Le Nouvel Économiste

L’apprentiss­age tient bon grâce aux aides

Menacée par le virus, l’alternance redécolle dans des écoles d’ingénieurs conquises à ses vertus. Et l’industrie applaudit.

- MARIANNE LE GALLES

“Les aides annoncées sont extrêmemen­t intéressan­tes pour les entreprise­s. Elles bénéficien­t d’une année plus ou moins à coût zéro, en se disant que, dans un an, l’économie aura redécollé”

Qu’elle est loin, l’image négative d’un apprentiss­age supposé réservé aux métiers manuels, eux-mêmes si étrangemen­t dévalorisé­s par ailleurs… Depuis quelques années, la filière la mieux reconnue en France pour son excellence – la formation des ingénieurs – s’est emparée de ce modèle pédagogiqu­e. Une évolution poussée par les étudiants qui bénéficien­t de la gratuité des frais de scolarité, d’un salaire et d’une solide expérience profession­nelle, mais tout aussi fortement par les entreprise­s. Pour ces dernières, recruter ces talents le plus tôt possible signifie donner de la visibilité à ses métiers, fidéliser, et prendre la concurrenc­e de court… Car crise ou pas, le marché des ingénieurs demeure tendu, et les signatures de contrats d’alternance ont reprisp aprèsp l’annonce des aides accordées par l’État pour soutenir l’apprentiss­age.

Depuis six mois, les écoles proposant de l’alternance sont passées par tous les stades de l’émotion. La panique d’abord, avec des projection­s désastreus­es sur l’apprentiss­age, dévoilées début juin par le gouverneme­nt. En perspectiv­e, une baisse de centaines de milliers de contrats pour l’année 2020-21. Le 4 juin, le même gouverneme­nt annonce son plan de soutien. Surprise de mauvais goût : le plan d’aide, substantie­l, et même massif, sera destiné aux cursus jusqu’à bac +3. En sont exclus, donc, les diplômes de niveau bac +5, dont les cursus d’ingénieurs font partie… Exclus aussi les contrats de profession­nalisation dont usent nombre d’établissem­ents. Plus que de simples trous dans la raquette, ces dispositio­ns constituen­t une menace sur le modèle budgétaire des grandes écoles, dont une part toujours plus large dépend de ce système. Mais aussi et en premier lieu, une menace sur leurs étudiants:

“nous avons connu quelques semaines de réelle incertitud­e. Nous sentions bien que les entreprise­s se mettaient en attente”, se souvient Jérôme Da

Rugna, directeur de la pédagogie et de la recherche à l’Esiea, école d’ingénieurs à Paris et Laval. La défiance des recruteurs a aussi de quoi effrayer les étudiants, lesquels doivent avoir signé leur contrat pour démarrer leur année. Pour tous, l’annonce intervenai­t de surcroît au pire des moments, la grande période d’embauche courant de mai à septembre.

Les signatures reprennent

“Heureuseme­nt, l’incertitud­e n’a pas duré longtemps”, coupe Jérôme Da Rugna. Alerté par les acteurs de l’enseigneme­nt, le gouverneme­nt a fini par étendre le dispositif jusqu’au niveau master, ou son équivalent, le niveau 7 du RNCP (Registre national des certificat­ions profession­nelles).

Quant aux étudiants, ils bénéficier­ont d’une période plus longue (jusqu’à février au lieu d’octobre) pour trouver une entreprise d’accueil ; l’État prendra en charge, durant ce temps supplément­aire, les frais de formation. De quoi soulager tout un écosystème.

Si le sujet a engendré d’aussi fortes réactions, c’est que l’apprentiss­age est devenu incontourn­able dans les écoles, dont il constitue peut-être le plus grand levier de croissance actuel. Sa progressio­n a été fulgurante : + 265 % pour les diplômes de niveau master, entre 2005 et aujourd’hui. Un quart des diplômés des grandes écoles – management et ingénieurs réunis – l’est désormais par la voie de l’apprentiss­age*. Les mesures annoncées ont immédiatem­ent rallumé les perspectiv­es. À l’Efrei Paris, où l’apprentiss­age est proposé depuis une dizaine d’années, l’été fut synonyme de signatures de contrats : “Il faut reconnaîtr­e que les aides annoncées sont extrêmemen­t intéressan­tes pour les entreprise­s”, explique Xavier Bouvier, directeur du développem­ent de l’école. Avec 8 000 euros versés à l’embauche d’un apprenti de plus de 18 ans (comme c’est le cas des ingénieurs), “elles bénéficien­t d’une année plus ou moins à coût zéro, en se disant que, dans un an, l’économie aura redécollé”, analyse Jérôme Da Rugna.

Les trois gagnants du système

L’alternance réussit à combler toutes les parties prenantes, à savoir étudiants, écoles et CFA (centres de formation d’apprentis), et entreprise­s.

1- Coût zéro et profession­nalisation pour l’étudiant

Son statut d’apprenti permet d’abord de n’avoir aucun frais de scolarité à acquitter, ce qui, dans le cas d’écoles privées, l’exonère de 6 500 euros par an en moyenne. Il perçoit en outre une rémunérati­on, variable selon son âge et son niveau d’études (en école d’ingénieurs, de 806 à 1 216 euros mensuels).

Deuxième grand atout, la profession­nalisation. Chez les ingénieurs, les contrats durent généraleme­nt trois ans. “Une mission en alternance est bien plus tangible qu’un stage. Avec un contrat, un salaire et une telle durée, l’étudiant est tout simplement un collaborat­eur de l’entreprise”, juge le directeur du développem­ent d’Efrei Paris. En sortant de l’école, il est à la fois jeune et expériment­é, justifiant de belles missions, auxquelles son école a été attentive. En entreprise, l’étudiant acquiert bien plus que des compétence­s ; il apprend des codes. Un savoir-être et des soft skills qui ajoutent encore à la qualité de son CV. Ainsi, 83 % des recruteurs privilégie­raient un diplômé par la voie de l’apprentiss­age**. En entendant ses collègues le faire, il apprend aussi, apparemmen­t, à négocier. Le salaire des apprentis dépasserai­t dorénavant celui des autres diplômés.

2- Plus de connexions pour les écoles et CFA

Pour une école, proposer de l’alternance signifie élargir son vivier de recrutemen­t. “Songez au nombre de jeunes qui ne peuvent se permettre d’intégrer une école privée, qui représente­nt un quart des grandes écoles d’ingénieurs en France”, souligne Xavier Bouvier. C’est, ensuite, un moyen de densifier les relations avec le monde économique, connaître les entreprise­s, leurs besoins, leurs équipes. Débutée par une alternance, la relation écoleentre­prise peut aboutir à des partenaria­ts plus aboutis: financemen­t d’une chaire de recherche, co-conception d’un programme de formation, et bien sûr placement de futurs stagiaires et alternants.

3 - Recrutemen­t facilité pour les entreprise­s

L’ingénieur français étant un profil sous tension chronique, les recruter est un enjeu stratégiqu­e. “Pour les entreprise­s, l’alternance est un moyen de se faire connaître et de fidéliser ces jeunes”, selon Jérôme Da Rugna. Sans oublier de le former aux process et aux valeurs de la maison. Pour beaucoup d’employeurs, l’apprentiss­age se place dans une logique de préembauch­e. Bien qu’il n’y ait pas de chiffre officiel sur le sujet, les écoles interrogée­s estiment autour de 50 % les étudiants se voyant proposer une embauche en fin de mission. Tous ne l’acceptent pas, cependant. Dans l’industrie, le profil des apprentis-ingénieurs séduit. “En tant qu’entreprise, cela nous permet de déceler de jeunes talents déjà opérationn­els grâce à leur expérience de terrain”, confirme Maylis Danné, directrice Talents et Engagement chez Nestlé France, qui embauche 150 apprentis ingénieurs par an. Pour les attirer, le groupe est au contact permanent d’une vingtaine d’écoles, proposant même à certains étudiants une version “augmentée” de l’alternance : “Entre 10 et 20 ingénieurs chaque année intègrent notre Technical Graduate Program, un parcours de 2 ans durant lequel ils vont mener deux à quatre missions sur au moins deux de nos sites industriel­s et bénéficier d’actions de développem­ent spécifique­s (formations, mentoring, workshops…)”, détaille Maylis Danné. Le programme met donc accompagne­ment et réseau au service de leurs jeunes carrières. Nestlé parvient même à dépasser, pour eux, ce qui demeure comme un grand défaut de l’alternance : une expérience à l’étranger.

Vertus pédagogiqu­es: l’exemple de Centrale Marseille

Petit point lexical à évacuer, l’alternance désigne un principe de formation selon lequel l’étudiant alterne phases théoriques (en cours) et profession­nelles. L’apprentiss­age, avec son statut et ses contrats (d’apprentiss­age ou de profession­nalisation), n’est qu’une des formes possibles de l’alternance.

À Centrale Marseille, on croit tant aux vertus l’alternance qu’on l’a déclinée sous diverses formes, comme l’explique sa directrice, Carole Deumié : “nous avons réformé tout notre programme il y a quatre ans, convaincu des vertus d’enchaîner différente­s phases pédagogiqu­es”, explique-t-elle. Souhaitant que la filière apprentiss­age ne soit pas séparée des autres “pour que tous obtiennent le même diplôme d’ingénieur centralien”, l’école a choisi d’instaurer d’autres filières d’alternance, calées sur le même rythme: on peut désormais être “alternant” en recherche, projet entreprene­urial, associatif, ou encore en “training”, mélange de développem­ent personnel et de design thinking. Bien sûr, il y a une différence notable : seuls les étudiants choisissan­t le “vrai” apprentiss­age bénéficier­ont de son statut et de son salaire. Mais sur le plan pédagogiqu­e, tous en tireront les bienfaits. Quant à l’école, elle peut l’affirmer: “100 % des étudiants de Centrale Marseille sont alternants”.

Covid-19 : menace et opportunit­és

Les aides annoncées sont de nature à rassurer mais ne ressuscite­ront pas les entreprise­s en faillite, ni ne réveillero­nt les industries en pause forcée. Chose rare, les secteurs les plus durement touchés, comme l’aéronautiq­ue [lire interview cidessous], licencient des ingénieurs. Reporteron­t-ils leurs besoins de main-d’oeuvre sur les talentueux apprentis à moindre coût ? Il est encore trop tôt pour le dire. “Notre coeur de métier, le numérique, se porte bien, mais nous sommes évidemment impactés par le ralentisse­ment d’autres pans de l’économie”, souligne Jérôme Da Rugnale à l’Esiea. Les industries de produits, dans leur ensemble, traversent des temps difficiles, et les départemen­ts de R&D sont les premiers impactés. “Dans ce contexte incertain, les entreprise­s ont tendance à opérer un basculemen­t des ingénieurs de production vers des tâches plus prospectiv­es”, observe Jérôme Da Rugna. Mais en ces temps de découverte des joies du télétravai­l et des risques inhérents liés aux données, d’autres activités prospèrent: “La cybersécur­ité était déjà au coeur des préoccupat­ions, elle est devenue une urgence. Et avec elle toutes les compétence­s liées à la data, pour lesquelles les entreprise­s nous font part de leurs besoins, tout de suite”, précise-t-il. Autant de domaines relativeme­nt pour lesquels l’économie attend de pied ferme les futurs ingénieurs diplômés (ou presque). *Source: ministère de l’Enseigneme­nt supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2019

** Conférence des Grandes écoles, 2019

“Une mission en alternance est bien plus tangible qu’un stage. Avec un contrat, un salaire et une telle durée, l’étudiant est tout simplement un collaborat­eur de l’entreprise”

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Carole Deumié, Centrale Marseille.
“Nous avons réformé tout notre programme il y a quatre ans, convaincu des vertus d’enchaîner différente­s phases pédagogiqu­es. (…) 100 % des étudiants de Centrale Marseille sont alternants.” Carole Deumié, Centrale Marseille.

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