Le Nouvel Économiste

Une leçon de branding

Un simple paquet de Rizla présente les caractéris­tiques – histoire, design, qualité constante, valeurs – des marques durables

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Il est difficile d’imaginer un produit plus simple qu’une feuille de papier à cigarettes : petit, rectangula­ire, sans pièces mobiles. Il est si bon marché qu’il est souvent donné. Il est substituab­le ; on sait que des fumeurs désespérés arrachent des pages de la Bible pour le remplacer. Et il n’a rien du glamour des cigarettes (même si, de nos jours, il comporte certains de

Un simple paquet de Rizla présente un grand nombre des qualités – histoire, design, qualité constante et valeurs – que les gourous du marketing considèren­t comme les caractéris­tiques des marques durables

leurs stigmates). Pas étonnant que Rizla, qui produit 45 milliards de feuilles de papier à rouler par an et domine l’industrie, attire peu l’attention en tant que phénomène de marketing. Pourtant, elle fait partie des quelques marques, comme Coca-Cola, Google, Jacuzzi ou Tupperware, dont le nom (“Got a Rizla ?”) définit le produit. C’est parce qu’un simple paquet de Rizla présente un grand nombre des qualités – histoire, design, qualité constante et valeurs – que les gourous du marketing considèren­t comme les caractéris­tiques des marques durables. Ouvrez le rabat et vous y trouverez une leçon sur la façon de rester pertinent. Judicieuse­ment appliqué à une entreprise longtemps associée à la contre-culture, ce tutoriel est un résumé ironique de la face cachée du marketing.

Une vraie fausse histoire, mais ancienne

Commençons par l’histoire. Il y a longtemps, Rizla a peut-être réalisé que si on n’a pas d’héritage illustre, on peut en inventer un. “L’Original… depuis 1796”, inscrit sur le rabat de ses paquets, fait référence à une époque où Napoléon Bonaparte aurait accordé à la famille Lacroix du sud-ouest de la France une licence pour fournir du papier à rouler aux troupes françaises, selon le site web de Rizla. Cela pourrait bien être une absurdité. Un musée d’Angoulême, le berceau ancestral des Lacroix, évoque ce “mythe” historique et affirme que jusqu’en 1860, la famille fabriquait du papier mais pas pour les cigarettes. Sa version de l’histoire du clan dit que ce n’est qu’en 1867 que Léonide Lacroix a créé la marque. Un porte-parole d’Imperial Brands, propriétai­re de Rizla, affirme que l’histoire est largement connue pour avoir été racontée à travers les génération­s. “C’est un héritage que nous avons récupéré lorsque nous avons acquis la marque Rizla dans les années 1990”, dit-il. Malgré cette divergence de point de vue, Napoléon fait désormais partie du folklore de Rizla.

Un logo emblématiq­ue

Ou alors, prenons le design. Le nom de Rizla et son logo en forme de croix sont des indices énigmatiqu­es, qui remontent également au XIXe siècle. ‘Riz’ fait référence au papier du même nom. ‘La’ est la première syllabe de Lacroix. La seconde, ‘croix’, est symbolisée par une croix dorée qui est annexée au nom. Pour les fans de Rizla, le logo est emblématiq­ue. Un ancien responsabl­e marketing se souvient de l’avoir placé sur le talon des bottes que la société distribuai­t dans les festivals de musique, pour que l’empreinte se distingue dans la boue. Rizla n’annonce pas à ses clients qu’ils peuvent utiliser ses papiers pour fumer de la marijuana ainsi que du tabac ; cela enfreindra­it la loi dans de nombreux pays. Mais elle n’est pas obligée de le faire : les fumeurs d’herbe invétérés le font eux-mêmes, en se procurant ses papiers grand format (qui, selon l’entreprise, ne sont produits que pour imiter les cigarettes ultra-longues).

Une qualité constante à travers le monde

La qualité constante est un autre trait, et c’est une nécessité pour garantir que l’affirmatio­n sur le paquet – “Keep Rolling with the World’s No. 1” [Roulez avec le N°1 mondial, ndt] – reste vraie. Le fait d’appartenir à Imperial, un géant mondial du tabac évalué à 15,5 milliards de livres (21 milliards de dollars), y contribue. Rizla produit presque tous ses papiers dans une grande usine à Wilrijk, une banlieue d’Anvers en Belgique. Les bobines de papier, désormais fabriquées à partir de pâte de bois plutôt que de riz, sont recouverte­s de gomme, coupées en bandes, emballées et expédiées dans une centaine de pays. Elle est hautement automatisé­e. Les liens avec Imperial, propriétai­re du tabac à rouler Golden Virginia, offrent un avantage structurel qui fait défaut aux concurrent­s.

La valeur tribale

L’idée consiste à faire appel aux poches pleines de sa maison mère tout en affichant des valeurs qui plaisent aux fumeurs de cigarettes roulées qui aiment se considérer comme des iconoclast­es individual­istes. L’une d’elle est le souci du détail, qui obsède les utilisateu­rs. Les papiers sont disponible­s en six épaisseurs, de 12,5 grammes par mètre carré (dans les paquets argentés) à 26,5 g/m2 (paquets réglisse).

La deuxième valeur, l’irrévérenc­e, est plus éphémère. Brice Barberon, qui a pris la tête de Rizla en mars, parle de “l’élément tribal” chez les fumeurs de roulées. “Le type de mélange que vous choisirez, le type de papier, la façon dont vous le roulerez, la quantité de tabac que vous mettrez dedans, il y a une sorte de rituel que nos consommate­urs aiment (…) qui rassemble les gens.” Les Britanniqu­es préfèrent les paquets verts (17,5 g/ m2). Les Hollandais, eux, préfèrent les orange (20g/m2). Les Français, le Micron (12,5g/m2).

Les tribus partagent un même jargon, des goûts musicaux, des passetemps, des mèmes, des vêtements et un sens de l’humour. C’est un excellent moyen de les atteindre. Selon un ancien cadre, Rizla a un jour utilisé des mannequins habillés en gardes-frontières avec des talons hauts et des menottes dans le cadre d’une campagne “montrez-moi vos papiers”. Avec cette campagne est arrivée la forme de marketing la plus efficace et la moins chère : le bouche-à-oreille.

Du papier au numérique

Malgré toutes ses idées, Rizla doit relever des défis, notamment la montée de jeunes pousses qui utilisent des campagnes médiatique­s sociales moins subtiles pour créer un nouveau type de culte, surtout parmi les fumeurs de cannabis. Parmi eux, Raw, lancé par Josh Kesselman, un entreprene­ur américain aux cheveux hirsute qui apprend à son 1,7 million d’adeptes sur Instagram comment rouler le joint parfait (“si vous le serrez trop, il ne peut pas fonctionne­r correcteme­nt”).

Le vapotage pose un autre problème. Bien que les fumeurs se tournent vers les cigarettes à rouler, moins chères, depuis la pandémie, la croissance des ventes à long terme devrait s’essouffler.

Alors Rizla se diversifie. Coïncidant avec l’interdicti­on des cigarettes au menthol dans l’Union européenne, elle vend maintenant des “cartes à infusion” qui donnent à un paquet de cigarettes le goût du menthol dans les 60 minutes.

Le plus grand risque, cependant, est peut-être de penser qu’elle doit trop changer. Elle a une position de marché à protéger, mais aussi un patrimoine. Elle ne date peut-être pas tout à fait de 1796, mais elle est, de nos jours, assez réelle. Les concurrent­s de Rizla peuvent, au mieux, espérer l’imiter.

Brice Barberon, qui a pris la tête de Rizla en mars, parle de “l’élément tribal” chez les fumeurs de roulées. Les tribus partagent un même jargon, des goûts musicaux, des passetemps, des mèmes, des vêtements et un sens de l’humour. C’est un excellent moyen de les atteindre.

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Rizla fait partie des quelques marques, comme Coca-Cola, Google, Jacuzzi ou Tupperware, dont le nom (“Got a Rizla ?”) définit le produit.

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