Le Nouvel Économiste

COMMENT ÉCHAPPER AU SPECTRE DES ACTIFS ÉCHOUÉS

Le secteur va devoir beaucoup investir pour échapper au spectre des actifs échoués

- EMIKO TERAZONO, FT

Josie Angus vit des moments frustrants. Assise dans sa ferme d’élevage dans l’outback australien, cette femme de 46 ans – la dernière de quatre génération­s à diriger une entreprise familiale produisant du boeuf de première qualité – a le sentiment que l’industrie de l’élevage est diabolisée.

“[Les agriculteu­rs] ont perdu le contrôle du récit au profit de gens extrêmemen­t bruyants”, déclare Mme Angus qui, avec son mari et ses quatre enfants, élève 35 000 têtes de bétail sur plus de 160 000 hectares de terres – une superficie légèrement supérieure à celle du Grand Londres – dans le Queensland.

Alors que les effets du réchauffem­ent de la Terre s’accentuent, les militants et les investisse­urs dans le domaine du changement climatique répondent à une demande croissante d’améliorati­ons environnem­entales. Dans ce cadre, ils élargissen­t leur approche des dommages causés par les combustibl­es fossiles à d’autres industries, notamment les émissions de gaz à effet de serre attribuées aux industries de la viande et des produits laitiers. Au milieu de la pression croissante contre l’industrie de la viande, certains des propres pairs de Mme Angus ont réclamé la nécessité d’une “licence socialemen­t responsabl­e d’exploitati­on”, autre source de sa colère. Balayant d’un revers de main la série de rapports officiels sur le développem­ent durable qui critiquent les industries de la viande et du lait, en guise d’excuses pour les “prosélytes du réchauffem­ent climatique”, elle affirme que ce sont les agriculteu­rs qui sont les mieux placés pour comprendre les synergies entre les animaux et la terre. Des kangourous, des wallabies et des émeus parcourent ses terres où poussent des eucalyptus et des acacias. “Notre climat a toujours changé. Réagir au climat et au temps fait partie de notre travail quotidien.”

Mais qu’ils le veuillent ou non, les agriculteu­rs comme Mme Angus sont confrontés à des demandes croissante­s de changement. Les producteur­s de viande, qui jouent un rôle clé dans l’industrie mondiale de 1400 milliard de dollars, qui achètent aux agriculteu­rs et qui abattent et transforme­nt les animaux, sont également confrontés aux demandes des consommate­urs et des investisse­urs pour plus de transparen­ce.

L’homme mange des animaux depuis des milliers d’années. Dans l’après-guerre, l’industrial­isation et l’augmentati­on des revenus disponible­s dans les pays développés ont stimulé la consommati­on de viande. Mais en moins de deux décennies, le spectre des dommages environnem­entaux a braqué les projecteur­s sur une industrie à laquelle les participan­ts étaient mal préparés.

Le sujet des émissions de gaz à effet de serre (GES) de l’industrie de l’élevage a pris racine après la publicatio­n d’un rapport en 2006 par l’Organisati­on des Nations unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e.

Le rapport, ‘Livestock’s Long Shadow’ [La longue ombre du bétail, ndt] estimait initialeme­nt que les émissions de GES produites par l’industrie étaient plus importante­s que celles de l’ensemble du secteur des transports. Mais après avoir essuyé des critiques sur le fait que l’organisme des Nations unies avait inclus les émissions directes et indirectes du bétail, alors qu’elle n’avait pris en compte que les émissions directes du transport, il a retenu un chiffre de 5 % des émissions mondiales, inférieur à la contributi­on du transport, qui est de 14 %.

Pour les émissions du “cycle de vie” du bétail – le processus de bout en bout qui part de la culture des aliments pour les animaux jusqu’à amener la viande dans une assiette – il n’y a pas de comparaiso­n directe avec le transport, ont déclaré les analystes de la FAO. Néanmoins, l’idée que l’industrie de l’élevage est aussi dommageabl­e que le secteur des transports a conduit à des comparaiso­ns entre les émissions d’un hamburger et celles d’un vol, et entre les entreprise­s de viande et les majors pétrolière­s.

“Au départ, c’était une grande préoccupat­ion. Puis, à mesure que nous avons compris ce qui se passait, c’est devenu une grande frustratio­n”, explique Stuart Roberts, un agriculteu­r britanniqu­e qui cultive et élève du bétail dans le comté du Kent, dans le sud du pays. La question n’est pas seulement de savoir comment les données sont mesurées, mais aussi quelles sources sont prises en compte pour les émissions du bétail, ajoute-t-il.

Les pays développés sont responsabl­es de moins d’un tiers des émissions mondiales de GES provenant des bovins et des ovins. Selon un rapport publié en 2019 par un autre organe des Nations unies, le Giec (Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat), les pays à faible et moyen revenus sont responsabl­es de 70 % des émissions des ruminants comme les vaches, et de 53 % des émissions des autres animaux comme les porcs et les poulets. Les arguments contre la viande se poursuiven­t avec les recherches publiées dans le rapport EatLancet, commandé par la revue médicale ‘The Lancet’ et l’organisati­on non gouverneme­ntale Eat Forum, qui recommande­nt un régime alimentair­e riche en aliments d’origine végétale et pauvre en protéines animales comme moyen d’aider l’environnem­ent et la santé humaine – un point de vue soutenu par le Giec.

À l’heure où de nombreux gouverneme­nts s’engagent à réduire leurs émissions à zéro d’ici 2050 et où les États-Unis sont sur le point de rejoindre l’accord de Paris sur le climat, la pression ne fera qu’augmenter, selon les experts environnem­entaux.

“Nous n’allons pas nous débarrasse­r de la viande dans notre régime alimentair­e”, déclare Carole Ferguson du CDP, un groupe à but non lucratif qui suit les divulgatio­ns des entreprise­s sur le climat. “Mais il faut accepter que nous devons réduire la quantité de viande que nous consommons.”

Actifs échoués

Les investisse­urs institutio­nnels sont également attentifs. Comme pour le secteur pétrolier et gazier, le débat se tourne vers les risques liés au changement climatique, les actifs d’élevage et de transforma­tion devenant de moins en moins viables avec le réchauffem­ent de la planète. Teni Ekundare, de l’Initiative Fairr, un réseau de conseil et de recherche pour les investisse­urs axé sur la production durable de protéines, dont les membres gèrent des actifs d’une valeur de 27 milliards de dollars, affirme que davantage d’investisse­urs s’inquiètent désormais des risques pour la production alimentair­e liés au changement climatique. “Si rien n’est fait, l’industrie de la viande risque de devenir le prochain secteur, après le pétrole et le gaz, à avoir des actifs échoués”, dit-elle. Beaucoup des plus grandes entreprise­s de viande du monde ont été lentes à réagir. Selon l’enquête annuelle de Fairr sur les 60 plus grandes entreprise­s de protéines cotées en bourse, y compris les groupes de viande et de poisson,

Les militants et les investisse­urs dans le domaine du changement climatique élargissen­t leur approche des dommages causés par les combustibl­es fossiles à d’autres industries, notamment les émissions de gaz à effet de serre attribuées aux industries de la viande et des produits laitiers.

trois sur quatre n’ont pas déclaré ou mis en place d’objectifs de réduction fixés selon les directives scientifiq­ues pour les émissions. En effet, entre novembre 2019 et novembre 2020, plus d’un tiers d’entre elles ont déclaré une augmentati­on de leurs émissions.

Une lente réponse des acteurs de l’industrie

Maintenant dans sa troisième année, l’enquête montre des signes que quelques grandes entreprise­s du secteur de la viande, telles que Maple Leaf au Canada et Tyson Foods, la plus grande entreprise de viande aux États-Unis, s’attaquent aux risques climatique­s. Le nombre d’entreprise­s qui s’engagent à atteindre des objectifs de réduction des émissions plus stricts, fondés sur des données scientifiq­ues, est passé de deux il y a un an à sept, tandis qu’un quart d’entre elles déclarent des émissions de “scope 3”, qui couvrent leur chaîne d’approvisio­nnement ainsi que des émissions directes.

Pour les investisse­urs axés sur la durabilité, les risques liés au secteur de la viande se traduisent par une baisse des valorisati­ons internes. “La valorisati­on du secteur a diminué en raison du fait que la viande est une source de dommages environnem­entaux et qu’elle est fortement touchée par le changement climatique”, explique Peter van der Werf, gestionnai­re d’actifs chez Robeco. “La déforestat­ion entraîne une réduction de leur juste valeur que nous intégrons dans notre évaluation.”

M. van der Werf dit avoir remarqué un changement d’attitude chez les entreprise­s, dont certaines avaient initialeme­nt nié tout lien entre les questions environnem­entales et les performanc­es de l’industrie. “Elles ont fait face à la pression extérieure des consommate­urs et elles doivent trouver une réponse aux impacts négatifs de la viande”, dit-il.

JBS, le plus grand producteur de viande au monde, fait partie des entreprise­s brésilienn­es qui font l’objet d’une attention particuliè­re suite aux accusation­s concernant leurs liens avec la déforestat­ion de l’Amazonie pour faire place au pâturage et aux cultures fourragère­s. En conséquenc­e, certains investisse­urs ont placé la viande aux côtés des combustibl­es fossiles sur leur liste d’exclusion des investisse­ments. Mais les entreprise­s ont commencé à réagir, déclare M. van der Werf. “Je pense qu’en général, on se rend compte que [le changement climatique] pourrait être une réelle menace pour l’industrie”, déclare Timothy Griffin, professeur associé en nutrition, agricultur­e et systèmes alimentair­es durables à l’université Tufts aux États-Unis.

L’industrie pétrolière s’est trompée

John R. Tyson est un exemple de l’évolution de l’industrie. Ce jeune milliardai­re de 30 ans, diplômé de Harvard et de Stanford qui, comme Mme Angus, fait partie de la quatrième génération dans l’industrie de la viande, est devenu en 2019 le responsabl­e du développem­ent durable chez Tyson Foods.

“La nature des investisse­ments durables est qu’ils ont un horizon plus long que les périodes d’un à trois, [ou] cinq ans que nous pourrions envisager dans nos processus habituels de budgétisat­ion et de planificat­ion des investisse­ments”, dit-il. L’entreprise est pionnière dans le secteur de la viande pour ce qui est de fixer des objectifs environnem­entaux basés sur la science et de travailler avec les ONG sur la déforestat­ion.

“C’est ainsi que nous gérons notre entreprise : en pensant au long terme, aux décennies à venir, car il y a un grand équilibre à trouver entre investir dans ce qui est ‘juste’ et ce qui est rentable aujourd’hui”, ajoute-t-il. “Et du point de vue de l’investisse­ur, en préservant la valeur de l’entreprise à long terme en nous préparant pour l’avenir”.

Robbie Miles, un gestionnai­re de fonds qui supervise les investisse­ments dans l’alimentati­on durable chez Allianz, déclare : “L’industrie pétrolière s’est trompée, en embrouilla­nt la science” et en “n’embrassant pas le changement qui devait se produire”.

À court terme, l’industrie de la viande n’est pas confrontée à une menace existentie­lle, mais elle devra dépenser plus d’argent pour devenir durable sur le plan environnem­ental et social, ajoute-t-il. Les entreprise­s du secteur de la viande, qui ne sont pas connues pour leur ouverture, doivent également communique­r leurs efforts “pour éviter de devenir des parias”, dit-il.

“Nous sommes clairement au centre de l’attention du public et la Covid a accéléré le phénomène”, déclare Brian Sikes, responsabl­e des risques chez Cargill, groupe de produits alimentair­es et producteur de viande. “Plus nous devenons transparen­ts, plus nous racontons notre histoire, et plus nous laissons les gens entrer et nous copier.”

Viande de culture et protéines alternativ­es

Dans la ville de Ness Ziona, à 20 minutes de route de Tel-Aviv, Ido Savir attend la fin de la quarantain­e israélienn­e pour pouvoir servir ses hamburgers au poulet de laboratoir­e dans son restaurant The Chicken. L’ancien ingénieur en informatiq­ue a cofondé SuperMeat, une start-up “de culture cellulaire” spécialisé­e dans le poulet, il y a cinq ans, travaillan­t avec des ingénieurs biologique­s pour créer de la viande à partir de cellules dans des bioréacteu­rs qui ressemblen­t à des cuves de brassage.

“L’industrie de la viande animale n’est pas très efficace. C’est un fardeau pour l’environnem­ent et elle est plus segmentée que d’autres types de systèmes alimentair­es”, explique M. Savir.

Cela fait sept ans que le premier hamburger de laboratoir­e a été introduit dans le monde. Pourtant, en décembre, les autorités alimentair­es de Singapour ont été les premières au monde à donner leur approbatio­n réglementa­ire au poulet dit “de culture”. En Israël, les personnes qui essaient le poulet de SuperMeat devront signer une renonciati­on à tout recours car le produit n’a pas encore reçu l’approbatio­n réglementa­ire des autorités du pays.

La viande cultivée est la prochaine itération du secteur des “protéines alternativ­es”, une arène où les substituts de viande à base de soja, de pois et d’autres protéines végétales sont en train de forger la voie. Selon Fairr, le nombre d’entreprise­s de son enquête annuelle qui ont investi ou ont des objectifs pour cultiver des protéines alternativ­es a plus que quadruplé depuis 2018, pour atteindre 22.

Cargill figure parmi les entreprise­s qui investisse­nt dans le secteur, notamment dans la viande de culture et dans une start-up spécialisé­e dans les protéines de pois, qui fournit les fabricants de produits alimentair­es à base de plantes.

“Nous estimons que nous devrions être en mesure de fournir [des protéines] aux consommate­urs, que ce soit à base de plantes, de cellules, d’insectes ou d’animaux traditionn­els”, a déclaré M. Sikes.

Plus de technologi­e pour une viande plus éthique ?

Selon les experts, la technologi­e jouera un rôle de plus en plus important dans l’industrie de la viande, que ce soit par l’augmentati­on du nombre de robots sur les chaînes de transforma­tion, par les capteurs et l’intelligen­ce artificiel­le dans le processus d’élevage des animaux, ou par les additifs alimentair­es destinés à réduire les émissions. La chaîne d’approvisio­nnement, en particulie­r pour l’élevage industriel, sera différente à l’avenir, disent-ils.

En Chine, par exemple, certains éleveurs de porcs axés sur la technologi­e utilisent la reconnaiss­ance faciale pour surveiller chaque porc et son bien-être, tandis que le Brésil s’est engagé à utiliser la technologi­e de la chaîne de traçabilit­é pour assurer la traçabilit­é de son bétail et de sa viande après avoir été accusé de “blanchimen­t de bétail” – où des animaux provenant de terres illégaleme­nt déboisées sont amenés dans des élevages de bétail légaux qui approvisio­nnent les entreprise­s de viande.

Bien que la technologi­e ne soit pas la panacée à tous les maux de l’industrie, elle peut aider à rétablir la confiance des consommate­urs, déclare Peer Ederer, directeur du Global Food and Agribusine­ss Network, un organisme de recherche et de conseil qui conseille les entreprise­s alimentair­es, y compris les groupes de viande et de protéines alternativ­es. Avoir une approche industrial­isée de l’élevage n’est pas contradict­oire avec le fait d’avoir des opérations écologique­s et éthiques, estime M. Ederer. La technologi­e permettra de montrer aux consommate­urs que “l’animal a eu un impact positif sur la biosphère, qu’il a été bien traité et abattu sans cruauté, qu’il n’a pas souffert et qu’il a été traité correcteme­nt”, ajoute-t-il.

L’agricultur­e du futur

La viande cultivée est la prochaine itération du secteur des “protéines alternativ­es”, une arène où les substituts de viande à base de soja, de pois et d’autres protéines végétales sont en train de forger la voie.

Patrick Brown, fondateur et directeur général d’Impossible Foods, une start-up spécialisé­e dans la viande d’origine végétale, a déclaré qu’il souhaitait voir les animaux éliminés de la chaîne d’approvisio­nnement alimentair­e d’ici 15 ans. D’autres entreprene­urs de protéines alternativ­es envisagent un avenir plus diversifié.

La population mondiale devant augmenter d’un quart pour atteindre près de 10 milliards de personnes d’ici 2050, ce qui entraînera une hausse de la demande en protéines, le monde aura besoin de diverses sources, allant des animaux à la viande de culture fabriquée dans des bioréacteu­rs, en passant par des substituts à base de plantes, explique Alan Hahn, directeur général de MycoTechno­logy, une start-up du Colorado qui fabrique des exhausteur­s de goût pour les viandes à base de plantes. “Je ne vois pas de scénario où ce serait l’un ou l’autre. Les besoins de [10 milliards de personnes] sont énormes”. M. Savir est d’accord et voit l’industrie de l’élevage et les protéines alternativ­es exister côte à côte. Alors qu’il pourrait falloir des décennies pour que l’industrie de la viande de culture se développe, le secteur servira probableme­nt le marché de masse avec de la vraie viande animale consommée comme un luxe, prédit-il. “[À terme], l’industrie de la viande convention­nelle sera une industrie locale haut de gamme, de type herbivore, offrant une viande de qualité.”

M. Roberts, éleveur du Kent, voit une opportunit­é pour l’élevage britanniqu­e, en haut de l’échelle de qualité, et pour l’agricultur­e en général, de faire partie de la solution.

“Nous avons commencé à discuter de la manière dont nous pouvons faire les choses différemme­nt”, ditil. “Comment nous pouvons nous démarquer de la production mondiale de viande grâce à un élevage durable basé sur l’herbe. Nous pouvons faire partie de la solution au changement climatique et c’est l’industrie agricole de l’avenir.”

“[À terme], l’industrie de la viande convention­nelle sera une industrie locale haut de gamme, de type herbivore, offrant une viande de qualité.”

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émissions d’un hamburger et celles d’un vol, et entre les entreprise­s de viande et les majors pétrolière­s.
L’idée que l’industrie de l’élevage est aussi dommageabl­e que le secteur des transports a conduit à des comparaiso­ns entre les émissions d’un hamburger et celles d’un vol, et entre les entreprise­s de viande et les majors pétrolière­s.

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