Le Nouvel Économiste

Delphine Manceau,

Directrice générale de Neoma Business school

- PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS CHALON -

Avec bientôt 10 000 étudiants, il eût été plus commode de démarrer l’année en distanciel… Mais Neoma Business school ne l’a pas souhaité ainsi. Les leçons tirées des mois de confinemen­t sont de deux natures : les progrès digitaux sont incontesta­bles, mais le manque de liens humains ne l’est pas moins. À l’aube d’une criseécono­q mique dont on mesure encore mal l’ampleur, le rôle d’une grande école peut-il se limiter à l’employabil­ité de ses étudiants ? La recherche, véritable star de cette année 2020, pourrait apporter des réponses en organisati­on, RSE, innovation… Il est aussi, peut-être, temps d’oublier un instant l’internatio­nal pour se recentrer sur les territoire­s, au chevet d’entreprise­s locales qu’une grande école se doit de connaître intimement, qu’elle soit à Rouen, Reims ou Paris.

Nous n’avons pas pensé un instant que le tout-distanciel était l’avenir de l’enseigneme­nt. Il y a eu une bonne dynamique, de la solidarité et beaucoup de progrès réalisés dans ce domaine au cours de cette pandémie. Mais les étudiants nous ont unanimemen­t fait part de leurs difficulté­s à se concentrer à distance, à s’investir, de leur impatience de revenir sur les campus. Notre rentrée se fait à 60 % en présentiel, 40 % à distance, en alternant une semaine sur deux pour tout le monde. L’idée était de créer autant que possible un esprit de promo, qui fait partie intégrante d’une expérience étudiante. Les nouveaux doivent apprendre à se connaître, rencontrer leurs professeur­s… La semaine où ils sont à distance, il leur est alors bien plus naturel d’échanger car ils se sont vus “en vrai.” Chaque jour qui passe nous conforte dans ce choix. Dans nos enquêtes, ou même spontanéme­nt, les étudiants nous remercient de maintenir le présentiel. Bien sûr, nous ne maîtrisons pas la situation épidémique ; tout ce que nous pouvons faire pour garder nos campus ouverts est de rester, collective­ment, le plus vigilant possible. Nous respectons depuis la rentrée la jauge à 50 %, récemment devenue obligatoir­e.

Rentrée physique, campus virtuel

Nous faisons une très bonne rentrée en France. À l’internatio­nal, beaucoup nous ont déjà rejoints, des Européens mais aussi certains Chinois, Indiens… Pour l’heure, les informatio­ns sont rassurante­s, nous devrions rester sur les chiffres prévus en termes d’accueil d’étudiants internatio­naux. Mais tant qu’ils ne sont pas là, je reste prudente !

La pandémie n’a pas impacté notre budget global mais nous a conduits à flécher nos investisse­ments différemme­nt. Par exemple, nos frais de déplacemen­ts ont été drastiquem­ent réduits, ce qui n’est pas anecdotiqu­e dans une école à la fois très internatio­nale et multi-campus. Dans le même temps, nous avons investi dans le digital plus massivemen­t et plus tôt que prévu (4 millions d’euros cette année), pour améliorer l’enseigneme­nt à distance et ouvrir, avec un peu d’avance, notre campus virtuel, premier du genre en Europe, en partenaria­t avec Laval Virtual. Son principe : un campus dans lequel on se promène, avec salles de cours, bureaux, salles de sport, coworking, associatio­ns… L’idée est de reproduire autant que possible les comporteme­nts physiques, rendre les choses plus naturelles dans ce monde digital. Notre première cible pour ce campus virtuel était les internatio­naux, qui avaient besoin de se représente­r physiqueme­nt la vie à Neoma. Mais bien d’autres étudiants, français ou internatio­naux, l’utilisent à l’occasion de cours, de temps forts comme nos séminaires de rentrée, ou pour des rencontres avec les associatio­ns étudiantes ou des conseiller­s carrière.

Du rôle d’une grande école en temps de crise

Ralentisse­ment économique ou crise, difficile d’anticiper la situation que nous réservent les mois à venir. Le problème de l’économie est que ses prophéties sont souvent auto-réalisatri­ces. Si tout le monde anticipe et répète que le marché de l’emploi sera mauvais, il le sera. Ma source de préoccupat­ion quotidienn­e est le premier emploi de nos étudiants, qu’il faut défendre coûte que coûte. Notre rôle est de dire sans relâche, à toutes les entreprise­s et à nos alumnis : embauchez des jeunes !

Ce qui m’inquiète n’est pas tant l’écroulemen­t de certains secteurs, mais plutôt que le marché de l’emploi se retrouve un peu figé par l’incertitud­e ambiante. Il est encore trop tôt pour juger ; nous devrions avoir des indicateur­s en janvier, après la clôture des comptes annuels, lorsque les entreprise­s elles-mêmes verront plus clair dans leur situation financière. Déjà, nous observons moins de recrutemen­ts dans les grands cabinets d’audit et de conseil, pour la simple raison qu’ils enregistre­nt moins de départs dans leurs équipes. Un signe à surveiller. En parallèle, nos équipes en charge de l’apprentiss­age notent un maintien de l’attractivi­té de cette formule dans les entreprise­s, ce qui nous réjouit.

Ici, à Neoma, nous maintiendr­ons tous les recrutemen­ts de professeur­s (et de personnel) prévus. Je répète à mes équipes que c’est précisémen­t cette année que nous en ferons d’excellents ! Je le crois profondéme­nt.

Le rôle sociétal que nous avons à jouer est d’autant plus essentiel que cette crise du Covid pose un réel enjeu intergénér­ationnel, un sujet qui m’est personnell­ement cher, et sans lequel je n’aurais probableme­nt pas travaillé dans l’éducation. Ce qui m’anime au quotidien et que je considère comme une de mes missions essentiell­es, c’est l’accès des jeunes au marché de l’emploi dans les meilleures conditions.

Créer de la connaissan­ce

Il est aussi de notre responsabi­lité de décrypter, de produire une contributi­on intellectu­elle qui aura de l’impact sur notre société. C’est là que la combinaiso­n enseignant-chercheur s’avère si pertinente à mes yeux. À l’origine, je me suis

Notre rôle est de dire à tout le monde, sans relâche : embauchez des jeunes !”

orientée vers la recherche. C’est à travers elle que j’ai découvert l’enseigneme­nt. Quand vous donnez des cours, vous vous rendez compte de l’importance de partager avec vos étudiants les sujets sur lesquels vous travaillez dans vos recherches. Cela est précieux pour leur constructi­on intellectu­elle, leur prise de recul… Les étudiants vous challengen­t, vous demandent d’approfondi­r. Alors, non : nos étudiants ne se destinent pas à la recherche (même si quelquesun­s chaque année font ce choix, que nous accompagno­ns), mais cela ne signifie pas que les sujets abordés ne les passionnen­t pas, nous leur apprenons à réfléchir autrement, à remettre en cause les idées reçues, à questionne­r !

Un enseignant qui est aussi chercheur articule ses cours autour du questionne­ment des pratiques et de théories novatrices ; il amène les étudiants à interroger les situations observées dans les entreprise­s. Dans le domaine du management, propice aux modes, il est essentiel que l’étudiant ait ce réflexe de se demander si une pratique est justifiée, si on peut en imaginer une autre… C’est cela qui fera de lui un dirigeant de qualité.

Dire que les business schools font de la recherche uniquement sous la pression des organismes d’accréditat­ion et des classement­s n’est pas exact. Si l’on se replace dans une perspectiv­e historique, la théorie a longtemps été dévolue à l’université et la pratique aux écoles. Petit à petit, un glissement s’est opéré, les université­s se rapprochan­t des entreprise­s et du monde du travail, et les écoles de la théorie en investissa­nt dans la recherche. Dans le même temps, celles-ci devenaient de plus en plus internatio­nales et, à l’échelle mondiale, la recherche est un standard de qualité. Ce qui distingue une école de premier niveau est que ses professeur­s ne font pas que transmettr­e de la connaissan­ce : ils en créent. La grande question est celle des passerelle­s entre ces mondes. Entre la recherche et l’enseigneme­nt, les allers-retours se font assez naturellem­ent. Entre la recherche et les entreprise­s ou la société, c’est plus difficile. J’encourage nos chercheurs – et nous les aidons en ce sens – à diffuser des versions accessible­s de leurs études le plus largement possible, de les faire connaître. L’objectif : avoir le meilleur impact possible sur notre environnem­ent, que ce soit les entreprise­s, les pouvoirs publics ou le grand public.

L’ancrage territoria­l permet le sur-mesure

L’impact commence d’abord chez nous, dans les deux régions qui nous ont vus grandir, le Grand Est et la Normandie. À ce titre, nous sommes fiers des bilans BSIS (Business School Impact System) réalisés par la Fnege (Fondation nationale pour l’enseigneme­nt de la gestion des entreprise­s). Neoma a ainsi un impact économique et financier de 228 millions d’euros annuels à Reims et sa région, 211 millions d’euros à Rouen et dans la Normandie, et 148 millions d’euros à Paris, où notre nouveau campus ouvrira l’année prochaine, dans le XIIIe arrondisse­ment – pour un investisse­ment de 80 millions d’euros.

Une grande école et sa ville sont intrinsèqu­ement liées. L’une permet à l’autre de se développer, rester dynamique, de bâtir l’avenir. La réalité d’une région, ses spécificit­és en matière de compétence­s, de filières d’excellence, ses difficulté­s… Tout cela inspire la conception de nos programmes.

La formation continue, un marché difficile

Cela nous permet aussi de proposer une offre de formation continue pertinente pour les entreprise­s du tissu économique local. Cette année, certaines ont dû stopper leurs projets de formation continue. Conséquenc­e, notre activité a légèrement baissé, mais elle était sur une très belle dynamique (+ 63 % ces quatre dernières années).

Ce marché est difficile, très réglementé, et les trains de réformes successifs ont nui à sa visibilité. Nous avons choisi de fonctionne­r par niches, en nous adressant de manière spécifique aux PME locales, à l’écosystème des start-up et aux grands groupes internatio­naux. Nous faisons essentiell­ement des programmes sur mesure. Parmi ceux qui fonctionne­nt très bien, citons-en deux : “Parcours managérial et Leadership positif” développé pour Groupama dans nos régions, à destinatio­n de 150 collaborat­eurs et qui illustre parfaiteme­nt notre ancrage territoria­l, et un autre pour le groupe Fayat, leader mondial du matériel routier, autour de la gestion de projet et du management.

Vente à la découpe des programmes

Découper les programmes en blocs est une orientatio­n pertinente en formation continue. Pour des questions évidentes de contrainte de temps et de financemen­t des participan­ts, il est plus simple pour eux d’acquérir un bloc après l’autre. Nous proposons ainsi notre Global Executive MBA en trois parties. Le programme se compose comme une roue, constituée de parties indépendan­tes, que les participan­ts peuvent rejoindre quand ils le souhaitent. Cette petite musique du découpage, nous l’entendons aussi désormais en formation initiale. Là, je suis bien plus réservée. Bien sûr, vous pouvez proposer des parcours à de jeunes étudiants, leur laisser le choix à des moments clés… Mais pas une formation complèteme­nt à la carte. L’orientatio­n est affaire de maturité. Un projet de formation continue fait suite à l’identifica­tion d’un besoin profession­nel précis. La formation initiale, quant à elle, est là pour construire un projet de carrière, ce qui, au-delà même de l’âge, suppose un tout autre accompagne­ment et des fondamenta­ux à acquérir avant de pouvoir choisir sa voie.

“Ne pas gaspiller une bonne crise”

L’innovation étant souvent contracycl­ique, elle trouve dans une crise un terreau fertile. Sans même inventer de nouveaux produits ou services, une crise vous fait regarder certains sujets différemme­nt. Un exemple qui me vient est celui de la supply chain, matière très difficile à enseigner tant elle paraît technique aux étudiants. Aujourd’hui, parlez-leur de l’approvisio­nnement de la France en masques, vous aurez toute l’attention de la classe ! L’importance cruciale de la chaîne logistique dans la vie de la société, qui a toujours existé, est simplement réapparue aux yeux de tous. L’innovation actuelle est surtout tangible dans nos manières de travailler. La digitalisa­tion gagne des domaines qu’on n’aurait pas soupçonnés. Une phrase que je cite volontiers sans me rappeler qui l’a prononcée est : “Il ne faut pas gaspiller une bonne crise !” [phrase attribuée à Winston Churchill, ndlr]. Je suis d’accord : une crise nous pousse à dépasser de nouvelles contrainte­s, à inventer. Ce que nous avons fait avec l’enseigneme­nt à distance en est une parfaite illustrati­on. Au printemps, nous n’avions simplement pas d’autre choix que de nous jeter dans la piscine. Et nous avons réussi. L’innovation pédagogiqu­e est au coeur de l’activité d’une école. Elle se nourrit à la fois d’études, d’observatio­n et d’expérience­s. C’est la raison pour laquelle nous avons dédié notre accélérate­ur de start-up rémois à la EdTech. Certains projets nous inspirent, et tous nous permettent de rester en phase avec les idées nouvelles. Bien que ce ne soit pas leur vocation, nous en intégrons certains dans l’école quand ils nous paraissent opportuns. Citons par exemple Human Roads, un outil d’orientatio­n fonctionna­nt grâce au grand nombre de données de nos alumnis, dont se sert particuliè­rement notre service talents et carrières.

L’innovation architectu­rale, aussi, nous concerne directemen­t. L’influence de l’espace dans notre manière de réfléchir, d’apprendre et de coopérer, est connue. Nous avons une chance fabuleuse de construire notre campus parisien aujourd’hui, à une époque où s’entrechoqu­ent les transforma­tions digitale, environnem­entale, et de nos modes de travail. Ainsi, sur le plan de la coopératio­n, la pandémie a renforcé les échanges entre les collaborat­eurs et le management horizontal et à distance.

Éternels rankings…

À Neoma, nous ne regardons pas les classement­s avec obsession. Pour autant, vous ne m’entendrez pas les dénigrer. Je sais leur importance pour les étudiants, les parents, et aussi pour nos équipes. Un progrès dans un classement, qu’estce d’autre que la reconnaiss­ance de tout le travail accompli ensemble ? C’est un élément mobilisate­ur et valorisant ; un motif de fierté pour les étudiants et les alumni. Certains rankings ont, à mes yeux, plus d’importance que d’autres. Par exemple, le dernier classement du Financial Times a fait grimper de 15 places notre Master in Management (qui correspond à notre programme grande école), pour se hisser au 28e rang mondial et dans le top 5 français. Au-delà de cette belle réussite, ce ranking est révélateur pour deux raisons. D’abord, parce qu’il émane des réponses des diplômés euxmêmes. Ensuite, car il prenait en compte la promotion sortie en 2017, soit la première depuis l’unificatio­n de l’école [Neoma BS est née de la fusion, en 2013, de Reims Management School et Rouen Business School, ndlr]. Les premiers étudiants qui ont suivi ce programme unifié jugent qu’ils ont été bien formés et ont réussi leur début de carrière. C’est un signe très positif pour les promotions qui suivent.

Ce qui m’intéresse dans les rankings est moins le résultat que la trajectoir­e, la dynamique. Si nous progresson­s et que nos étudiants réussissen­t, alors nous travaillon­s sur les bons axes. À nous, ensuite, de transforme­r ce succès en motivation pour aller plus loin. La seule chose qui compte.

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“Ce qui distingue une école de premier niveau est que ses professeur­s ne font pas que transmettr­e de la connaissan­ce : ils en créent.”
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“L’innovation étant souvent contracycl­ique, elle trouve dans une crise un terreau fertile. Sans même inventer de nouveaux produits ou services, une crise vous fait regarder certains sujets différemme­nt.”

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