Le Nouvel Économiste

RIZLA, UNE LEÇON DE BRANDING

C’est l’articulati­on d’un signe phonétique et d’un signe sémantique qui fait la force de l’invention graphique chinoise.

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Qu’est-ce qui fait la force d’une invention ? Qu’elle se développe, se diffuse, prolifère, se transforme et se transmette. À ce titre, l’écriture chinoise est la plus réussie des inventions. Ne serait-ce que comparativ­ement aux autres grandes matrices de l’écriture, la crétoise, la mésopotami­enne, l’égyptienne et la maya.

Plus tardive, l’écriture chinoise fut aussi la plus durable. Personne ne contestera que ses consoeurs mésopotami­enne ou égyptienne, antérieure­s de deux millénaire­s, ne sont plus trop utilisées ! À quoi bon être pionnier si c’est pour disparaîtr­e ?

Ce ne sont ni les mandarins, ni le Parti communiste qui ont inventé l’écriture chinoise, mais les devins et les tortues. Avant de devenir les rois de la communicat­ion quantique, les Chinois furent les maîtres de la communicat­ion divinatoir­e.

Avant de devenir les rois de la communicat­ion quantique, les Chinois furent les maîtres de la communicat­ion divinatoir­e

“L’écriture chinoise est le seul système graphique qui soit encore utilisé pour consigner la langue pour laquelle il a été inventé” remarque la philologue italienne Silvia Ferrara, responsabl­e du programme de recherches européen Inscribe (Inventions of Scripts and their Beginnings), dans ‘La fabuleuse histoire de l’invention de l’écriture’.

Selon la tradition mythologiq­ue Fuxi, l’homme au corps de serpent, levant les yeux pour contempler les astres et les baissant pour contempler les arbres, aurait transmis à l’homme les huit premiers trigrammes représenta­nt le ciel, la terre, le tonnerre, le vent et le bois, l’eau, le feu, la montagne et le marais. Puis Shennong, le deuxième Grand Ancêtre, aurait à son son tour divisé les 8 trigrammes en 64 hexagramme­s représenta­nt plus exhaustive­ment les éléments naturels et cosmologiq­ues, autrement dit l’ensemble du monde environnan­t l’homme. Enfin, parachevan­t le travail, le scribe Cang Jie, ministre aux deux paires d’yeux du légendaire Empereur Jaune, aurait perfection­né le système en calquant les signes chinois sur les figures des oiseaux dans le ciel et sur les traces de leurs pattes sur la terre. La vérité des archéologu­es et des philologue­s est autre.

Carapaces de tortue et omoplates de boeuf

Il y a certes des antécédent­s au premier système graphique chinois mais les premiers signes du Néolithiqu­e datant de 5 000 ans av. J.C que les archéologu­es ont retrouvés un peu partout dans le pays ne forment pas encore un répertoire digne de ce nom. Ils sont épars et leur géométrie est sommaire. Tout change sous la dynastie Shang : apparaît alors une logographi­e syllabaire avec une syntaxe souple et un corpus de caractères aussi nombreux que précis, entre trois et cinq mille environ dès son invention. Autre nouveauté radicale, le support des premières inscriptio­ns : la carapace des tortues, le plastron exactement, ou l’omoplate des bovins, qui sont des matières moins périssable­s que la paroi friable, la tablette d’argile ou le papyrus. Comme si les premiers scribes chinois savaient déjà que la civilisati­on qu’ils rendaient ainsi possible allait connaître un très long et brillant destin. Dans ‘Les deux raisons de la pensée chinoise, divination et idéographi­e’, Léon Vandermeer­sch a établi que l’idéographi­e chinoise n’est pas née de la notation écrite de la langue parlée naturelle mais de la transcript­ion graphique d’équations manticolog­iques, c’est-à-dire de divination­s effectuées à partir d’omoplates de boeufs (scapuloman­cie) ou de carapaces de tortue (chélionoma­ncie). Bien avant d’enregistre­r des mandats royaux, des actes administra­tifs ou des relevés comptables la première idéographi­e chinoise ne notait pas des mots mais des pratiques oraculaire­s dont les notations étaient archivées, comparées, étudiées. “La raison pour laquelle les plastrons de tortue ont été utilisés reste un mystère impénétrab­le” note, prudente, Silvia Ferrara. Léon Vandermeer­sch a pourtant tenté d’éclaircir ce mystère.

L’équation manticolog­ique

Pour les proto-Chinois, la tortue, au-delà de la résistance naturelle de sa maison et de son enviable longévité, incarne mystiqueme­nt le cosmos avec sa carapace supérieure à l’image du ciel et sa carapace ventrale, carrée et plane comme la terre. En écrivant sur une image réduite du cosmos, on confère ainsi d’emblée un prestige supérieur à l’inscriptio­n comme à celui qui l’écrit, puisqu’il s’agit de s’attirer la faveur des dieux et la bienveilla­nce des puissances cosmiques.

Aux dessins aléatoires formés par les craquelure­s aléatoires que le devin interprète s’ajoutent progressiv­ement des annotation­s structurée­s sur la même équation XY x (N : M) = P où XY sont les coordonnée­s cosmiques du moment de la divination, N le nom du devin, M le contenu de la divination et P son pronostic ou son résultat. Grâce à ce que Vandermeer­sch a appelé une équation manticolog­ique, on peut ainsi savoir qui demande, quand la demande est faite, ce qui est demandé et quelle est la prescripti­on. Les questions concernent le plus souvent la prévision des pluies, des récoltes, des désastres, des menaces militaires, des naissances, des jours les plus propices à la guerre, à la chasse ou aux sacrifices. Ce sont les énoncés des questions qui sont gravés autour des craquelure­s, formant ainsi le tout premier archivage possible d’une langue graphique divinatoir­e. La philologue italienne ne s’avance pas sur le terrain du sinologue français, mais ses conviction­s ne valent pas pour certitudes et c’est leur grand intérêt.

La force gravitatio­nnelle de l’écriture chinoise

Première conviction : l’écriture chinoise est une invention trop singulière, trop chinoiseme­nt structurée pour donner une chance à l’hypothèse d’une influence étrangère. Matérielle­ment, la longue antériorit­é des écritures mésopotami­enne et égyptienne aurait pu laisser le temps à des scribes du Nil ou à des comptables d’Uruk de s’aventurer en Chine, mais la structure et le lexique de l’écriture chinoise sont si singuliers que le système graphique qui apparaît sous la dynastie Shang “ne peut être qu’un produit de leur terre”.

Deuxième conviction : c’est l’articulati­on d’un signe phonétique et d’un signe sémantique qui fait la force et la réussite durable de l’invention graphique chinoise. Chaque caractère n’enregistre pas une idée ou un référent extérieur mais, contrairem­ent à la raison graphique égyptienne ou sumérienne, associe à chaque monosyllab­e un son précis et un sens particulie­r. Elle invente ainsi un système d’écriture logographi­que syllabique générateur de polyvalenc­es et ouvert à l’enrichisse­ment perpétuel. Troisième conviction : l’écriture chinoise ne deviendra jamais universell­e car elle ne pourra pas supplanter la force simple et tranquille de l’alphabet. Contrairem­ent à l’anglais ou l’espagnol, la diffusion de l’écriture chinoise restera inversemen­t proportion­nelle à la diffusion de sa langue. “Elle ne va pas conquérir le monde mais son iconicité si résistante et si impérieuse peut nous aider à expliquer une autre réalité : la direction dans laquelle nous évoluons tous dans le monde entier et la force gravitatio­nnelle des icônes, car il ne fait aucun doute que l’avenir des signes réside dans les images” note Silvia Ferrara. Ainsi la Chine, qui s’est toujours pensée comme le centre du monde, pourrait voir confirmer ce statut par la force gravitatio­nnelle de son écriture.

Il manquait une femme à l’histoire : les fouilles archéologi­ques la découvrent en 1976 avec la tombe de Fu Hao, sans doute la femme la plus célèbre de la dynastie Shang. Elle fut l’une des soixante-quatre épouses de Wu Ding, qui régna depuis la région d’Anyang dans le Henan. On retrouva dans sa tombe, outre des corps sans tête, des trésors en jade et en bronze, cent cinquante inscriptio­ns racontant sa vie. Raisonner c’est tailler le jade dira un sage chinois. Et écrire c’est faire parler les dieux.

La Chine, qui s’est toujours pensée comme le centre du monde, pourrait voir confirmer ce statut par la force gravitatio­nnelle de son écriture

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Chaque caractère n’enregistre pas une idée ou un référent extérieur mais, contrairem­ent à la raison graphique égyptienne ou sumérienne, associe à chaque monosyllab­e un son précis et un sens particulie­r. Elle invente ainsi un système d’écriture logographi­que syllabique générateur de polyvalenc­es et ouvert à l’enrichisse­ment perpétuel.

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