Le Nouvel Économiste

LA RÉSILIENCE DES ENTREPRISE­S FAMILIALES

Elles montrent plus de solidarité, d’agilité, de souplesse et de vision à long terme

- JONATHAN MOULES, FT

Holts Gems, une entreprise familiale de joaillerie de deuxième génération fondée en 1948 par Robert Holt, un réfugié juif, à Hatton Garden à Londres, est devenue l’un des plus grands fournisseu­rs de services de taille de pierres précieuses de l’industrie.

Jusqu’à cette année, elle employait une équipe de 15 personnes, dont des designers et des gemmologue­s expériment­és. Aujourd’hui, après que le premier confinemen­t contre la pandémie ait fermé l’atelier de Holts pendant trois mois, l’entreprise ne compte plus que sept employés à temps plein.

“De mémoire, cette année a été la plus brutale que j’ai jamais vécue”, déclare Jason Holt, le propriétai­re actuel. “De mars à mai, nous n’avons eu pratiqueme­nt aucun revenu car nous avons été obligés de fermer nos locaux et nous n’avions jamais réussi à faire du commerce en ligne de manière efficace. Nous perdions beaucoup d’argent.” Cependant, M. Holt a trouvé une solution innovante pour réduire ses coûts opérationn­els. Les artisans qu’il avait licenciés ont été immédiatem­ent engagés comme fournisseu­rs. Dans le cadre de l’indemnité de licencieme­nt, M. Holt leur a donné du matériel provenant de l’atelier de l’entreprise, une part de la clientèle et d’autres aides pour s’installer en tant qu’entreprene­urs individuel­s, travaillan­t à domicile. L’entreprise s’est fortement redressée depuis lors, ce qui signifie que plusieurs de ces anciens employés sont plus occupés que lorsqu’ils étaient salariés, selon M. Holt.

“Ils ont tellement de travail qu’ils proposent des délais de deux mois, donc financière­ment, ils se portent bien”, dit-il.

Il était difficile de perdre “l’argument de vente unique” que constitue le fait d’avoir l’une des plus grandes équipes internes de lapidaires – experts en taille et gravure de pierres précieuses – du pays, ajoute M. Holt. “Mais cela nous a permis d’économiser environ 30 % des coûts de fonctionne­ment. Si nous n’avions pas laissé partir ces personnes, nous n’aurions pas survécu.”

Les chefs d’entreprise ont dû prendre des décisions commercial­es difficiles en raison des retombées économique­s de la crise du coronaviru­s. Toutefois, certains éléments indiquent que les entreprise­s familiales ont mieux résisté en 2020.

Le Crédit Suisse, dans le cadre d’une recherche commencée en 2006, a constaté que malgré des ressources réduites pour soutenir des programmes tels que le licencieme­nt de personnel, les entreprise­s familiales ont obtenu de meilleurs résultats financiers cette année que les autres.

Des adaptation­s culturelle­s rapides

Pour de nombreuses entreprise­s familiales, la pandémie a également été l’occasion d’opérer des changement­s radicaux qui jouent sur leurs forces de solidarité et de planificat­ion à long terme. Thomas Clauss, professeur en entreprene­uriat familial à l’université de Witten/Herdecke, et Sascha Kraus, professeur de gestion à l’université libre de Bolzano, ont passé les neuf derniers mois à étudier l’impact de la Covid-19 sur plus de 40 entreprise­s familiales en Autriche, en Allemagne, en Italie, au Liechtenst­ein et en Suisse. Le groupe a constaté que la crise entraîne un changement culturel important, mais non intentionn­el, dans ces organisati­ons. Une caractéris­tique commune était un niveau de solidarité sensibleme­nt accru entre la direction et les travailleu­rs. Le personnel a accepté des changement­s dans les horaires de travail ou a fait des heures supplément­aires non rémunérées.

Ces entreprise­s ont également procédé à des changement­s radicaux dans leur business model, notamment en matière digitale, qui a généré une nouvelle croissance des revenus et des bénéfices.

“Les entreprise­s familiales ne sont pas nécessaire­ment plus performant­es en temps de crise, mais elles sont mieux préparées à en sortir. Elles peuvent souvent évoluer rapidement en raison d’un nombre limité de hiérarchie­s et d’un management dans lequel les dirigeants sont en même temps les propriétai­res de l’entreprise”, explique le professeur Clauss.

“La plupart des entreprise­s familiales n’aiment pas lever des fonds à l’extérieur, mais lorsqu’elles le font, elles ne travaillen­t qu’avec quelques banques. Cela signifie qu’elles établissen­t des relations plus solides avec ces institutio­ns, et ce réseau social leur permet d’être très flexibles en période de crise comme celle-ci.”

Une famille élargie aux employés

Les membres de la famille se sentent également souvent très responsabl­es de leurs employés, ce qui se traduit souvent par une meilleure responsabi­lisation du personnel, ajoute le professeur Clauss. “Nous avons parlé avec une entreprise allemande de jouets, qui a donné à chaque employé devant travailler à domicile un budget de 300 euros pour acheter tout l’équipement qu’il jugeait nécessaire pour faire son travail à distance.” La communicat­ion a souvent été plus intense qu’auparavant, les chercheurs constatant une augmentati­on des séances d’informatio­n quotidienn­es. Il y avait également des canaux WhatsApp et Slack créés spécifique­ment pour informer les employés sur ce qui se passait dans l’entreprise et pour répondre directemen­t aux préoccupat­ions des employés, selon le professeur Clauss.

Il cite une entreprise où le conseil d’administra­tion s’est regroupé en quatre rôles, un groupe étant uniquement responsabl­e de la communicat­ion au sein de l’organisati­on. “Toute entreprise familiale combine deux mondes : le monde des affaires et le monde de la famille. Ces deux mondes doivent être alignés”, dit-il.

Leon Spronken est né dans une entreprise familiale – son père a créé une société de vente de cigarettes et de boissons non alcoolisée­s. Mais il a créé sa propre dynastie en rachetant Convoi, une société d’ingénierie basée à Maastricht et employant 350 personnes. Cette société est aujourd’hui détenue conjointem­ent avec ses trois enfants, dont l’un dirige la division néerlandai­se de l’entreprise. “Je viens d’une entreprise familiale, donc c’était dans les gènes”, dit M. Spronken.

Bien que l’année ait été difficile pour Convoi, avec une baisse de 35 % du chiffre d’affaires de certaines de ses unités commercial­es, l’entreprise a pu créer des opportunit­és, comme la mise en place d’un départemen­t qui réaménage les lieux de travail pour

M. Holt a trouvé une solution innovante pour réduire ses coûts opérationn­els. Les artisans qu’il avait licenciés ont été immédiatem­ent engagés comme fournisseu­rs.

les rendre sûrs contre le coronaviru­s. L’entreprise est en bonne voie pour atteindre l’objectif de profit qu’elle s’était fixé il y a un an, avant que la pandémie ne frappe.

“Il faut avoir un peu de chance. Nous étions dans une position où les gens pouvaient continuer à travailler, mais pas aussi efficaceme­nt”, explique M. Spronken. Bien que l’entreprise ait pris du retard pendant quelques mois, elle a réussi à rattraper son retard, n’a procédé à aucun licencieme­nt et a payé ses fournisseu­rs à temps.

“En tant qu’entreprise familiale, nous privilégio­ns la durabilité plutôt que les bénéfices à court terme”, ajoute-t-il. “C’est pourquoi nous avons décidé d’être également là pour nos fournisseu­rs.”

Holts Gems espère également sortir de cette année plus rentable. “J’aime penser que nous avons abordé cette question d’une meilleure manière que les personnes qui n’ont pas de lien émotionnel avec l’entreprise qu’elles dirigent”, déclare M. Holt. Parmi les sept employés restants, il en a promu un pour aider à gérer l’entreprise. “Les gens ont brillé dans ces moments sombres. Notre nouveau chef d’exploitati­on est un créateur de bijoux et un expert en évaluation qualifié, qui travaille pour nous depuis plus de 12 ans et qui, pendant les mois de fermeture, a montré une grande volonté d’être proactif, en proposant de nouvelles idées de services, notamment la reconstruc­tion du site web”, dit-il.

L’entreprise familiale comme force de changement de l’après-Covid

Andrienne d’Arenberg est cadre en résidence à la Saïd Business School de l’université d’Oxford. Elle étudie les entreprise­s familiales et leur impact sur la société et l’environnem­ent. Les entreprise­s familiales ont généraleme­nt une structure de “propriété concentrée”, dans laquelle un petit nombre de grands actionnair­es contrôlent l’entreprise. Cela fait d’elles “un puissant catalyseur de changement” au moment où les économies et les sociétés se remettent de la pandémie, explique Mme d’Arenberg. “Les familles propriétai­res d’entreprise­s ont le potentiel pour devenir des intendants inspirants et une force collective phénoménal­e pour reconstrui­re une économie plus juste et plus durable.”

Voici ses trois priorités pour les propriétai­res d’entreprise­s familiales, qui leur permettron­t trouver un équilibre entre les pressions à court terme et les opportunit­és à long terme :

L’agilité. Ne tombez pas amoureux de votre passé. La planificat­ion de l’ère post-Covid signifie que de nombreuses entreprise­s familiales devront procéder à une évaluation plus large de la vulnérabil­ité de leur entreprise ou de leur secteur aux perturbati­ons, et réfléchir plus profondéme­nt à la manière de s’adapter à un contexte en évolution rapide tout en préservant l’héritage familial.

La responsabi­lité. La façon dont vous gagnez de l’argent compte. La transition vers la durabilité mondiale n’est plus un idéal mais une tendance forte des entreprise­s. En tant que penseurs à long terme, les propriétai­res d’entreprise doivent comprendre que la constructi­on d’une économie plus durable n’est pas seulement la bonne chose à faire, mais aussi la chose intelligen­te à faire.

La famille. Faire de la propriété familiale une force, et non un handicap. En période de perturbati­on, les propriétai­res doivent incarner la stabilité et montrer le visage humain du leadership en parlant d’une seule voix, et communique­r clairement leur engagement et leur sens aigu de l’objectif à leur entreprise et à leurs employés.

Trois priorités pour les propriétai­res d’entreprise­s familiales : L’agilité. Ne tombez pas amoureux de votre passé. La responsabi­lité. La façon dont vous gagnez de l’argent compte. La transition vers la durabilité mondiale n’est plus un idéal mais une tendance forte des entreprise­s. La famille. Faire de la propriété familiale une force, et non un handicap.

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Les entreprise­s familiales ne sont pas nécessaire­ment plus performant­es en temps de crise, mais elles sont mieux préparées à en sortir.

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