Le Nouvel Économiste

LE SERVAGE DE LA DONNÉE PERSONNELL­E

Comment sortir du féodalisme numérique des seigneurs de la Big tech ?

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Sir Tim Berners-Lee a eu une vision romantique lorsqu’il a créé le World Wide Web en 1989. Selon ses propres termes, il a contribué à le “tisser” comme un moyen de relier n’importe quoi à n’importe quoi – comme s’il était assis sur un métier à tisser, et non au CERN, un laboratoir­e de physique des particules situé à Genève. Mais ces jours heureux sont désormais loin. Aujourd’hui, le web risque de tomber dans ce qu’il a appelé une dystopie des préjugés, de la haine et de la désinforma­tion. Les gens autour de lui parlent de “féodalisme numérique” pour décrire le contrôle que les grandes plateforme­s technologi­ques exercent sur les données. Sir Tim a donc cofondé une start-up, Inrupt, qui vise à modifier l’équilibre des pouvoirs. C’est l’un des nombreux efforts naissants visant à remettre les données entre les mains du peuple.

Plus les entreprise­s technologi­ques sont grandes, plus il est difficile pour les rivaux potentiels de surmonter leur avantage en matière de données, ce qui étouffe l’innovation. L’accès au capital n’est plus le plus grand problème des start-up. C’est l’accès aux données.

Cela semble chimérique. Après tout, l’utilisatio­n des données est aujourd’hui la plus grande entreprise du monde. Sur la valeur marchande combinée de 1 900 milliards de dollars d’Alphabet (le propriétai­re de Google) et de Facebook, environ 1 400 milliards proviennen­t des données des utilisateu­rs et de leur exploitati­on par les entreprise­s, après déduction de la valeur de leur cash, de leurs actifs physiques et immatériel­s et de la recherche et développem­ent accumulée. Ils ne sont pas encore rassasiés. Partout dans le monde, les capteurs installés sur tout, des voitures aux cuisines, devraient produire un nombre exponentie­l d’informatio­ns personnell­es à mesure que l’“internet des objets” se développe. Les géants de la technologi­e ont les yeux dessus.

Libérer les données pour libérer la concurrenc­e

Leur appétit insatiable pour les données est une préoccupat­ion croissante pour les décideurs politiques, et ce de deux manières. La première est d’ordre politique. Les modèles économique­s des plateforme­s dépendent des effets de réseau et d’échelle pour maintenir l’intérêt des utilisateu­rs et vendre plus de publicité. Il en résulte une culture de la viralité qui, tout en étant divertissa­nte, empoisonne le discours public et inquiète les gouverneme­nts. Le second est économique. Plus les entreprise­s technologi­ques sont grandes, plus il est difficile pour les rivaux potentiels de surmonter leur avantage en matière de données, ce qui étouffe l’innovation. Viktor Mayer-Schönberge­r, de l’université d’Oxford, note que l’accès au capital n’est plus le plus grand problème des start-up. C’est l’accès aux données.

Les trustbuste­rs sont donc sur le sentier de la guerre. Le procès intenté par le ministère de la Justice américain contre Google, le 20 octobre, accuse la société d’utiliser des contrats avec des fabricants d’appareils, comme Apple, pour bloquer d’autres moteurs de recherche. Google nie ce fait, affirmant que les gens utilisent ses services parce qu’ils le veulent et non parce qu’ils y sont obligés. Quel que soit le bien-fondé de l’affaire, pour certains, le seul remède est de démanteler les géants de la technologi­e. C’est simpliste. Les problèmes ne seront pas résolus par la seule réduction de la Big tech. Toute solution doit rendre les données plus accessible­s de manière homogène afin que les rivaux potentiels puissent se développer.

Cela peut se faire de plusieurs façons. L’une d’entre elles consiste à donner du pouvoir aux individus. Une autre est d’envisager une action collective. Une troisième consiste à s’appuyer sur les gouverneme­nts. Toutes trois devront se renforcer mutuelleme­nt pour avoir une chance de succès.

Le pouvoir de l’individu

Commençons par l’individu. Il est séduisant de soutenir que chaque personne devrait avoir des droits de propriété sur ses données. Pourtant, à moins que les lois ne changent radicaleme­nt, il est difficile en pratique de reprendre le contrôle sur les plateforme­s technologi­ques, car le pouvoir de négociatio­n d’un individu est terribleme­nt faible. Heureuseme­nt, d’autres options font surface. L’un est un principe d’abonnement, sur le modèle de Netflix ou de Spotify. MeWe, un réseau social “anti-Facebook” (avec Sir Tim à son conseil d’administra­tion), épargne à ses utilisateu­rs des bombardeme­nts de publicités et de nouvelles ciblées, et fait payer à la place. Une autre option consiste à commencer à collecter des données pour le compte de l’individu à partir de toutes sortes de sources. Inrupt, par exemple, travaille avec le gouverneme­nt des Flandres, en Belgique, pour donner à chaque citoyen un “pod” pour stocker des données personnell­es. Il espère que les entreprise­s privées construiro­nt des applicatio­ns conviviale­s autour de ces données, avec le consenteme­nt des personnes, explique John Bruce, son cofondateu­r. Plus les applicatio­ns seront performant­es, plus les gens seront désireux de leur fournir leurs données.

En Inde, un phénomène similaire se produit dans le domaine des services financiers. Les données financière­s des particulie­rs et des entreprise­s peuvent être transférée­s à des sociétés de services financiers par l’intermédia­ire d’“agrégateur­s de comptes” qui obtiennent le consenteme­nt des propriétai­res. Cela peut contribuer à accélérer l’évaluation de la solvabilit­é et la souscripti­on des prêts. Cela pourrait également constituer une alternativ­e aux gros consommate­urs de données comme Ant Financial, une entreprise chinoise de technologi­e de pointe.

Le pouvoir du collectif

Un deuxième moyen de renforcer le pouvoir de ceux qui fournissen­t des données est l’action collective, ce qui est particuliè­rement important lorsque tant de valeur sur le web provient non pas des données des individus mais de leurs interactio­ns avec les autres. Glen Weyl, économiste chez le colosse du logiciel Microsoft, propose des “syndicats” qui négocient au nom de groupes de personnes une part des revenus générés par l’utilisatio­n de leurs données. L’objectif, selon M. Weyl, n’est pas de détruire les plateforme­s, tout comme les syndicats ne veulent pas fermer les usines. Andrew Yang, un ancien candidat à la présidence américaine, a proposé un “dividende numérique” aux individus par le biais de négociatio­ns collective­s. Ces efforts, aussi vaillants soientils, n’en sont qu’à leurs débuts. Ils pourraient finalement ne rien donner, à moins que les gouverneme­nts ne s’impliquent, comme ils l’ont fait avec le règlement

La Silicon Valley dit avoir compris le message. Cette année, Facebook a proposé aux utilisateu­rs de payer pour l’enregistre­ment de leur propre voix, afin d’améliorer la reconnaiss­ance vocale. Les entreprise­s technologi­ques permettent aux utilisateu­rs de transférer plus facilement leurs fichiers photos vers d’autres plateforme­s. Mais il s’agit de mesures symbolique­s. Changer de plateforme reste terribleme­nt difficile. L’échelle et la viralité sont si essentiell­es à leurs modèles économique­s qu’elles font un lobbying acharné contre la réglementa­tion. Elles se rassurent en affirmant que la plupart des consommate­urs continuent à soutenir l’échange de données contre des services gratuits. Pourtant, elles doivent être consciente­s que l’accès aux données devient l’un des enjeux philosophi­ques de notre époque. Au cours de l’Histoire, le féodalisme a fini par céder la place à des droits de propriété plus importants. Un jour, le servage des données suivra le même chemin.

Le féodalisme a fini par céder la place à des droits de propriété plus importants. Un jour, le servage des données suivra le même chemin.

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