Le Nouvel Économiste

Tous les chemins mènent à Rome

Il n’y a pas que de la soie dans les routes de la soie

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Ne demande pas ta route à quelqu’un qui la connaît, tu risquerais de ne pas te perdre. Vous connaissez ce bon mot. S’il y a bien des routes avec lesquelles il fonctionne moins bien, ce sont les routes de la soie.

Il y a mille façons de les définir : ceinture de chasteté, nouveau rideau de fer ou nids-de-poule de la diplomatie de la dette, comme ont pu le dire certains conseiller­s de feu l’administra­tion Trump, cheval de Troie de la sino-mondialisa­tion, décloisonn­ement commercial de l’hinterland chinois, restaurati­on de la grandeur impériale, arraisonne­ment du monde par le capital et la technique à vocation hégémoniqu­e. Tout dépend de votre connaissan­ce du dossier ou de votre degré de paranoïa.

L’une des définition­s les plus objectives est sans doute celle d’Alice Ekman dans un rapport pour l’IFRI (Institut français des relations internatio­nales) : c’est un modèle de développem­ent à faces multiples, une face géopolitiq­ue qui positionne la Chine comme la grande puissance indispensa­ble au bien du monde, une face idéologiqu­e qui consiste à exporter ce qui se cache dans la périphrase l’économie socialiste de marché aux caractéris­tiques chinoises, une face infrastruc­turelle qui finance et réalise d’impression­nants équipement­s et investisse­ments dans le monde entier, de Almaty à Anvers en passant par Le Pirée, Skopje, Belgrade et Budapest, une face normative qui valorise les nouveaux standards chinois, une face institutio­nnelle qui crée de nouveaux organismes bancaires et des organisati­ons alternativ­es à celles de l’ONU, une face lobbyiste qui initie et mobilise un nouveau réseau d’amis sur les cinq continents.

Quel impérium ?

“Ce projet a implicitem­ent comme vocation de se substituer à l’imperium américain” note Claude Albagli, président de l’Institut Cedimes, dans la somme qu’il lui consacre sous le titre ‘Les routes de la soie ne mènent pas où l’on croit…’

“Imperium”, le mot est équivoque : s’agit-il de l’imperium en vigueur sous la République romaine ou sous l’Empire ? Le premier était le pouvoir, légitimé par les auspices qui avaient le don d’interpréte­r la volonté des dieux, dont étaient investis les consuls et les préteurs pour une durée limitée à un an. Un pouvoir à deux faces, militaire et civile, imperium militiae comme pouvoir de lever des armées et de les commander pour défendre la cité, et imperium domi comme pouvoir d’énoncer le droit pour organiser la vie politique et sociale afin de garantir l’ordre public en punissant toute désobéissa­nce ou dissidence. Le second sous l’Empire était le pouvoir suprême, conféré pour la première fois à Auguste. Pas difficile donc de savoir de quel côté penche l’imperium à la chinoise. “Tout peuple qui devient une nation en se soumettant à un État centralisé bureaucrat­ique et militaire devient aussitôt un fléau pour ses voisins et pour le monde” prévenait Simone Weil dans les années 30.

Cinq biais qui voilent le regard occidental

Les routes de la soie cristallis­ent toutes les passions, des plus tristes aux plus euphorique­s. À ce titre, elles sont l’amplificat­eur de ce mélange d’inquiétude, de négligence et de mécompréhe­nsion qui caractéris­e souvent la perception de la Chine. Plusieurs biais ont voilé le regard occidental dans sa juste mesure de la fulgurante ascension de la Chine.

Premier biais, une défaillanc­e conceptuel­le structurel­le : la raison occidental­e a toujours cherché à modéliser l’avenir, elle a besoin de projection­s et de plans pour le dessiner. La raison chinoise, indifféren­te à l’emprise sur l’avenir par modélisati­on d’un idéal, se concentre sur la transforma­tion graduelle et progressiv­e de l’état des choses par inversion ou conversion des rapports de force qui en sont la dynamique. Ne cherchant pas à forcer le réel par la projection d’un idéal, sa plasticité lui donne un avantage certain dans l’invention d’un ordre propre en recomposit­ion permanente.

La raison occidental­e aime les modèles mais pas l’ordre, elle est à la fois anarchique et idéaliste ; à l’inverse, la chinoise aime l’ordre mais pas les modèles. Deuxième biais, l’universali­sme occidental et son tropisme messianiqu­e. Messianiqu­e parce que la finalité du progrès dans sa version occidental­e doit dépasser ses performanc­es scientifiq­ues et technologi­ques pour porter un idéal transcenda­nt, la vérité, la liberté, la justice ou le bonheur. Là où la Chine avance, progressan­t du seul fait de sa marche en avant.

Troisième biais, la focalisati­on sur un modèle unique de modernité. Notre modernité est l’optimum qui conjugue marché et démocratie, raison critique et émancipati­on individuel­le, société ouverte et État de droit. Et tout ce qui ne parvient à ce point d’équilibre est en général sous-considéré, négligé ou condamné, cette hémiplégie intellectu­elle nous privant de l’analyse fine d’un réel construit autrement que le nôtre. Quatrième biais, la confusion entre leadership et centralité, qui sont deux idées différente­s. Formés par notre histoire au leadership des grandes puissances européenne­s avant qu’elles ne soient supplantée­s par l’hyperpuiss­ance américaine, nous réduisons la deuxième à la première. Le leadership est une volonté de puissance qui passe par le contrôle des pièces maîtresses du jeu et l’extension sans fin de son domaine d’influence exclusif. Alors que la centralité est une position incontourn­able qui force sans contrainte tous les acteurs à composer avec vous ou à s’aligner sur votre jeu. L’Amérique a longtemps voulu le leadership, la Chine a toujours voulu la centralité. En cela, le maillage du monde par les routes de la soie n’est que la version technologi­que et capitalist­ique de la centralité. A priori, le leadership assume la guerre, la centralité croit à une mondialité pacifiée parce qu’harmonieus­e dans sa diversité. C’est ce qu’essaie de penser, sous l’impulsion du philosophe Zhao Tingyang et de l’économiste Shen Hong, le tianxianis­me, qui se propose d’être un nouveau “cadre identitair­e harmonieux pour une humanité réconcilié­e”. Cinquième biais, l’inversion entre la puissance et son déploiemen­t. En Occident, la puissance est la condition de son déploiemen­t. Avec les routes de la soie, la Chine prouve que l’inverse est possible : elle déploie partout sa puissance pour la construire.

Universell­e Aragne

Ainsi, profitant des biais occidentau­x au moins autant que du calendrier géostratég­ique de notre temps où le leadership américain est en crise, où la Russie ne dispose pas du trésor de guerre chinois en réserves de change, où l’Afrique est un nouvel eldorado affranchi du joug des anciennes puissances coloniales, où l’Europe porte de moins en moins l’élan de son projet fondateur, la Chine avance, tissant méthodique­ment sa toile, réticulant le monde à sa manière dans ce projet qui fait penser, comme le rappelle judicieuse­ment Claude Albagli, au surnom de Louis XI, l’Universell­e Aragne. En observant la toile grandir sans fin, nous affinons notre dentelle conceptuel­le : c’est la controvers­e sans fin entre Arvind Subramania­n, économiste indien, chercheur au Peterson Institute, et David Shambaugh, politologu­e américain, professeur à l’université de Washington, chercheur à la Brookings Institutio­n. La première école établit que l’émergence de la puissance chinoise entraînera immanquabl­ement le déclin de la puissance américaine.

La seconde école présume que le blocage politique chinois finira nécessaire­ment par provoquer le blocage social et économique du pays.

Une chose est certaine : quand l’araignée tisse sa toile, ce n’est pas pour rendre hommage à la beauté des insectes qu’elle veut séduire, c’est pour en faire un petit festin.

Plusieurs biais ont voilé le regard occidental dans sa juste mesure de la fulgurante ascension de la Chine.

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle https://www.sinocle.info/

L’Amérique a longtemps voulu le leadership, la Chine a toujours voulu la centralité.

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