‘L’EFFACEMENT DE LA DETTE EST NÉCESSAIRE ET POSSIBLE’
Professionnel de l’investissement et essayiste
“Il est grand temps de remettre de l’ordre
dans la maison.” Fort de son expertise acquise dans la finance et l’investissement et de ses réflexions nourries aux meilleures sources académiques et scientifiques, Hubert Rodarie tire la sonnette d’alarme : la fuite en avant par la dette en bloquant les taux d’intérêt à zéro nous mène dans une dangereuse impasse, la crise de la Covid ne faisant que rendre plus aigu ce constat.“Pour parer le risque d’une déstabilisation monétaire ravageuse, la seule voie est de rétablir un fonctionnement économique cohérent avec un système monétaire réellement régulateur. Cela passe, en autres mesures,
par l’effacement des dettes publiques” préconisedans un récent essai(*). Effacer les dettes ! Cette solution, reprise récemment par
C’est un fait, la dette ne cesse pas de s’accumuler depuis le début des années 80. On est passé d’un régime où son poids par rapport au PIB était quasiment stable, quels que soient les avatars de l’évolution du PIB, à un régime d’augmentation constante de ce poids. Cette évolution traduit le passage d’un système équilibré à un système gravement déséquilibré, passage qui a été toléré sous l’idée fallacieuse que la marche de l’économie n’est qu’une succession de déséquilibres, alors qu’elle est en réalité une succession de cycles faite
Arnaud Montebourg, fait controverse chez les économistes. L’apport d’Hubert Rodarie est de montrer que cette mesure est à la fois “nécessaire” et “possible”. “Cet effacement n’est pas un objectif en soi mais un moyen pour
‘décoincer’ la politique monétaire.” En tant que président de l’Association française des investisseurs institutionnels (Af2i), Hubert Rodarie pointe la menace que fait peser les taux d’intérêt zéro sur les engagements que doivent tenir les “zinzins” vis-à-vis de leurs ayants droit. Une pression qui interpelle la gestion du “long terme”, nouvelle “raison d’être” que vient de se donner l’Af2i. d’avancées et de reculs, de réussites et d’erreurs. D’où cette accumulation sous forme de dette, somme de déséquilibres non purgés. En effet, dans la durée, la puissance publique est conduite ou incitée à prendre en charge en permanence les insuffisances des revenus d’activité attaqués par la délocalisation et en cas de crise, elle socialise les pertes que subiraient les détenteurs de créances des débiteurs défaillants. Elle est soutenue dans cette voie par l’assurance donnée par les banques centrales, devenues les prêteurs en dernier ressort non seulement du système bancaire, mais de l’ensemble de l’économie, qu’elles iront toujours au secours des emprunteurs. Il n’y a dès lors plus de limite, et on recourt systématiquement à la dette sur tous les sujets, que ce soit pour la consommation, l’investissement ou la spéculation. Ce soutien massif institutionnel et politique de la dette débouche depuis le début des années 2000 sur une forte accélération de l’émission monétaire, en liaison aussi avec le recyclage des réserves de change en augmentation constante des pays asiatiques, et la pratique des prêts avec des collatéraux systématiquement surévalués. Cette mécanique a explosé en 2008 mais les autorités américaines, au lieu de réprimer cette trop grande propension à prêter, ont couvert les pertes des banques. Une réponse qui n’a incité personne à reconnaître les dysfonctionnements structurels du système. La crise a été alors imputée à des erreurs volontaires ou involontaires dans les process, et non pas à un défaut de fabrication même du système. Résultat: aucune refondation des principes n’a été entreprise. Les années 2010 s’inscriront dans cette logique, toujours plus de dettes, avec une nouvelle augmentation de 50 % du poids des dettes dans le PIB mondial. La crise de la Covid qui survient en 2020 ne fait qu’amplifier brutalement ce mouvement préexistant. Ma conviction profonde est que les niveaux records d’endettement auxquels nous a menés la crise sanitaire auraient été atteints, d’une crise endogène à l’autre, dans dix ans, tant les dysfonctionnements du système sont récurrents. D’un certain point de vue, la crise Covid nous aide à prendre conscience que le recours sans fin à la dette est le ressort profond du système pour se perpétuer, et que c’est ce ressort qu’il faut casser sous peine de subir des crises de plus graves. Aujourd’hui, cette logique de la fuite en avant par la dette est entrée dans une impasse. Le montant de dette est devenu si élevé qu’une remontée des taux n’est plus envisageable. Le volant de la politique monétaire est comme bloqué.Mais attention, ainsi rigidifié, le système perd de plus sa capacité à supporter les prochains chocs exogènes qui ne manqueront pas de survenir.
Une cybernétique monétaire mise en défaut
Comment en est-on arrivé là ? La gestion de la monnaie et sa régulation sont inspirées depuis quelques décennies par la cybernétique qui, en tant que science du commandement, montre qu’il est possible d’organiser une machine ou une organisation en l’asservissant à la poursuite d’un objectif via un nombre réduit de leviers de commande. Les process de l’assurance qualité mis en oeuvre dans l’industrie ou le contrôle interne dans les banques et les compagnies d’assurances s’en inspirent directement. C’est ainsi de façon plus globale qu’à partir de 1980, toute l’économie occidentale a été régulée par les banques centrales, et principalement la Réserve fédérale américaine, sur la base de seulement deux paramètres: le niveau des taux d’intérêt et le réglage du montant des liquidités. Même pour un néophyte, la pertinence d’un tel pilotage requérant impérativement d’avoir pour guide un objectif planifié et un juge complètement extérieur au dispositif ne peut qu’interroger. Car une fois mise en place cette régulation, même au cas où les instruments s’avèrent dysfonctionnels, rien ne vient corriger la trajectoire tant il est vrai que dans une organisation cybernétique, les acteurs sont concentrés sur la seule exécution ou amélioration des process au détriment de la vérification de la pertinence des principes. Outre le fait d’avoir écarté la monnaie de toute recherche scientifique alors qu’elle est pourtant au fondement même du système économique et social du politique, cette régulation de l’économie a subi deux dérèglements majeurs : la fin du système monétaire international au début des années 70, et le maintien en permanence d’une politique monétaire systématiquement accommodante à partir de la fin des années 90. Or les deux phénomènes se tiennent car en l’absence d’un système de correction des taux de change ayant la vertu de rééquilibrer les échanges, les excédents commerciaux génèrent en effet la constitution de réserves de devises qui, recyclées, viennent en retour alimenter le crédit dans les pays débiteurs…
Une mauvaise appréhension du risque
Face au risque par exemple d’un incendie dans une forêt, deux attitudes sont possibles. Soit on estime être capable de prévenir tous les facteurs de risques – du promeneur négligent à la faute du forestier – en multipliant à l’infini précautions et interdictions; soit on estime ne pas en être capable et on préfère alors mettre en place des pare-feu afin d’éviter qu’un départ de feu ravage toute la forêt. Dans le premier cas, l’orgueil de l’homme l’amène à croire que tout est maîtrisable, dans le deuxième cas l’objectif est de minimiser prudem
* ‘Effacer les dettes publiques, c’est possible et c’est nécessaire’ par Hubert Rodarie (MA éditions).
ment les pertes. Or depuis le début des années 90, dans tous les domaines (géostratégique, financier, sanitaire, etc.), c’est la première approche qui domine. Avec des conséquences très concrètes comme on le voit dans la gestion de la crise de la Covid. Au lieu de concentrer tous les efforts pour soigner une maladie d’origine virale dont il est impossible de bloquer totalement la diffusion, on multiplie en vain les mesures prophylactiques (port du masque obligatoire, couvre-feu) alors qu’il vaudrait bien mieux accroître le nombre des lits, séquencer bien plus finement le génome du virus et son évolution pour trouver les remèdes et soins les plus adaptés. Aujourd’hui, on fait la médecine avec des modèles mathématiques au lieu de la faire “au pied du lit” (mon arrière-grand-père, scientifique reconnu, était pourtant un clinicien convaincu). On multiplie la production de façon centralisée de protocoles, prescriptions, interdictions en tous sens qui réduisent l’exercice de la liberté et de la responsabilité des personnes, ce qui pose un problème de cohérence – car personne ne réagit de façon adéquate – et ce qui génère des cohortes de gens peureux, aigris et, au bout d’un moment, possiblement violents. La même démarche a été suivie dans la finance après la crise de 2008. À défaut de s’attaquer aux racines du mal, on y a aussi multiplié les réglementations (Bâle III, Solvency II) qui n’ont eu pour effet que de complexifier encore plus la régulation du système. Les règlements s’empilent sur les règlements, les acteurs dépensent leur énergie à chercher à contourner les obstacles,les calculs ne sont pas très justes, la masse de chiffres qui doit remonter aux instances de régulation est intraitable… Une fois encore, l’efficacité des planificateurs de l’économie centralisée de l’URSS a été suffisamment discréditée pour ne pas croire que l’on peut maîtriser la situation de cette façon.
Inflation ou austérité budgétaire, l’alternative démoniaque
Comment sortir de cette impasse ? La seule alternative qui semble s’offrir – l’inflation ou la rigueur budgétaire – est diabolique. D’un côté, il faudrait une hausse des prix durable d’au moins 5 % l’an avec la dépréciation monétaire, l’érosion de l’épargne de la classe moyenne et la dépréciation des fonds propres des institutions ; de l’autre côté, l’austérité budgétaire et la stagnation économique. Deux options inacceptables car l’une et l’autre entraînent le risque d’une désagrégation sociale sous l’effet d’une paupérisation de la majorité de la population, de la montée des inégalités et de la concentration des richesses. Autant de ravages dont les conséquences politiques se font déjà sentir (Brexit, présidence Trump, majorités introuvables en Europe, etc.). Le remède inflationniste est certes parfois présenté comme un moindre mal, mais il ne faut pas en sous-estimer les effets délétères tant il est vrai que le retour de l’inflation détruira la confiance dans la monnaie, dernière institution publique non remise en cause. Le danger n’est pas aujourd’hui dans les institutions mais dans le risque de cette déstabilisation monétaire. L’État social qui fait encore de la majorité d’entre nous des nantis n’est pas une donnée naturelle irréversible. Il est le produit d’un consensus qui peut se défaire. Comment réagirions-nous face à une spoliation de notre épargne,à une amputation drastique de nos retraites, à une augmentation du chômage de nos enfants ? Il est temps de remettre de l’ordre dans la maison avant le pire. Quant aux vertus d’une croissance qui viendrait à elle seule éponger les dettes, soyons réalistes, il n’y a aucune chance que ce qu’on n’a pas obtenu depuis dix ans, on l’obtienne à l’avenir, surtout si on ne porte pas remède aux dysfonctionnements des échanges internationaux qui ont fait basculer la production de biens aisément reproductibles de l’Occident vers l’Asie. La seule voie de sortie réaliste est donc de rétablir un fonctionnement économique cohérent avec un système monétaire international qui soit réellement régulateur. Et pour cela, il faut interdire la constitution de réserves de change au-delà d’un certain pourcentage de PIB, déconcentrer les activités et encourager leur relocalisation, et enfin réformer le régime monétaire de façon à débloquer la régulation. Et une étape indispensable est l’effacement des dettes publiques.
L’effacement des dettes publiques, possible et nécessaire
Cet effacement des dettes publiques n’est pas un objectif en soi mais le moyen pour “décoincer” la politique monétaire. Bonne nouvelle, cet effacement est non seulement nécessaire mais possible. Cela tient à la spécificité de la dette publique, qui n’est pas celle d’un agent économique ordinaire du type ménage ou entreprise. Une dette d’État, c’est en effet un crédit que se fait à elle-même une collectivité. Dette et monnaie ne sont que deux expressions d’une même réalité. Et si on fait habituellement la distinction, c’est pour mieux identifier la source de la création monétaire par la puissance publique. La monnaie créée ex nihilo par le crédit bancaire privé est liée nécessairement à une opération économique ; celle créée par la dette publique aussi, et elle doit être de la même façon contrôlée, d’autant plus que son accroissement au cours des dernières décennies a moins résulté de l’accumulation des déficits publics que de l’addition de pertes privées socialisées. Ma proposition consiste à effacer cette dette publique mais sans détruire la monnaie correspondante. Cela peut se faire tout simplement car contrairement aux banques privées, pour qui le remboursement d’un crédit a pour effet de détruire la dette, la banque centrale, en tant qu’institut d’émission, a ce pouvoir de créer à son actif les moyens de paiement. Si bien que la monnaie créée lorsque la banque centrale a racheté les titres publics (ou privés) peut rester dans le système. Toutefois, il faut, pour éviter de retomber dans un système de création monétaire sans limite, avec le risque que le système ne craque au final, contrôler la capacité des banques de créer de la monnaie en leur imposant des réserves obligatoires. Une telle décision serait historique car elle rebattrait véritablement la donne, comme par exemple lorsqu’en août 1971, les Américains ont décidé du jour au lendemain de supprimer la convertibilité or du dollar. En revenant à la vieille règle selon laquelle ce sont les dépôts qui font les crédits, on obligerait les banquiers à retourner à leur métier de collecteur de fonds et de financeurs de projets, la puissance de feu de la création monétaire en moins. Un tel mécanisme peut être mis en place sans préjudice pour le développement économique pour une durée plus ou moins longue. Compte tenu des montants énormes de monnaie créés actuellement, ce serait en quelque sorte une diète que l’on inflige à un patient en situation d’embonpoint.
Menace sur les zinzins
La persistance de taux d’intérêt zéro pose de sérieux problèmes aux investisseurs institutionnels. Pour ces “zinzins” qui détiennent des capitauxpourdesusagesdivers deprotection(pensions de retraites, indemnités de santé, d’accidents de la vie, fonds pour la promotion de telle ou telle cause etc.), plus les revenus de ces capitaux sont élevés, plus les prestations servies sont pérennes. Des taux d’intérêt faibles, et a fortiori négatifs, mettent en cause la garantie de ces engagements. Et c’est l’utilité sociale de ces institutions servant de ciment à la cohésion intergénérationnelle ou entre communautés qui s’en trouve menacée. Sans compter l’effet des charges croissantes liées à la régulation de leurs fonds propres qui vient grever encore plus leurs marges. Dans ces conditions, il est curieux de prôner comme certains le font le développement de retraites par capitalisation dans une telle période. Dans sa théorie générale, Keynes notait “l’euthanasie des rentiers”. Eh bien, ce sont les institutionnels qui sont de nos jours dans cette situation car ils sont de moins en mesure de pouvoir tenir leurs engagements. Et si l’inflation repartait, ce serait pire.Autre effet des taux d’intérêt trop faibles: ils conduisent aussi les épargnants, comme on le voit au Japon, à conserver leur capital sans le consommer. D’où une thésaurisation qui piège la liquidité, et qui est cause d’atonie supplémentaire de l’activité. Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant de voir les organismes pousser leur clientèle à souscrire des contrats d’assurance-vie non plus en euros mais en unités de comptes, ces derniers n’offrant aucune garantie sur le capital et son rendement. La plus belle fille du monde ne peut donner plus ce qu’elle a… Il faut d’urgence redonner de la vitalité à ces institutions, rémunérer convenablement l’épargne, préserver les revenus de l’érosion monétaire.
Le long terme comme “raison d’être”
L’AF2i, créée au début des années 2000, regroupe tous les détenteurs structurels de capitaux (les asset owners, vs les asset managers qui les gèrent) parmi lesquels il y a les compagnies d’assurance, les caisses de retraites, les fondations et autres fonds de réserves, qu’ils soient publics ou privés. Notre tour de table comprend pas loin de 80 institutions représentant quelque 3000 milliards d’euros à gérer et servir sur la durée. Le but de l’association est d’améliorer la technique, les produits et le cadre réglementaire du métier des adhérents. L’Af2i réunit ainsi des groupes de travail qui éditent des guides, favorisent les bonnes relations avec les sociétés de gestion et les contacts avec les pouvoirs réglementaires. Son affectio societatis vient d’être résumé dans cette “raison d’être” : “placer le long terme au centre des dispositifs économiques, sociaux et financiers”. En tant qu’institutionnels détenteurs de capitaux sur le long terme, nous ne sommes pas susceptibles d’être en crise de trésorerie, l’équilibre entre les actifs et les passifs ne relevant à cet égard que de la technique. La dimension “durable” est aussi incluse dans notre raison d’être,de même que celle de “l’utilité sociale” dès lors que nous répondons à des besoins essentiels d’individus ou de groupes.
Hubert Rodarie s’exprime ci-dessous en tant que président de l’Af2i (Association française des investisseurs institutionnels)