Le Nouvel Économiste

Enseigneme­nt à distance, phase 2

Le défi est maintenant à la fois technologi­que et pédagogiqu­e

- PAR NICOLAS CHALON -

Tout le monde a applaudi l’enseigneme­nt supérieur des deux mains pour son passage au distanciel, brutal mais réussi, le jour du confinemen­t. Partout, la désormais célèbre “continuité pédagogiqu­e” a été assurée. Dès lors, nombre de commentair­es extatiques ont célébré l’avènement tant attendu du e-learning, porteur de nouvelles manières d’étudier, de davantage de souplesse, voire même de meilleures performanc­es que l’enseigneme­nt 98,5 % des étudiants du monde ont vu leur campus fermer au cours de la pandémie, selon l’Unicef. En France et ailleurs, des dizaines d’établissem­ents ont dû fermer, sitôt rouverts : Sciences Po Reims et Paris, université­s de Lille, Nice, Aix-Marseille… Une menace qui rappelle à toute formation que la page Covid-19 n’est pas tournée.

Il y a dix ans, tout se serait arrêté. Immédiatem­ent, sans cours, sans classique. Un cap psychologi­que a sans conteste été franchi. Quant à estimer que les étudiants ont eu droit à la même qualité d’enseigneme­nt, il y a un gouffre. Concentrat­ion, implicatio­n et engagement ont chuté au fil des jours. Pour offrir, en ligne, une excellence en phase avec les frais de scolarité qu’elles exigent par ailleurs, les grandes écoles doivent investir, innover, former, évaluer… Elles y travaillen­t. examens de fin d’année, avec peut-être – catastroph­e pour les écoles privées – un semestre à rembourser à des milliers d’étudiants. Mais 2020 ne l’a pas voulu ainsi : “le sujet de l’enseigneme­nt à distance était depuis longtemps sur notre table. Au moment du confinemen­t, les infrastruc­tures étaient prêtes”, explique Patrice Houdayer, vice-doyen de Skema Business school. Ironie de l’histoire, les écoles peuvent remercier les mouvements sociaux de l’automne dernier contre la réforme des retraites, qui ont, rétrospect­ivement, tenu lieu de répétition générale au grand switch du printemps. À l’université comme dans le privé, la continuité pédagogiqu­e a pu être assurée après une semaine en moyenne. Une vraie prouesse.

E-learning, quelle performanc­e ?

Six mois plus tard, une première évaluation s’impose. Pour évacuer tout de suite la question essentiell­e : non, l’enseigneme­nt proposé ces six derniers mois n’était pas aussi efficace que d’habitude. Ce n’est d’ailleurs pas la prétention des écoles : “pendant le confinemen­t, nous étions par la force des choses sur un tout-en-ligne de premier niveau. Nous avons beaucoup progressé depuis”, acquiesce Patrice Houdayer.

Les premiers retours, basés sur le taux de participat­ion et de satisfacti­on déclaré des étudiants, sont alors probants : “ils étaient, en début de confinemen­t, encore plus présents que d’habitude, très impliqués et assez enchantés de cette nouvelle manière d’étudier”, confirme Elian Pilvin, directeur général d’EM Normandie. Un engouement qui s’explique notamment par l’attrait de la nouveauté, en particulie­r digitale pour cette génération, et la dynamique collective suscitée par la soudaineté quasi-fictionnel­le de la pandémie. La continuité pédagogiqu­e est alors simple à résumer, reposant en grande partie sur les talents du professeur : un choix à opérer entre Zoom et Teams, selon les habitudes (ou les partenaria­ts) de l’école, une caméra à allumer, et le cours prenait place, en respectant généraleme­nt les horaires habituels.

Très vite, les indicateur­s de satisfacti­on s’avèrent sommaires, voire trompeurs. En visioconfé­rence, le niveau d’attention et la concentrat­ion chutent rapidement. Quant à l’implicatio­n, elle ne peut se mesurer uniquement à l’aune de sa connexion ou non au cours, ni même à son avis, mais requiert différente­s formes de participat­ion, qu’il s’agit de susciter puis de passer au crible d’une analyse fine. “Un enseignant peut lire dans les regards. Il sait, il sent, quand il peut passer à un autre sujet ou s’il doit s’attarder sur un point”, explique Olivier Lamirault, directeur EdTech de l’EM Normandie. Dépossédé de ces regards, de quels capteurs le professeur peut-il user ?

Très vite, les indicateur­s de satisfacti­on s’avèrent sommaires, voire trompeurs. En visioconfé­rence, le niveau d’attention et la concentrat­ion chutent rapidement.

Le premier défi est technologi­que

“Selon moi, les bonnes règles d’un cours à distance sont les mêmes que celles d’un cours classique. Ce qui est plus complexe est de trouver le moyen de les appliquer en ligne”, estime Olivier Lamirault, “vieux

routier de l’e-learning” comme se définit celui qui effectua ses premiers envois postaux avec le CNED en 1992. “Les étudiants ne sont pas là. Le but est de tout recréer pour retrouver la sensation qu’ils sont là”, résume-t-il. Une dimension sensoriell­e qui en appelle en premier lieu à la technologi­e.

Plutôt que de la visioconfé­rence simple, les grandes écoles investisse­nt aujourd’hui dans des salles hybrides, parfois appelées co-modales, multimodal­es, Flex rooms, HyFlex ou, encore plus délicieuse­ment, phygitales. Leur but est de permettre un enseigneme­nt hybride, délivré au même moment en présentiel et distanciel. En termes technologi­ques, cela suppose : deux caméras rotatives à angle de 150°, un mur d’images digital tenant lieu de tableau, des micros répartis dans la pièce… “Un étudiant lève la main, illustre Olivier Lamirault. Les caméras se tournent vers lui. Le professeur, mais aussi les autres étudiants, l’écoutent et le regardent.” Sur le mur digital s’inscrivent les questions posées par la classe, telles des post-it ; des liens apparaisse­nt, des vidéos se lancent, dirigeant la classe vers divers contenus relatifs au cours. Recréer ces choses si naturelles en temps normal a un coût, que tous les établissem­ents ne peuvent se permettre. À titre de repère, l’EM Normandie a ainsi investi 600 000 euros dans la “phygitalis­ation” de ses enseigneme­nts.

Ces nouveaux besoins ouvrent des perspectiv­es à d’autres acteurs que ceux de l’enseigneme­nt. “Les outils à dispositio­n des établissem­ents se multiplien­t et s’affinent chaque jour”, explique Kristin Naltchadji­an, directrice éducation et recherche de Microsoft France. L’entreprise se place depuis six mois dans une posture d’accompagne­ment des enseignant­s et étudiants pour utiliser ses produits, à commencer par Teams, ouvrant même un numéro vert pour les guider. “Nous proposons du hardware, comme le Surface Hub [le fameux mur d’images, ndlr], et du software, comme Teams, dans lequel nous intégrons jour après jour des fonctionna­lités en fonction de leurs problémati­ques”, détaille Kristine Naltchadji­an. Qui a connu Microsoft Teams avant et après la crise sanitaire pourra le confirmer, l’applicatio­n a évolué. En salle de classe, cela va encore plus loin : créer un face-à-face avec un élève, diviser la classe en petits groupes, que l’on peut interroger séparément sans que les autres n’entendent… “Microsoft ne fait pas de pédagogie. Nous nous tenons à l’écoute du terrain et proposons des réponses”, insiste Kristine Naltchadji­an. Proche du monde de l’enseigneme­nt dans son ensemble, la firme a aussi quelques partenaria­ts plus complets avec des université­s, comme celle de Bourgogne, ou des écoles comme Skema Business School. “Nous sommes bluffés par la vitesse à laquelle de nouveaux outils sont développés pour répondre à nos problémati­ques”, juge le vice-doyen de cette dernière. D’autres acteurs sont apparus, ou du moins ont explosé. À commencer par Zoom, qui a vu le nombre de réunions augmenter de 3 000 % entre 2019 et 2020, selon la plateforme.

Redesign pédagogiqu­e

Au-delà d’un équipement de pointe, le défi posé réside dans la conception du cours lui-même. Une réflexion nourrie par des travaux de recherche toujours plus nombreux sur la capacité de concentrat­ion, la mémorisati­on… “Nous savons aujourd’hui qu’un étudiant ne peut maintenir son attention trois heures devant une vidéo, ni deux, ni même une”, plaide Haïthem Marzouki, directeur de la pédagogie innovante de Neoma Business school. Le cours gagne donc à être découpé en séquences d’une vingtaine de minutes, “entrecoupé­es de contenus multimédia, de sondages en direct, exercices, prises de parole”, détaille-t-il. Son équipe s’est étoffée au cours de l’été pour accueillir de nouveaux ingénieurs pédagogiqu­es, fonction devenue clé, que l’on croise aussi sous l’appellatio­n de “course designer”. “L’ingénieur pédagogiqu­e est là pour accompagne­r le professeur dans l’utilisatio­n des outils.” Lui montrer comment un logiciel fonctionne, les possibilit­és qui s’offrent à lui, “sans jamais oublier que dans une salle, il n’y a qu’un seul boss, c’est le prof”, tempère Haïthem Marzouki.

La recherche de possibilit­és de dynamiser le cours et rattraper l’attention fait les beaux jours des start-up EdTech (pour Educationa­l technologi­es), devenues incontourn­ables, comme Klassroom, Slack, Kahoot, Pear Deck, Wooclap. Toutes ont en commun d’apporter des ruptures de rythmes en variant les séquences. Avec des moyens souvent ludiques, des quizz aux sondages participat­ifs, en passant par les cold calls (le professeur s’adresse en direct un étudiant en particulie­r)… Autant d’allersreto­urs entre l’enseignant et les étudiants susceptibl­es de rattraper aux bons moments leur glissante attention.

Profs en formation

Se jouant de l’adage selon lequel il n’existe pas public plus difficile à former que celui des professeur­s, la Covid-19 a bien aidé les écoles à convaincre ceux-ci de passer au digital. “Nous avons constaté une mobilisati­on extraordin­aire de nos enseignant­s”, se réjouit Patrice Houdayer. Mais le basculemen­t a demandé des efforts considérab­les en termes de formation. “Nous avons mis en place des dizaines de sessions de formation de 90 minutes chacune, mais aussi mis en ligne des documents et tutoriels, organisé des webinars”, précise Olivier Lamirault, dont l’école compte plus de 1 000 intervenan­ts potentiels, enseignant­s-chercheurs et profession­nels confondus. Pour eux, l’été fut studieux, ponctué de répétition­s, enregistre­ment de cours, mises en situation… “L’une des clés du succès est l’échange de bonnes pratiques entre les enseignant­s, certains étant naturellem­ent plus à l’aise dans ce modèle, d’autres plus angoissés”, observe Olivier Lamirault. Quand ce ne sont pas les étudiants eux-mêmes qui volent à leur secours, eux qui se montrent particuliè­rement à l’aise ces nouvelles applicatio­ns qui reprennent en grande partie les codes des réseaux sociaux (graphisme, navigation).

“Le rapprochem­ent entre les professeur­s est riche et réjouissan­t, car chacun d’entre eux a des besoins différents”, explique Thierry Picq, directeur de l’innovation à Emlyon Business school, qui a investi massivemen­t dans la digitalisa­tion ces dernières années. Il entrevoit une hybridatio­n à tous les étages : entre les discipline­s,

“Un étudiant ne peut maintenir son attention trois heures devant une vidéo, ni deux, ni même une”. Le cours gagne donc à être découpé en séquences d’une vingtaine de minutes, entrecoupé­es de contenus multimédia, de sondages en direct, exercices, prises de parole”

les programmes, les campus… Une perspectiv­e réjouissan­te pour une grande école qui compte 40 % d’internatio­naux dans ses rangs. Tous pourront, par exemple, assister en visio à la venue d’une personnali­té, privilège réservé jusqu’ici aux seuls étudiants présents.

Levier de croissance sur de nouveaux marchés

Le e-learning a trouvé dans la Covid le déclic qu’il attendait, mais ne s’arrêtera pas avec elle. Munies de cette nouvelle arme, les écoles lorgnent déjà de nouveaux marchés. Pour des cours en ligne, elles n’ont plus besoin de campus, ni même de partenaire académique pour recruter de nouveaux étudiants partout dans le monde. À l’heure où la mobilité étudiante est à l’arrêt, occasionna­nt un manque à gagner, ou du moins un décalage des recettes dans le temps

(beaucoup de programmes ont décidé de reporter leur rentrée à janvier), l’internatio­nal apparaît paradoxale­ment comme un levier de croissance. “Dire à un étudiant d’Amérique du Sud qu’il peut bénéficier du même niveau d’excellence pédagogiqu­e sans avoir à déménager plusieurs années en France, est évidemment un atout”, note

Thierry Picq. D’autant que les internatio­naux ne sont pas le seul public concerné : “3 à 4 % des étudiants sont en situation de handicap, rappelle Olivier Lamirault, et d’autres ne poursuiven­t pas d’études à cause de toutes les contrainte­s qui y sont liées.” S’ajoutent à ces nouvelles cibles les profession­nels en poste, et plus généraleme­nt tous ceux dont les contrainte­s de vie s’opposaient, jadis, à la poursuite d’études.

Mais une dimension essentiell­e échappe encore aux écoles et à leurs ingénieurs pédagogiqu­es : ‘l’expérience étudiante’. La formule, tant utilisée dans la communicat­ion qu’elle peut prêter à sourire, a montré toute son importance au cours de la pandémie. Les cours ne constituen­t, en effet, qu’une partie de l’enseigneme­nt. Rencontres, réseau, vie associativ­e, concours, projets en groupe, demeurent des éléments indissocia­bles d’une formation en école. De quoi inquiéter les étudiants et leurs parents sur la valeur réelle du diplôme au regard des frais de scolarité versés (autour de 10 000 euros par an pour une école de management). Déjà, des initiative­s surgissent, comme les campus entièremen­t numériques, où l’étudiant peut balader son avatar au gré de son emploi du temps et de ses envies, ou visiter des avatars amis. Pour l’heure, la digitalisa­tion doit poursuivre sa montée en qualité, et le plus bel apéritif organisé sur Zoom ne parvient toujours pas à recréer ce mélange de détresse et de compréhens­ion mutuelle que l’on peut parfois échanger avec un congénère le lendemain matin. Une histoire de regard.

Une dimension essentiell­e échappe encore aux écoles et à leurs ingénieurs pédagogiqu­es : ‘l’expérience étudiante’. Rencontres, réseau, vie associativ­e, concours, projets en groupe, demeurent des éléments indissocia­bles d’une formation en école

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Les grandes écoles investisse­nt aujourd’hui dans des salles hybrides, parfois appelées co-modales ou phygitales. Leur but est de permettre un enseigneme­nt délivré au même moment en présentiel et distanciel.
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“Les étudiants ne sont pas là. Le but est de tout recréer pour retrouver la sensation qu’ils sont là.” Olivier Lamirault, EM Normandie.

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