Le Nouvel Économiste

LA RÉTICENCE DES CHEFS DE FAMILLE À CÉDER LE CONTRÔLE

Pourquoi les chefs de famille sont-ils si réticents à céder leur pouvoir et leur fortune à leurs enfants ?

- STEFAN WAGSTYL, RÉDACTEUR FT MONEY EN CHEF DU

Les douleurs de l’héritage dynastique sont bien décrites dans ‘Succession’, le drame télévisé américain mettant en scène un milliardai­re malade et ses enfants en guerre. Comme le montre la série, loin de refroidir les esprits, l’importance des sommes en jeu attise généraleme­nt les flammes. Ou, comme me l’a dit un jour un banquier privé : “Je n’ai jamais rencontré une famille qui soit unie par sa richesse”.

Le coeur du problème est souvent la profonde réticence des chefs de famille plus âgés à partager le contrôle avec la génération suivante. Ils ne font pas confiance à leurs successeur­s pour faire le travail aussi bien qu’eux, surtout dans le cas d’entreprene­urs autodidact­es convaincus de leur génie.

La dernière preuve en date vient d’une enquête publiée récemment par la branche banque privée de Barclays, qui révèle que 67 % des créateurs de patrimoine familial de la première génération sont “très prudents

Le coeur du problème est souvent la profonde réticence des chefs de famille plus âgés à partager le contrôle avec la génération suivante. Ils ne font pas confiance à leurs successeur­s pour faire le travail aussi bien qu’eux, surtout dans le cas d’entreprene­urs autodidact­es convaincus de leur génie.

lorsqu’il s’agit de renoncer à l’autorité (…) et conservent souvent une position d’autorité jusqu’à un âge avancé”.

Ils ne font pas confiance à l’engagement de leurs héritiers dans l’entreprise familiale (63 %) ou à leur capacité à reprendre la direction (57 %), selon l’étude, qui a interrogé environ 400 personnes fortunées dans le monde entier, dont près de 150 au RoyaumeUni. Lorsqu’il s’agit de gérer les investisse­ments familiaux – qui nécessiten­t peut-être moins de compétence­s particuliè­res que l’activité principale – le niveau de méfiance n’est que légèrement inférieur, à 53 %. L’étude fait écho à d’autres, notamment à une enquête réalisée l’année dernière par Campden Research et la banque suisse UBS sur les family offices, qui a révélé que 44 % des clans de milliardai­res et de multimilli­onnaires n’avaient aucun plan de succession.

Il est vrai que la plupart d’entre nous avons une réticence similaire à envisager notre propre mort. Une enquête menée l’année dernière au Royaume-Uni auprès de 2 000 personnes par l’organisati­on caritative Macmillan Cancer Support a révélé que 42 % des personnes âgées de plus de 55 ans n’avaient pas de testament. Cependant, on pourrait penser que les personnes riches feraient preuve de plus de prudence, car l’enjeu est bien plus important, surtout dans le cas des propriétai­res de sociétés d’exploitati­on où un manque de planificat­ion de la succession pourrait nuire à la gestion et mettre des emplois en danger.

Mais ce n’est pas le cas. Au contraire, tout cet argent – et ce pouvoir – rend encore plus difficile la réflexion sur le fait que toute chose a une fin. Effie Datson, responsabl­e mondial du family office chez Barclays Private Bank, affirme que pour certains entreprene­urs, céder le contrôle d’une entreprise qu’ils ont créée revient à “abandonner une part importante d’eux-mêmes”. Bien sûr, parmi les services coûteux qu’offrent les banquiers privés figure l’aide à la planificat­ion de la succession – “en abordant le sujet avec beaucoup de douceur”, comme le dit Mme Datson. Mais même dans ce cas, comme le montre l’enquête, cela peut être difficile.

La pandémie remet le testament au goût du jour

Au moins, la pandémie de Covid19 semble apporter une dose de froide réalité, de nombreux Britanniqu­es décidant qu’il est grand temps de rédiger ou d’actualiser leur testament. L’étude de Barclays indique que 70 % des “créateurs de richesse” de la première génération réévaluent leurs objectifs profession­nels à la lumière de la pandémie, avec pour résultat que “les plans de transfert de richesse établis de longue date devront probableme­nt être reconsidér­és”.

Que faut-il faire ? Il est clair que les chefs de famille très fortunés doivent faire passer leur tête avant leur coeur et prendre des décisions bien avant que les années qui passent ne rendent la chose difficile ou impossible. Ils devraient avoir davantage confiance dans les jeunes, en particulie­r dans leurs propres enfants qu’ils ont élevés et qu’ils connaissen­t donc probableme­nt bien. Et, peut-être, plus de confiance dans le fait que l’argent qu’ils ont fréquemmen­t consacré à l’éducation de leurs enfants n’a pas été gaspillé.

Selon Mme Datson, l’idée que les héritiers ne s’intéressen­t qu’à la dilapidati­on de la fortune familiale est “une erreur”. L’étude de Barclays montre que parmi la jeune génération, 67 % éprouvent un fort sentiment de devoir envers leur héritage.

Fortune dilapidée, et alors ?

Mais tout cela étant dit, il n’y a aucune raison fondamenta­le pour qu’une fortune une fois acquise augmente pour toujours, ou même reste intacte. Selon le Family Firm Institute, basé aux États-Unis, qui compte des membres dans le monde entier, moins d’un tiers des entreprise­s familiales survivent jusqu’à la deuxième génération, 12 % jusqu’à la troisième et 3 % jusqu’à la quatrième. La dynastie bancaire multigénér­ationnelle des Rothschild est l’exception, et non la règle.

Dans ‘les Buddenbroo­k’, un roman magistral sur le déclin des familles, Thomas Mann a écrit que la dégénéresc­ence s’installe souvent avant même qu’une famille n’atteigne le sommet de sa gloire. “Souvent, les signes matériels extérieurs et visibles et les symboles de bonheur et de réussite ne se manifesten­t que lorsque le processus de déclin s’est déjà enclenché.”

Mais tout cela est bien trop sombre. Conserver une fortune familiale ne peut pas être une fin en soi. Les héritiers sont certaineme­nt libres de prendre leurs propres décisions et de mener leur propre vie. Si les fortunes familiales sont divisées quand une génération succède à une autre, qu’est-ce que ça peut faire ? Si une entreprise familiale est vendue parce que personne ne veut la diriger, cela a-t-il de l’importance tant qu’elle est entre de bonnes mains ? Si les revenus sont divisés et l’argent plus largement réparti, davantage de personnes pourraient en bénéficier. Et, qui sait, le souvenir du patriarche ou de la matriarche pourrait même être plus agréable.

Les chefs de famille très fortunés devraient avoir davantage confiance dans les jeunes, en particulie­r dans leurs propres enfants qu’ils ont élevés et qu’ils connaissen­t donc probableme­nt bien. Et, peut-être, plus de confiance dans le fait que l’argent qu’ils ont fréquemmen­t consacré à l’éducation de leurs enfants n’a pas été gaspillé.

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44 % des clans de milliardai­res et de multimilli­onnaires n’ont aucun plan de succession.

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