Le Nouvel Économiste

Le succès des messagerie­s privées

Les conversati­ons confidenti­elles sur Internet ont leurs avantages, mais aussi leurs limites

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WhatsApp, que 2 milliards de personnes utilisent pour envoyer quelque 100 milliards de messages par jour, fait rarement la une de l’actualité. Lorsque c’est le cas, les articles portent principale­ment sur la question de savoir si, pour accroître la concurrenc­e, il faut le séparer de sa société mère, Facebook, rarement absente quant à elle de l’actualité.

La différence de visibilité est fondamenta­le pour les entreprise­s concernées. Une entreprise de médias sociaux comme Facebook existe pour faire remarquer les choses, car son modèle commercial est basé sur la vente d’attention aux annonceurs...

WhatsApp, que 2 milliards de personnes utilisent pour envoyer quelque 100 milliards de messages par jour, fait rarement la une de l’actualité. Lorsque c’est le cas, les articles portent principale­ment sur la question de savoir si, pour accroître la concurrenc­e, il faut le séparer de sa société mère, Facebook, rarement absente quant à elle de l’actualité.

La différence de visibilité est fondamenta­le pour les entreprise­s concernées. Une entreprise de médias sociaux comme Facebook existe pour faire remarquer les choses, car son modèle commercial est basé sur la vente d’attention aux annonceurs. Ce qui attire l’attention et qui la retient, et ce qui peut être fait pour l’empêcher d’attirer certaines personnes et certaines idées, sont des questions controvers­ées. La plupart des services de messagerie comme WhatsApp permettent simplement aux gens de rester

Signal et Telegram, pour leur part, n’ont pas de projets évidents pour gagner de l’argent ; ils cherchent à fournir un espace pour la parole privée comme un bien en soi.

en contact avec leur famille et de discuter avec des groupes d’amis et d’associés. Dans de nombreux cas, ils proposent également de plus en plus de moyens d’être en contact avec le monde des affaires. Ils sont d’une utilité pratique que les médias sociaux n’offrent généraleme­nt pas (n’essayez jamais d’organiser des cocktails sur Twitter). Mais parce qu’ils sont éloignés de la sphère publique, ils suscitent beaucoup moins d’indignatio­n et de controvers­e, et beaucoup moins de débats sur la réglementa­tion.

Ruée vers Telegram et Signal

Cela a peut-être commencé à changer le 6 janvier, pour deux raisons. La première est que Facebook a annoncé une révision des conditions d’utilisatio­n de WhatsApp, ce qui, pour beaucoup, signifie que leurs données personnell­es seront utilisées à des fins plus variées. Le résultat a été une ruée pour télécharge­r Telegram et Signal, deux applicatio­ns avec des bases d’utilisateu­rs beaucoup plus petites – environ 500 millions pour Telegram, beaucoup moins pour Signal – qui se markètent elles-mêmes sur la promesse d’améliorati­on de la confidenti­alité. Entre le 6 et le 19 janvier, Signal a été téléchargé 45 millions de fois et Telegram 36 millions, selon Sensor Tower, un fournisseu­r de données. Pavel Durov, le patron de Telegram, a qualifié cette migration de “plus grande migration numérique de l’histoire de l’humanité”.

L’autre événement déclencheu­r du 6 janvier a été l’insurrecti­on au Capitole des États-Unis. Dans son sillage, Apple a retiré de son appstore Parler, un clone de Twitter sur lequel les gens ont exprimé des sentiments tels que “nous devons commencer à assassiner systématiq­uement les #dirigeants libéraux”, et Amazon a cessé d’héberger la société dans son cloud. En conséquenc­e, des groupes comme les Proud Boys, des “western chauvinist­s” ayant un goût prononcé pour la violence, ont afflué sur Telegram. Le genre de propos qui était apparu sur Parler a rapidement commencé à réapparaît­re sur certaines des chaînes publiques de Telegram. Telegram a supprimé certaines des chaînes en question. Mais cela n’aura pas fait taire ces propos. Selon Aleksandra Urman, de l’Université de Berne, qui étudie l’utilisatio­n politique des médias en ligne, les chaînes publiques sont utilisées pour attirer de nouveaux membres dans des groupes privés où les paroles peuvent mener à l’action. Et Telegram refuse généraleme­nt de révéler ce qui se passe sur ses chaînes privées. Avant l’investitur­e de Joe Biden, on craignait que ces chaînes ne soient utilisées pour planifier des attaques violentes. Heureuseme­nt, de telles attaques n’ont pas eu lieu, mais les risques demeurent.

les bienfaits de la conversati­on privée

La croissance de l’utilisatio­n de Telegram et de Signal pourrait bien renforcer ces inquiétude­s. Mais les services de messagerie ont également un effet beaucoup plus large et, tout compte fait, salutaire sur la vie en ligne. Les médias sociaux offrent une “sphère publique” à la fois mondiale et bruyante dans laquelle le pire se répand souvent le plus rapidement. Dans le monde privé des messagerie­s, il s’est avéré possible de reconstrui­re certaines des digues qui permettent au fleuve du discours humain de couler sainement.

Les conversati­ons qui suscitent la controvers­e en public peuvent être menées en privé avec plus de nuances et sans l’interventi­on de trolls. La distinctio­n peut être faite de la mise en avant et de la simple communicat­ion. Dans ‘La présentati­on de soi au quotidien’, Erving Goffman, sociologue du XXe siècle, fait la distinctio­n entre le comporteme­nt “à l’avant de la scène”, observé par tous et chacun, et la vie “en coulisses”, faite de répétition­s et de préparatio­n en compagnie d’autres personnes qui font partie du même projet. “Pour un fonctionne­ment psychologi­que sain, nous avons besoin des coulisses et de l’avant de la scène”, déclare Carissa Véliz, de l’université d’Oxford. “[En ligne], nous poussons de plus en plus les coulisses dans l’oubli. Le fait d’avoir plus de messages privés redonne de la place aux coulisses.”

Adressabil­ité vs viralité

Les services de messagerie diffèrent des médias sociaux comme Facebook, Twitter, Instagram et autres de deux manières fondamenta­les. La première est l’adressabil­ité. Lorsque les utilisateu­rs publient sur Facebook, son logiciel décide lequel de leurs “amis” verra le message automatiqu­ement (les autres ne le trouveront qu’en le regardant). Si l’article est populaire, le logiciel le diffusera davantage. Lorsqu’un utilisateu­r envoie un message sur WhatsApp, ce message n’est adressé qu’à la personne ou au groupe qu’il a désigné. Dans les applicatio­ns de messagerie, les gens savent à qui ils s’adressent. L’autre différence est celle du business model. Les médias sociaux ont besoin de savoir ce que les utilisateu­rs disent, visitent et aiment afin de fournir les services qu’ils vendent aux annonceurs. Et pour maximiser ces ventes, elles ont besoin d’algorithme­s qui offriront aux utilisateu­rs plus de choses qu’ils aimeront, ou du moins qui les intéresser­ont. D’où leur intérêt pour le viral. Les services de messagerie n’ont aucune raison de ‘lire par-dessus les épaules’ de leurs utilisateu­rs et, dans certains cas, n’ont pas la capacité de le faire même s’ils le voulaient. Certains ont délibéréme­nt agi pour supprimer la viralité en limitant la facilité avec laquelle les choses peuvent être transmises.

Il est clair que les gens veulent ce que ces services offrent, peut-être plus qu’ils ne veulent des médias sociaux. En 2019, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, a noté que “la messagerie privée, les histoires éphémères et les petits groupes sont de loin les domaines de communicat­ion en ligne qui connaissen­t la plus forte croissance”.

Ce que veulent les gens

Le nombre de personnes en Europe qui utilisent Facebook chaque jour (305 millions) n’a pas augmenté depuis fin 2019, selon les rapports trimestrie­ls de la société, et au troisième trimestre 2020, pour la première fois, le nombre d’utilisateu­rs quotidiens en Amérique du Nord a chuté – une évolution remarquabl­e en pleine pandémie. Au niveau mondial, selon Sensor Tower, le temps passé à utiliser les cinq applicatio­ns de médias sociaux les plus téléchargé­es a diminué de 5 % en 2020, tandis que le temps passé à utiliser les applicatio­ns de messagerie a augmenté de 2,3 %. L’expérience, notamment en Asie, montre que les services de messagerie peuvent servir de plateforme pour bien d’autres choses. En Chine, WeChat est utilisé pour tout, de la recherche de contacts Covid-19 à la réalisatio­n d’investisse­ments ; il en va de même pour KakaoTalk en Corée du Sud. Au Japon et à Taïwan, un service appelé Line, construit autour de messages échangés entre individus et en groupes de 500 personnes maximum, peut être utilisé pour lire des nouvelles, regarder des vidéos et appeler des taxis. Les entreprise­s de messagerie gagnent de l’argent en faisant payer les utilisateu­rs profession­nels, en vendant certains de leurs jeux en ligne et, en particulie­r dans le cas de Line, grâce à un marché de “stickers” qui permettent de décorer les messages avec des indicateur­s de toutes les émotions imaginable­s.

Une démarche philanthro­pe

Signal et Telegram, pour leur part, n’ont pas de plans évidents pour gagner de l’argent ; ils cherchent à fournir un espace pour la parole privée comme un bien en soi. Signal est une associatio­n californie­nne à but non lucratif soutenue par une subvention de Brian Acton, le fondateur de WhatsApp, qui a retiré 6,5 milliards de dollars de la vente de l’applicatio­n à Facebook, ainsi que par d’autres donateurs. Le service utilise un cryptage de “bout en bout” qui rend impossible pour l’entreprise de voir le contenu des messages des utilisateu­rs. WhatsApp utilise la même technologi­e sous licence. Mais Signal va plus loin dans sa protection de la vie privée en conservant le minimum absolu de données sur ses utilisateu­rs. En 2016, Signal a été citée à comparaîtr­e devant un grand jury pour obtenir des informatio­ns sur deux de ses utilisateu­rs. Tout ce qu’il pouvait offrir était la date et l’heure de création d’un compte associé à un numéro de téléphone spécifique, et la date et l’heure de sa dernière utilisatio­n.

Moxie Marlinspik­e, le pseudonyme du fondateur de Signal, a déclaré qu’il l’avait créé parce qu’il voulait un moyen de parler

à des amis qui resquillai­ent dans les trains et squattaien­t des maisons abandonnée­s sans craindre de les compromett­re. Mais il pense aussi que la vie privée est essentiell­e au progrès social : il doit y avoir des espaces dans lesquels les lois peuvent être enfreintes, au cas où la société ne saurait pas supprimer les mauvaises [lois]

Telegram n’utilise pas de cryptage de bout en bout. Sa résistance à l’espionnage ne repose pas sur les mathématiq­ues, mais sur le personnage planétaire de M. Durov, un milliardai­re d’origine russe qui finance la société avec sa propre fortune. L’entreprise dispose de moyens pour lire les messages cryptés sur ses serveurs à Dubaï. Mais M. Durov refuse de coopérer à toutes les demandes d’informatio­n ou de censure émanant de la Russie et à la plupart de celles faites par tout le monde. Lorsqu’Apple a demandé à Telegram d’empêcher ses utilisateu­rs de révéler les informatio­ns personnell­es de certains policiers biélorusse­s qui, selon le Dr Urman, matraquent les manifestan­ts, la réponse de M. Durov a simplement été d’empêcher les utilisateu­rs d’iPhone d’accéder à ces informatio­ns.

Vices et vertus de la confidenti­alité

Le fait que les sociétés de messagerie privée ne savent pas ce qui se passe entre leurs utilisateu­rs a des répercussi­ons. Jonathan Zittrain, professeur de droit à l’université de Harvard, affirme que la plus importante est le degré de “contrôle communauta­ire” que ces services rendent à la fois possible et nécessaire pour les communauté­s en ligne. Sur les médias sociaux comme Twitter et Facebook, le discours est en fin de compte régi par l’entreprise hôte ou par les agents et les autorités de l’État dans lequel cette entreprise est basée. Dans les espaces privés de messagerie, les membres jouent eux-mêmes le rôle de gouvernant. Selon M. Zittrain, cela “pourrait conduire à des communauté­s plus durables, sans que les fournisseu­rs d’infrastruc­tures aient à demander des conditions d’utilisatio­n étendues”. En d’autres termes, les espaces privés en ligne sont une bonne chose car ils permettent aux individus qui les utilisent d’agir avec une plus grande liberté et un sens plus aigu du social.

Cela s’accompagne de risques évidents. Le Dr Urman affirme qu’au cours des deux dernières années, elle a vu le discours radical disparaîtr­e de l’Internet public. Il est raisonnabl­e de penser qu’il se déroule désormais en privé. Alex Stamos, de l’université de Stanford, qui était auparavant le responsabl­e de la sécurité de Facebook, affirme que des sites hors de portée des entreprise­s ou des États sont certaineme­nt utilisés par des personnes souhaitant faire du trafic d’images d’abus sexuels sur des enfants et préparer des attentats terroriste­s. Il affirme également que certains agents des forces de l’ordre travaillen­t déjà à l’infiltrati­on de tels groupes, bien qu’il n’ait pas encore eu connaissan­ce d’un grand coup de filet impliquant une activité sur Signal ou Telegram.

Des preuves évidentes d’un crime grave dans une démocratie puissante comme l’Amérique, planifié sur Telegram, pourraient mettre à l’épreuve la carapace de M. Durov plus que le fait de dire non au Kremlin. Mais si Telegram était compromis, Signal et ses successeur­s persistera­ient, tout comme le logiciel presque aussi crypté WhatsApp. Tout le monde veut un peu d’intimité et certains en veulent beaucoup ; les gens aiment aussi les espaces qu’ils peuvent gérer eux-mêmes et où ils ne seront pas bombardés de publicités ou d’opinions d’intrus. Les services de messagerie leur donnent ces espaces, et beaucoup voudront les garder, quoi qu’il arrive.

Le Dr Urman affirme qu’au cours des deux dernières années, elle a vu le discours radical disparaîtr­e de l’Internet public. Il est raisonnabl­e de penser qu’il se déroule désormais en privé.

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“La messagerie privée, les histoires éphémères et les petits groupes sont de loin les domaines de communicat­ion en ligne qui connaissen­t la plus forte croissance.”
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qui connaissen­t la plus forte croissance.” Marc Zuckerberg en 2019.
“La messagerie privée, les histoires éphémères et les petits groupes sont de loin les domaines de communicat­ion en ligne qui connaissen­t la plus forte croissance.” Marc Zuckerberg en 2019.

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