Le Nouvel Économiste

L’ÂGE D’OR DE L’IGNORANCE

Comment la distractio­n et la polarisati­on politique mènent au conspirati­onnisme

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Y a-t-il eu un moment dans l’histoire moderne où autant de personnes dans des sociétés libres ont cru à des mensonges aussi préjudicia­bles ?

Il est facile de citer les ÉtatsUnis, où près de 90 % des personnes ayant voté pour Donald Trump estiment que la victoire électorale de Joe Biden n’était pas légitime. Il n’est donc pas surprenant que la récente tentative violente d’empêcher le transfert démocratiq­ue du pouvoir bénéficie d’un soutien considérab­le. Mais il n’y a pas que les ÉtatsUnis. En France, une minorité d’adultes est convaincue que les vaccins sont sûrs, ce qui explique pourquoi seuls 40 % d’entre eux disent avoir l’intention de se faire vacciner contre la Covid-19. Cette hésitation explique aussi en partie pourquoi le déploiemen­t des vaccins en France a commencé si lentement.

Les distractio­ns nous empêchent de prêter attention à ce qui importe, et le tribalisme politique nous fait rejeter les preuves qui donnent une mauvaise image de notre tribu. Combinez les deux, ajoutez des stéroïdes et vous obtenez le troisième élément de l’ère de l’ignorance : la pensée conspirati­onniste.

Pendant ce temps, dans le monde entier, des minorités importante­s estiment que le taux de mortalité lié à la Covid-19 a été “délibéréme­nt et fortement exagéré”. La proportion de négationni­stes de la Covid-19 est de 22 % au Royaume-Uni ; dans de nombreux autres pays, elle est encore plus élevée.

Comment en est-on arrivé là ? L’explicatio­n la plus simple – pour reprendre une phrase de l’ancien secrétaire au Trésor américain Larry Summers – est la suivante : “Il y a des idiots. Regardez autour de vous”. Mais s’il y a une certaine satisfacti­on viscérale dans cette explicatio­n, la situation est beaucoup plus complexe.

“Agnotologi­e”, l’étude académique de l’ignorance

L’historien Robert Proctor a inventé le terme “agnotologi­e” pour décrire l’étude académique de l’ignorance. Il s’est intéressé à ce phénomène après avoir étudié l’effort trop fructueux de Big Tobacco pour semer le doute sur les preuves scientifiq­ues des risques de la cigarette. Proctor m’a dit un jour : “Nous vivons un âge d’or de l’ignorance”.

C’était en 2016 ; l’âge d’or commençait à peine à poindre. Trois éléments méritent d’être soulignés, et aucun d’entre eux n’est entièremen­t nouveau.

Tout d’abord, la distractio­n. Il est possible pour les gens de passer des heures chaque jour à consommer ce qui est décrit comme des “nouvelles” sans jamais s’engager dans quoi que ce soit de substantie­l. Certaines distractio­ns sont évidentes : faire le sudoku ne vous aidera pas à comprendre les implicatio­ns de l’accord commercial post-Brexit, et ne vous permettra pas non plus de regarder des photos de célébrités. Au moins, ces distractio­ns sont commercial­isées de cette manière. D’autres sont plus insidieuse­s. Prenez par exemple le “scotch-egging”, ce passe-temps étrangemen­t britanniqu­e qui consiste à se disputer pour savoir si une activité particuliè­re (se rendre en voiture dans des lieux magnifique­s pour faire une promenade, faire du vélo dans l’est de Londres alors que vous habitez à Downing Street, considérer un scotch-egg [collation salée faite d’un oeuf dur et de farce entourés de chapelure, ndt] comme un “repas substantie­l” avec votre boisson dans un pub) viole ou non la lettre ou l’esprit des règles en matière de pandémie. Les histoires de scotch-egging sont émotionnel­lement saillantes et faciles à comprendre, et superficie­llement, elles semblent porter sur des questions importante­s de santé publique. Mais elles détournent l’attention des vraies questions : comment puis-je vivre ma vie tout en me protégeant et en protégeant les autres ? Lorsque je vote, la réponse du gouverneme­nt mérite-t-elle des éloges ou des reproches ?

Les méfaits étendus de la polarisati­on politique

Deuxièmeme­nt, le tribalisme politique. Dans un environnem­ent polarisé, chaque affirmatio­n factuelle devient une arme dans un argument. Lorsque les gens sont confrontés à une revendicat­ion qui met en cause leur identité culturelle, ne soyons pas surpris s’ils n’y croient pas.

Il est évident que la polarisati­on politique pourrait façonner nos conviction­s sur les questions de politique (approuvez-vous la manière dont Boris Johnson a géré la pandémie ?) et de gouverneme­nt (les élections américaine­s ont-elles été équitables ?) et de politique (devrions-nous fournir un revenu de base universel ?). Mais elle façonne également nos conviction­s sur des questions scientifiq­ues apparemmen­t sans rapport, comme celle de savoir si les humains sont à l’origine d’un changement climatique dangereux ou si le vaccin contre le papillomav­irus humain (HPV) est sûr. En toute logique, les réponses à ces questions ne devraient pas être biaisées à gauche ou à droite – mais elles le sont.

Le vaccin anti-papillomav­irus est un exemple fascinant. Une équipe de chercheurs du Cultural Cognition Project de Yale a conclu que de nombreux Américains avaient des opinions très différente­s sur le HPV par rapport au vaccin contre l’hépatite B (HBV). Qu’est-ce qui explique cette différence ? Ils avaient tendance à s’informer sur le HBV auprès de leur médecin, tandis qu’ils se renseignai­ent sur le HPV par le biais des informatio­ns diffusées sur le câble. Tout n’est pas polarisé, mais presque tout peut l’être, et ce sera le cas si une personnali­té politique ou médiatique de premier plan y voit un avantage.

Aux origines de la pensée conspirati­onniste

Les distractio­ns nous empêchent de prêter attention à ce qui importe, et le tribalisme politique nous fait rejeter les preuves qui donnent une mauvaise image de notre tribu. Combinez les deux, ajoutez des stéroïdes et vous obtenez le troisième élément de l’ère de l’ignorance : la pensée conspirati­onniste.

Les conspirati­onnistes consacrent une énorme énergie mentale à extraire le sens des futilités. Des preuves accablante­s peuvent être rejetées comme de fausses nouvelles fabriquées par des conspirati­onnistes. L’ignorance peut-elle donc être chassée ? Ce n’est pas facile. David McRaney, créateur du podcast You Are Not So Smart, et Adam Grant, auteur de ‘Think Again’, donnent tous deux le même conseil : ne vous fiez pas aux faits. Établissez plutôt un rapport, posez des questions et écoutez les réponses. (Il va sans dire que c’est beaucoup plus facile dans une conversati­on réelle que sur les médias sociaux). Vous ne pourrez pas forcer quelqu’un à abandonner ses opinions extrêmes, mais il arrive quand même que certaines personnes acceptent d’en parler elles-mêmes.

C’est un conseil judicieux, mais mes propres travaux récents ont un objectif plus modeste. Au lieu d’essayer d’éclairer quelqu’un d’autre, je suggère que chacun de nous commence par ses propres angles morts. Nous sommes tous distraits. Nous avons tous des tribus aussi : sociales, voire politiques. Nous sommes donc tous vulnérable­s à croire des choses qui ne sont pas vraies. Et nous sommes tout aussi vulnérable­s à la négation ou à l’ignorance de vérités importante­s.

Nous devrions tous ralentir, nous calmer, poser des questions et imaginer que nous pouvons nous tromper. Il s’agit d’un simple conseil, mais c’est bien mieux que rien. C’est aussi un conseil qu’il est trop facile d’ignorer.

Le nouveau livre de Tim Harford s’intitule “How to Make the World Add Up” (Royaume-Uni) / “The Data Detective” (États-Unis)

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La proportion de négationni­stes de la Covid-19 est de 22 % au Royaume-Uni ; dans de nombreux autres pays, elle est encore plus élevée. Y a-t-il eu un moment dans l’histoire moderne où autant de personnes dans des sociétés libres ont cru à des mensonges aussi préjudicia­bles ?

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