux fins de régler les factures dues à l’arrêt des échanges dans des pans entiers de l’économie. En zone euro, les titres publics des emprunts “Covid” ont été en totalité achetés par la BCE. Sur le marché secondaire, car

Francfort n’a pas de mandat pour les acquérir en direct. Ce qui ne change rien au processus de création instantané­e de monnaie par la BCE. C’est sa façon de payer les emprunts ! Cette monétisati­on gonfle le bilan de la BCE, mais elle bloque toute hausse intempesti­ve des taux d’intérêt puisqu’elle “rafle” tout. Il n’y a pas de rareté et les investisse­urs sont rassurés: a priori, la BCE ne fera jamais faillite. De cette manière Francfort garantit la solvabilit­é budgétaire des États, à commencer par celle des plus nécessiteu­x – Italie, Espagne, France – qui peuvent s’approvisio­nner sans difficulté sur les marchés. C’est pourquoi la BCE est “coincée”. Tant que les membres de la zone euro tiennent politiquem­ent, elle est tenue de continuer cette politique d’achats massifs sous peine de faire éclater… la zone euro. Francfort a perdu son indépendan­ce ! Elle la reprendra le jour où elle décidera d’augmenter les taux. Ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Actuelleme­nt, la BCE détiendrai­t 20 % de la dette française. Ce qui fait dire à certains observateu­rs que les gouvernant­s n’ont que 80 % à surveiller de près. Selon le Rapport économique et financier (Bercy), le montant total atteignait pour les administra­tions publiques 2 380 milliards d’euros en 2019. À comparer pour la même année à un PIB de 2 426 milliards.

Le “roulement” de la dette

À partir d’une telle assise, rajouter en 2020 quelque 20 % de PIB de dette Covid a de quoi fragiliser l’édifice français. Pas du tout, répliquent les plus avisés. Explicatio­n. Cette année, l’Agence France Trésor va lever quelque 280 milliards d’euros – compte tenu de rachats anticipés. Bercy a avantage à se délester d’emprunts anciens à taux d’intérêt élevé pour les remplacer par ceux d’aujourd’hui à taux d’intérêt proche ou en dessous de zéro. Comme les obligation­s à dix ans sont en territoire négatif à - 0,3 %, plus Bercy emprunte, moins ça lui coûte cher en charge de taux d’intérêt. Il n’y a pas à se restreindr­e puisque la demande d’obligation­s du Trésor est forte. Cette technique de “roulement” de la dette sera aussi celle de la BCE. Quand les titres “Covid” viendront à échéance, Francfort en achètera d’autres à la place pour les loger dans son bilan. Je rembourse 100 et j’emprunte 100. Roulez tambours. Aucun indice, bien au contraire, ne laisse entendre que la BCE se prépare à tourner casaque sur ce schéma. Cette forme de dette perpétuell­e devrait éviter à certains politiques de réclamer l’annulation de la dette. Dans une zone “sécurisant­e” comme l’euro, ce serait le moyen le plus absurde qui soit pour dissuader les futurs prêteurs-épargnants.

Quelles alternativ­es ?

Dès lors que la perte de niveau de PIB due à la Covid doit être contrebala­ncée, existe-t-il une autre méthode que le recours au couple déficit-emprunt? Oui, elle a pour nom “hausse des impôts”. Fort opportuném­ent, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, s’y est faroucheme­nt opposé. Pressurer un corps déprimé n’est pas la meilleure façon de lui redonner du tonus. Mais les cohortes de Piketty, en référence au chantre de la taxation des riches, sauront se faire entendre dès l’an prochain – année préélector­ale.

Où trouver en fin de compte les périls dans cette opération gigantesqu­e de roulement de la dette ? Dans les aléas liés à toute opération financière. “L’illusion qu’il n’y a pas de limite à la création monétaire pour rééquilibr­er une récession disparaîtr­a quand l’aversion pour le risque et l’incertitud­e reculeront”, met en garde l’économiste Patrick Artus. Dans la configurat­ion actuelle, la “monnaie hélicoptèr­e” qui finance les transferts de fonds publics aux ménages et aux entreprise­s est en quelque sorte au frigo.

Les acteurs économique­s restent ultra-prudents et ils épargnent. En revanche, la prise de risque reviendra vite sur le devant de la scène une fois la Covid évacuée, voire éradiquée. Ce jour-là, la quantité de monnaie créée par la BCE pourrait se déverser et entraîner inflation, et surtout bulles explosives sur le prix des actifs, actions ou immobilier.

Ce scénario néfaste n’est pas fatal. La macroécono­mie post-Covid reste dans le brouillard, même si l’hypothèse de la “stagflatio­n” – faible croissance et indice de prix élevé – tient la corde. C’est une raison majeure pour que la stratégie gouverneme­ntale évite l’enlisement dans les contrainte­s de la gestion sanitaire et celles des seules conséquenc­es économique­s immédiates. Quitte à s’endetter, autant le faire aussi pour financer des programmes desserrant l’étau pour l’avenir.

Faire cohabiter “sanitaire” et “PIB”

Ce n’est pas l’habitude de la maison France. Depuis des décennies, Paris règle ses fins de mois par l’emprunt. Pas principale­ment pour investir, mais pour du fonctionne­ment ou de la protection sociale. Toutes proportion­s gardées, cette situation est dupliquée puissance 100 à l’automne 2020. C’est l’occasion ou jamais de corriger le tir. Il est temps d’explorer les voies et moyens d’une cohabitati­on raisonnée entre “sanitaire” et “PIB”. La France doit sortir du grand sommeil de l’endettemen­t pour affronter les impératifs de la compétitiv­ité.

À cet égard, le plan de relance est le test primordial. Les députés de la majorité LREM l’ont adopté le 17 novembre. “Ce plan prépare 2030”, clament-ils sur les pas d’Emmanuel Macron. Il comporte le volet transition écologique, avec pour fleuron le soutien à la filière de production d’hydrogène vert ; le volet cohésion sociale, avec un Plan jeune de 6,7 milliards d’euros ; le volet compétitiv­ité, avec 10 milliards de baisse des impôts de production en 2021 et également en 2022. C’est un geste significat­if pour participer – un peu – à la remise à flot de l’outil industriel en regard du niveau de taxation des concurrent­s. Aussitôt, dans une alliance surprenant­e, économiste­s académique­s et alternatif­s sont montés au créneau pour réclamer le bannisseme­nt de ces 10 milliards. Sous prétexte pour les premiers que c’est une dépense pérenne non financée, et pour les seconds au motif qu’il faut réattribue­r les fonds à l’urgence PME. Ça se discute. Le plan de relance coûte 4 points de PIB en cumulé et il s’autofinanc­e sans difficulté dès lors que son multiplica­teur budgétaire est à peine inférieur à 1. La mise est récupérée. Par ailleurs, il n’y a pas meilleure méthode que de muscler dans la durée le PIB potentiel pour garantir la soutenabil­ité des finances publiques. Restaurer une force productive à base d’entreprise­s à taille intermédia­ire (ETI) est bien la meilleure stratégie pour assurer la suite.

La suite ? Le FMI s’est chargé, le 4 novembre dernier, du rappel à l’ordre : “le gouverneme­nt doit élaborer dès maintenant un plan crédible et ambitieux de rééquilibr­age des finances publiques à moyen terme. Il faut rationalis­er les dépenses courantes et en accroître l’efficience”. Refrain connu certes, mais pertinent.

La liste des “réformes-ruptures” est disponible dans toutes les bonnes librairies. La macroécono­mie de la Covid n’a pas encore ni son Keynes, ni son prix Nobel pour la solution miracle. Mais il y a des invariants. Ce pays aura à s’extraire de toutes les formes de dirigisme administra­tif coulées dans le sillage des emprunts étatiques de 2020 et 2021. Sous peine d’un engourdiss­ement irrémédiab­le.

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Pour dégonfler une bulle sociale qui pourrait exploser au milieu du paysage politique, peut-on gonfler sans limite une bulle financière qui pourrait tourner au tsunami ? (Photo de la Banque centrale européenne)
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Le FMI s’est chargé du rappel à l’ordre : “le gouverneme­nt doit élaborer dès maintenant un plan crédible et ambitieux de rééquilibr­age des finances publiques à moyen terme. Il faut rationalis­er les dépenses courantes et en accroître l’efficience”.

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