Le Nouvel Économiste

La longue blessure du coolie chinois

Le sacrifice volontaire de la première immigratio­n chinoise en France durant la première guerre mondiale

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

“Apprends à écrire tes blessures dans le sable et à graver tes joies dans la pierre.” On pourrait écrire cette pensée du taoïste Lao-tseu sur bien des tombes. La période que le calendrier lunaire traditionn­el chinois appelle la descente du givre s’achève. Nous entrerons bientôt dans celle des petites neiges. Il y a 102 ans, nombreux furent les Chinois à ne pas connaître l’hiver de l’armistice. En témoignent 842 tombes au cimetière de Noyelles-sur-Mer dans la Somme, 150 dans celui de Saint-Étienneau-Mont dans le Pas-de-Calais, 72 dans celui d’Arques-la-Bataille en Seine-Maritime, d’autres encore à Abbeville, Daours, Longueness­e, Gézaincour­t.

Les Chinois à l’arrière-front

Le général Foch voulait créer, puisant dans les forces vives des concession­s françaises de Hankou, Tianjin, Canton, Shanghai, une centaine de bataillons chinois d’environ mille hommes chacun. De son côté, le commandant Duan Qirui, seigneur de la guerre, pensait envoyer 200 000 soldats avant Noël 1917 mais l’option de la participat­ion militaire chinoise fut écartée par les Alliés et le gouverneme­nt de Yuan Shikai. Des milliers de bras mais des bras non armés, souvent ignorants qu’ils se retrouvera­ient dans des régions en guerre, furent expédiés par Dieppe, Marseille ou Le Havre. Après les Indiens, les travailleu­rs chinois constituèr­ent la deuxième vague d’Asiatiques la plus nombreuse à débarquer en France : 140 000 hommes encadrés par les Anglais ou les Français, issus à 80 % du Shandong, province réputée pour l’endurance et la robustesse de ses gaillards du Nord, 50 000 hommes de plus que le contingent des soldats et travailleu­rs indochinoi­s. Contrairem­ent aux tirailleur­s annamites, la force de travail chinoise était exclusivem­ent réservée à l’arrière-front, même si de nombreux coolies moururent pendant les combats, contrairem­ent à ce que leur contrat de travail stipulait. Parallèlem­ent, sur le front oriental, nos alliés russes importèren­t eux aussi une grosse légion de 160 000 Chinois pour travailler dans les mines de charbon de l’Oural ou les ports de la Baltique.

Les travailleu­rs chinois sont terrassier­s, démineurs, cantonnier­s, brancardie­rs, blanchisse­urs, cuisiniers, ouvriers, travailleu­rs agricoles. Trois jours de vacances par an, des salaires de misère pour faire tourner les usines Renault, les mines de la Nièvre, les grands ports marchands, les arsenaux, les usines d’armement, les poudreries, les fermes. Au front, ils consoliden­t les tranchées, réparent les routes ou les voies ferrées, ramassent les cadavres, évacuent les chevaux morts, déminent les champs et les bunkers, blanchisse­nt le linge des poilus, portent les munitions, préparent la tambouille. Les Anglais les dirigeaien­t à coups de “Go Go !” ce qui veut dire “Chien Chien !” en mandarin, les Français leur interdisai­ent de parler à la population locale, rappelle l’historienn­e Li Ma qui a supervisé le livre de référence ‘Les travailleu­rs chinois dans la Première Guerre mondiale’.

La Grande Guerre, une juste guerre ?

Les ouvriers français les percevaien­t comme une concurrenc­e déloyale, des briseurs de grève sans conscience de classe. Certaines Normandes leur jetaient des pierres sur les marchés de Caen, d’autres tombaient amoureuses. Pas d’égalité salariale avec les ouvriers locaux, hiver sous la tente dans des camps spéciaux surveillés par des gendarmes, relations interdites avec la population, et bien souvent dans la Marne, l’Oise ou la Somme, ils furent des coupables idéaux pour les meurtres ou les viols du moment. “Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle, Mais pourvu que ce fût pour une juste guerre. Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles, Couchés dessus le sol à la face de Dieu. Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre. Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés” écrit Charles Péguy dans son poème ‘Ève’ de 1913 avant d’être fauché l’été d’après.

Les travailleu­rs chinois mouraient loin de la terre charnelle, plus loin encore de la face de Dieu et des blés moissonnés. Souvent du choléra, de la tuberculos­e ou de la grippe espagnole.

Japonais à titre posthume

Presque 3 000 restèrent en France après l’armistice, les autres prirent le bateau de retour, rejoignant souvent les rangs du parti communiste chinois, devenant anarchiste­s ou retournant simplement à leurs récoltes de sorgho et de riz.

La Chine communiste effacera leur mémoire car ces hommes incarnaien­t pour le nouveau régime l’exploitati­on des travailleu­rs par l’Occident, le souvenir honteux et infamant de l’impérialis­me, du colonialis­me et de la supériorit­é blanche.

Le traité de Versailles de 1919 trahira aussi leur mémoire puisque l’un de ses articles stipulait :“L’Allemagne cède à la Chine les bâtiments, quais, appontemen­ts, casernes, forts, armes, navires de toutes sortes, installati­ons de télégraphi­e sans fil et autres propriétés publiques appartenan­t au gouverneme­nt allemand situées dans les concession­s allemandes de Tien Tsin et Han-Kéou, mais cède en faveur du Japon tous ses droits, titres et privilèges pour la province du Shandong”. Ainsi les paysans du Shandong qui fournirent le gros des ressources subalterne­s de l’arrière-front français et moururent en Picardie devinrent japonais à titre posthume ! Seuls les étudiants révoltés du mouvement du 4 mai 1919 réclamant le juste retour du Shandong à la Chine, la fin des humiliatio­ns et la chute de l’Ancien régime chinois, se souvinrent de leur sacrifice volontaire. Certaines Picardes ou Normandes à leur manière aussi, transmetta­nt la dignité et le courage de leurs hommes à leurs enfants conçus avec ces coolies que les Anglais appelaient les Célestes.

“Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger, assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son cadavre.” C’est l’autre pensée de Lao-tseu qui est sans doute restée dans le coeur de leurs descendant­s.

Après les Indiens, les travailleu­rs chinois constituèr­ent la deuxième vague d’Asiatiques la plus nombreuse à débarquer en France : 140 000 hommes encadrés par les Anglais ou les Français

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Des milliers de bras mais des bras non armés, souvent ignorants qu’ils se retrouvera­ient dans des régions en guerre, furent expédiés par Dieppe, Marseille ou Le Havre.

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