Le Nouvel Économiste

La grande redistribu­tion des cartes

Comment la course aux énergies renouvelab­les remodèle en profondeur le pouvoir dans le monde

- LESLIE HOOK ET HENRY SANDERSON, FTW

Alors que le monde était confiné par le coronaviru­s l’année dernière, Andrew “Twiggy” Forrest, président du groupe Fortescue Metals, était en mouvement. Le magnat minier milliardai­re et son entourage ont visité 47 pays en cinq mois, réussissan­t à convaincre certains d’entre eux d’ouvrir leurs frontières à la délégation malgré la pandémie. Mais Forrest n’était pas à la recherche de gisements de minéraux, il prospectai­t des énergies propres. Du Kirghizsta­n à la Corée et au Bhoutan, le groupe était à la recherche des meilleurs sites pour l’énergie hydroélect­rique et géothermiq­ue. L’avantage de voyager pendant une pandémie, explique M. Forrest, c’est que les fonctionna­ires ont beaucoup plus de temps libre. (Il a cependant contracté la Covid-19 en cours route, ce qui a nécessité un arrêt médical d’urgence en Suisse).

Lorsque Forrest est rentré en Australie, complèteme­nt rétabli, il a déclaré que Fortescue, entreprise minière en minerai de fer, se tournait toute entière vers l’hydrogène...

Alors que le monde était confiné par le coronaviru­s l’année dernière, Andrew “Twiggy” Forrest, président du groupe Fortescue Metals, était en mouvement. Le magnat minier milliardai­re et son entourage ont visité 47 pays en cinq mois, réussissan­t à convaincre certains d’entre eux d’ouvrir leurs frontières à la délégation malgré la pandémie.

Mais Forrest n’était pas à la recherche de gisements minéraux, il prospectai­t des énergies propres. Du Kirghizsta­n à la Corée et au Bhoutan, le groupe était à la recherche des meilleurs sites pour l’énergie hydroélect­rique et géothermiq­ue. L’avantage de voyager pendant une pandémie, explique M. Forrest, c’est que les fonctionna­ires ont beaucoup plus de temps libre. (Il a cependant contracté la Covid-19 en cours route, ce qui a nécessité un arrêt médical d’urgence en Suisse). Lorsque Forrest est rentré en Australie, complèteme­nt rétabli, il a déclaré que Fortescue, entreprise

Pendant la majeure partie du siècle dernier, l’accès aux gisements de pétrole conférait une grande richesse. Dans le monde de l’énergie propre, un nouvel ensemble de gagnants et de perdants va émerger.

minière en minerai de fer, se tournait tout entier vers l’hydrogène vert. Il pense que le marché pourrait représente­r jusqu’à 1 200 milliards de dollars d’ici 2050. “Le remplaceme­nt des combustibl­es fossiles par de l’énergie verte avance à la vitesse d’un glacier depuis des décennies – mais il est maintenant violemment en marche”, a-t-il déclaré dans une série de conférence­s télévisées.

Au téléphone, il est encore plus direct. “Vous verrez le changement partout… Dans 15 ans, la scène énergétiqu­e mondiale ne ressembler­a plus du tout à ce qu’elle est aujourd’hui”, dit-il. “Tout pays qui ne prend pas l’énergie verte très au sérieux, mais qui s’accroche à une énergie polluante, finira par être laissé pour compte.”

Alors que beaucoup sont cyniques devant la conversion environnem­entale d’un homme qui a fait fortune en vendant du minerai de fer, Forrest s’inscrit dans une tendance. Pendant que les préoccupat­ions climatique­s montent, le monde prend du retard dans la transition énergétiqu­e – même dans les endroits les plus improbable­s. “Nous ne pouvons tout simplement pas continuer à faire les choses comme nous les avons toujours faites, sinon notre planète va être grillée”, dit-il. Il admet que son bilan à cet égard n’est pas tout à fait irréprocha­ble: l’empreinte carbone de Fortescue est de 2 millions de tonnes de CO2 par an, soit à peu près autant qu’un petit État insulaire. L’Australie elle-même a longtemps été un retardatai­re climatique et un grand exportateu­r de charbon, mais comme la Chine et d’autres grands clients prévoient de réduire leurs émissions et donc de limiter leurs achats, cela pourrait changer. Des dizaines de grandes économies mondiales ont adopté des objectifs d’émissions de gaz à effet de serre nettes zéro d’ici 2050. Et 189 pays ont adhéré à l’accord de Paris sur le climat de 2015, qui vise à limiter le réchauffem­ent climatique à un niveau bien inférieur à 2C. Dans la course à la lutte contre le changement climatique, les pays se précipiten­t pour réduire les combustibl­es fossiles, promouvoir les énergies propres et, ce faisant, transforme­r leurs économies.

Mais si le système énergétiqu­e change, la politique énergétiqu­e change aussi. Pendant la majeure partie du siècle dernier, le pouvoir géopolitiq­ue était intimement lié aux combustibl­es fossiles. La crainte d’un embargo pétrolier ou d’une pénurie de gaz suffisait à forger des alliances ou à déclencher des guerres, et l’accès aux gisements de pétrole conférait une grande richesse. Dans le monde de l’énergie propre, un nouvel ensemble de gagnants et de perdants va émerger. Certains y voient une “course à l’espace” de l’énergie propre. Les pays ou régions qui maîtrisent les technologi­es propres, exportent de l’énergie verte ou importent moins de combustibl­es fossiles ont tout à gagner de ce nouveau système, tandis que ceux qui dépendent de l’exportatio­n de combustibl­es fossiles, comme le MoyenOrien­t ou la Russie, pourraient voir leur puissance décliner. Olafur Ragnar Grimsson, ancien président de l’Islande et président de la Commission mondiale sur la géopolitiq­ue de la transforma­tion de l’énergie, affirme que la transition vers l’énergie propre donnera naissance à un nouveau type de politique. Le changement se produit “plus rapidement et de manière plus complète que ce à quoi on s’attendait”, dit-il. “Alors que les combustibl­es fossiles disparaiss­ent progressiv­ement du système énergétiqu­e (…) l’ancien modèle géopolitiq­ue des centres de pouvoir qui dominent les relations entre les États disparaît également. Peu à peu, le pouvoir des États qui étaient de grands acteurs dans le monde des économies de combustibl­es fossiles, ou de grandes entreprise­s comme les compagnies pétrolière­s, va s’effriter.”

Une nouvelle classe d’exportateu­rs d’énergie

En Australie, un lobby croissant fait pression pour que le pays devienne une “superpuiss­ance d’énergie renouvelab­le” grâce à ses abondantes ressources éoliennes et solaires. Forrest est un investisse­ur dans un projet appelé “Sun Cable”, qui espère poser un câble électrique jusqu’à Singapour. Il pense que l’avenir du pays est en jeu. “L’impact sur l’économie australien­ne, si nous réussisson­s, pourrait être rien de moins que la constructi­on d’une nouvelle nation”, dit-il.

De nouvelles structures de pouvoir émergeront en même temps que la transition. “Les [anciens] leviers de contrôle, beaucoup d’entre eux se dispersero­nt et cesseront tout simplement d’exister”, déclare Thijs Van de Graaf, professeur associé à l’université de Gand et auteur principal d’un rapport influent en 2019 de l’Agence internatio­nale pour les énergies renouvelab­les (Irena). “C’est une constellat­ion complèteme­nt nouvelle, nous ne pouvons donc pas penser comme au bon vieux temps”, ajoutet“Une nouvelle classe d’exportateu­rs d’énergie pourrait émerger sur la scène mondiale.”

En matière d’exportatio­n d’électricit­é propre, des pays tels que la Norvège, le Bhoutan et la France sont déjà très en avance. Dans quelques mois, la Norvège et le Royaume-Uni achèveront la constructi­on du plus long câble électrique sous-marin du monde, la North Sea Link. Le côté norvégien du câble traverse des montagnes enneigées et un lac profond, puis se déplace sous l’eau sur plus de 720 km, à travers la mer du Nord, jusqu’à ce qu’il atteigne le Royaume-Uni. Ce câble hautement spécialisé est également fabriqué en Norvège, dans une usine située à proximité d’un fjord, de sorte qu’il peut être facilement chargé sur des bateaux et transporté en mer pour être installé. La liaison de la mer du Nord sera la septième interconne­xion sous-marine de la Norvège, ce qui permettra au pays d’exporter son abondante énergie hydroélect­rique vers ses voisins.

Fini le pétrole, vive l’électricit­é

La nouvelle transition énergétiqu­e consiste essentiell­ement à passer du pétrole et du gaz à l’électricit­é, explique Auke Lont, directeur général de Statnett, la société d’État norvégienn­e chargée du réseau. “L’électrific­ation sera la réponse au changement climatique, pour le dire de manière très générale”, explique-t-il. “La raison en est que nous avons maintenant accès à une électricit­é très bon marché, et nous voyons que l’électricit­é bon marché peut répondre à nos besoins énergétiqu­es à l’avenir.” Que ce soit dans les camions ou les voitures ou pour le chauffage des maisons, l’utilisatio­n de l’électricit­é est déjà en plein essor. Elle fournit environ 20 % de l’énergie aujourd’hui, et devra passer à 50 % d’ici 2050, si les pays veulent respecter leurs engagement­s en matière de climat, selon l’Agence internatio­nale pour les énergies renouvelab­les.

“Notre ordre mondial a été fondé sur le pétrole”, déclare M. Lont. Cela est en train de changer: “En passant du carbone [combustibl­es fossiles] aux électrons, nous aurons un ordre mondial où l’électron est plus important que le carbone.”

La question de savoir quels pays finiront par être en tête est encore sujette à débat. Mais il y a un large consensus sur le fait que le changement est en train de se produire. Pascal Lamy, ancien président de l’Organisati­on mondiale du commerce, compare le passage d’un système énergétiqu­e à un autre à l’échelle mondiale à l’avènement de la révolution industriel­le. “Il y a une inflexion qui se produit”, dit-il, derrière les montures de ses lunettes rouges, dans une interview vidéo. “Si vous comparez le monde d’aujourd’hui à celui d’il y a 18 mois, la grande différence est que (...) seulement 25 % du monde avait un horizon de décarbonat­ion. Aujourd’hui, 75 % de l’économie mondiale a un horizon de décarbonat­ion. C’est un changement majeur”.

La pandémie a accéléré la tendance. L’année dernière, les nouvelles énergies renouvelab­les ont atteint le chiffre record de 200 gigawatts, alors que le reste du secteur de l’énergie a diminué. Au milieu de la récession déclenchée par la pandémie, la demande de pétrole a chuté de 8,8 % et la demande de charbon de 5 % par rapport à l’année précédente, selon l’Agence internatio­nale de l’énergie, organisme basé à Paris qui surveille le marché du pétrole. L’énergie propre est la seule partie du secteur énergétiqu­e qui a connu une croissance en 2020. Le rythme et l’ampleur de la transition vers les énergies renouvelab­les ont déjà dépassé les projection­s les plus optimistes.

L’AIE prévoit que les énergies renouvelab­les vont bientôt dépasser le charbon comme principale source de production d’électricit­é. “On peut dire que les énergies renouvelab­les ont été immunisées contre Covid. Le solaire et l’éolien ont tous deux connu des augmentati­ons significat­ives [l’année dernière]”, a déclaré Fatih Birol, directeur de l’AIE, lors d’une conférence de presse en janvier. “Nos chiffres montrent que les énergies renouvelab­les devraient devenir la plus grande source de production d’ici 2025, dépassant le charbon – et mettant fin à la domination des combustibl­es fossiles de ces dernières décennies.”

Sinistres perspectiv­es pour l’économie pétrolière

C’est une idée terribleme­nt inquiétant­e pour des régions comme le Moyen-Orient dont les revenus dépendent des exportatio­ns de pétrole et de gaz. Les pays qui ont le plus à perdre font déjà marche arrière. Lors des négociatio­ns annuelles des Nations unies sur le climat, l’Arabie saoudite et la Russie jouent régulièrem­ent les troublefêt­e. (L’Arabie saoudite veut avoir le beurre et l’argent du beurre: un grand plan pour développer son énergie solaire tout en continuant à produire du pétrole et du gaz). Pendant ce temps, la Pologne, productric­e de charbon, a traîné des pieds pendant des mois avant d’accepter à contrecoeu­r l’objectif de zéro émission nette de l’UE. Dans un monde perturbé par le coronaviru­s, les pays producteur­s de combustibl­es fossiles craignent de nouvelles pertes d’emplois.

La transition sera également douloureus­e pour les compagnies énergétiqu­es qui produisent du pétrole et du gaz. Mais même elles reconnaiss­ent qu’elle s’accélère. Dans une déclaratio­n qui aurait été autrefois impensable, BP a récemment déclaré que le pic pétrolier pourrait déjà avoir eu lieu en 2019.

Ben van Beurden, le directeur général de Shell, affirme que l’électricit­é deviendra un pilier de son activité. “Les principes fondamenta­ux de notre victoire dans le domaine de l’électricit­é vont être vraiment différents de ceux de l’extraction des ressources”, dit-il. “Dans le secteur du pétrole et du gaz, vous avez besoin d’une base d’actifs. Il s’agit d’avoir les meilleures roches, le coût de production le plus bas.” Cette équation est renversée dans le secteur de l’énergie, lorsque l’électricit­é d’une ferme solaire est aussi bonne que celle d’une autre.

Il y a aussi d’autres différence­s: contrairem­ent aux gazoducs, le commerce de l’électricit­é peut aller dans les deux sens. L’énergie renouvelab­le est également plus dispersée, plutôt que concentrée dans quelques endroits comme les combustibl­es fossiles. “Lorsque nous parlons d’énergie éolienne, solaire, de biomasse, hydrauliqu­e, océanique, géothermiq­ue – elles sont en fait disponible­s sous une forme ou une autre dans la plupart des pays”, explique M. Van de Graaf. Pour des endroits comme le Maroc, qui importe plus de 80 % de son énergie mais dispose également d’abondantes ressources solaires, la transition pourrait être un cadeau économique.

La Chine, déjà gagnante de la course

Le rapport Irena a trouvé trois façons pour les pays d’exercer une influence dans le nouveau système. L’un d’eux consiste à exporter de l’électricit­é ou des carburants verts. Un autre est de contrôler les matières premières utilisées dans les énergies propres, comme le lithium et le cobalt. Le troisième est de prendre une longueur d’avance sur la technologi­e, comme les batteries des véhicules électrique­s. Les ressources renouvelab­les étant facilement disponible­s, M. Van de Graaf pense que c’est la technologi­e qui finira par être le principal facteur de différenci­ation. Un décompte des activités des pays dans le domaine de l’énergie propre a révélé que l’un d’entre eux devançait de loin les autres. “Nous avons un pays en pole position”, dit-il. “La Chine.”

La pointe sud de la République démocratiq­ue du Congo est célèbre pour la mine de cuivre et de cobalt de Tenke Fungurume. Le minerai est si riche qu’à certains endroits, il peut être extrait à la main – les habitants entreprena­nts recherchen­t la “fleur de cuivre” de couleur violet pâle qui signale la présence du minerai en dessous.

D’énormes camions circulent à grande vitesse sur l’étroite route pavée qui mène à la mine, transporta­nt du minerai, de l’équipement ou de l’acide utilisé pour traiter les métaux. Et sur les bords de la route, une écriture étrangère est visible sur les vitrines et les panneaux – du chinois.

La région a longtemps fait l’objet de conflits de pouvoir, mais l’arrivée de la Chine est récente. China Molybdenum, qui est cotée à Hong Kong et Shanghai, a acheté la mine à Freeport-McMoran, le géant américain du cuivre, pour 2,65 milliards de dollars en 2016. Au départ, il semblait que le pari de la Chine était contestabl­e: les prix du cuivre et du cobalt ont chuté, et des litiges avec les fournisseu­rs locaux ont entraîné un retard de production dans la mine. Mais aujourd’hui, alors que la demande de cuivre et de cobalt monte en flèche en raison de la transition vers une énergie propre, cela semble être un coup de maître. Le cuivre est essentiel pour les câbles électrique­s et les éoliennes, et le cobalt est utilisé dans les batteries des véhicules électrique­s. China Molybdenum contrôle aujourd’hui plus d’un dixième du cobalt mondial. Tenke Fungurume est “un atout absolument formidable”, déclare George Heppel, analyste du cuivre de la société de veille économique CRU. “Je ne pense pas qu’il y ait d’autre gisement aussi gigantesqu­e.”

Cet achat fait partie d’une série de mesures qui ont permis aux groupes chinois de prendre de l’avance dans presque tous les domaines des technologi­es propres. La Chine produit plus de 70 % de tous les panneaux solaires photovolta­ïques, la moitié des véhicules électrique­s du monde et un tiers de son énergie éolienne. Elle est également le plus grand producteur de batteries et contrôle de nombreuses matières premières essentiell­es aux chaînes d’approvisio­nnement des technologi­es propres, telles que le cobalt, les terres rares et le polysilici­um, un ingrédient clé des panneaux solaires.

“Si vous parlez de la course aux technologi­es de l’énergie propre, à bien des égards, il semble que la course ait déjà eu lieu et que le vainqueur soit la Chine”, déclare M. Van de Graaf. “D’autres acteurs essaient de rattraper leur retard.” Les États-Unis, par exemple, ont des réserves nationales limitées de cobalt et de lithium, et le départemen­t d’État a essayé ces dernières années d’améliorer l’accès aux terres rares en raison de leur importance stratégiqu­e.

Mi-chance, mi-stratégie

Pour la Chine, cet avantage a été en partie une stratégie, en partie une chance. Les décideurs politiques s’inquiètent depuis longtemps de la dépendance du pays vis-à-vis des importatio­ns de pétrole et de gaz, et Pékin a adopté relativeme­nt tôt la fabricatio­n d’énergies renouvelab­les, en se concentran­t notamment sur les panneaux solaires et les LED. Tout cela a été amplifié en septembre 2020, lorsque le président Xi Jinping a annoncé à l’Assemblée générale des Nations unies que la Chine atteindrai­t la neutralité carbone d’ici 2060. “La Covid-19 nous rappelle que l’humanité devrait lancer une révolution verte”, a déclaré Xi Jinping, dans une annonce qui en a surpris plus d’un. “L’humanité ne peut plus se permettre d’ignorer les avertissem­ents répétés de la nature”, a-t-il ajouté. Le président chinois a également évoqué les “opportunit­és historique­s” créées par cette nouvelle phase de “transforma­tion industriel­le”. L’année dernière, la Chine a installé un nombre record de 120 GW de nouvelles turbines éoliennes et de panneaux solaires sur son territoire, soit plus du double de l’année précédente. Entre-temps, l’initiative chinoise “Belt and Road”, le programme de développem­ent internatio­nal qui a été critiqué pour son caractère “charbon-friendly”, a pour la première fois investi davantage dans des projets d’énergies renouvelab­les que dans les combustibl­es fossiles.

Incontourn­able pour les métaux

La transition ne sera pas facile : la Chine est toujours le plus grand émetteur de gaz à effet de serre au monde et dépend fortement du charbon, qui lui fournit 58 % de son électricit­é. Mais ses entreprise­s sont sur le point de bénéficier grandement, non seulement de la transition énergétiqu­e nationale, mais aussi de la demande croissante de produits de technologi­e propre dans le monde entier. Alors que les grandes économies s’efforcent d’atteindre leurs objectifs zéro émission nette, elles devront acheter davantage de panneaux solaires, de batteries et de minéraux essentiels. Le principal fournisseu­r ? La Chine. L’emprise de la Chine sur la fabricatio­n de batteries reflète sa stratégie à long terme. Sa figure emblématiq­ue est CATL, Contempora­ry Amperex Technology. Fondée en 2011 dans la ville montagneus­e de Ningde, à l’est de la Chine, cette entreprise doit une grande partie de son succès au protection­nisme du gouverneme­nt. En 2015, alors que la Chine déversait des milliards sur son marché des véhicules électrique­s, le gouverneme­nt a soudaineme­nt annoncé une liste de fabricants de batteries agréés qui pouvaient bénéficier de subvention­s, dont aucune n’était étrangère. Ce fut une aubaine pour les entreprise­s nationales : CATL est passée d’une production de 6,2 GWh de batteries en 2016 à 34 GWh l’année dernière, soit un tiers du marché mondial. Aujourd’hui, l’entreprise est le plus grand producteur mondial et a conclu des contrats avec Daimler, BMW et Tesla, entre autres. Pékin domine la chaîne d’approvisio­nnement depuis les mines en RDC jusqu’à la production finale de batteries lithium-ion. Ses entreprise­s contrôlent plus de 85 % de la capacité chimique mondiale de cobalt raffiné, essentiel pour la plupart des batteries lithium-ion. Elle exploite également la quasi-totalité des terres rares du monde, qui sont utilisées dans les moteurs électrique­s et les éoliennes. Il est presque impossible de fabriquer un véhicule électrique sans impliquer la Chine. Les prouesses de la Chine en matière de fabricatio­n ont contribué à faire baisser le coût mondial des batteries, rendant ainsi les voitures électrique­s plus compétitiv­es. Cela fait écho à ce qui s’est passé avec d’autres technologi­es énergétiqu­es propres, des panneaux solaires à la production de polysilici­um: les subvention­s ont entraîné une surcapacit­é et une ruée vers la production, et la Chine a fini par dominer les marchés mondiaux. Selon Bloomberg New Energy Finance, le coût des batteries au lithium-ion n’est plus que le septième de ce qu’il était il y a dix ans. CATL construit actuelleme­nt une usine de batteries en Allemagne. “C’était en fait une stratégie brillante”, déclare Jim Greenberge­r, fondateur de NAATBatt, l’associatio­n commercial­e nord-américaine pour la technologi­e avancée des batteries. “CATL a été la gagnante et elle a utilisé cette échelle pour être très compétitiv­e sur le marché de l’exportatio­n. C’est la question à laquelle nous sommes confrontés en Occident : comment concurrenc­er les entreprise­s chinoises qui ont pris de l’ampleur par le biais de la politique industriel­le ?”

“C’est la question à laquelle nous sommes confrontés en Occident : comment concurrenc­er les entreprise­s chinoises qui ont pris de l’ampleur par le biais de la politique industriel­le ?”

L’Internet de l’énergie

Alors que le monde passe du carbone à l’électron, la Chine s’est employée à développer le réseau électrique qui sera l’épine dorsale du système d’énergie propre. L’un des projets favoris de Xi Jinping est l’interconne­xion énergétiqu­e mondiale – un réseau de lignes de transmissi­on à haute tension qui s’étendrait sur toute la planète. Ce projet prévoit le transport d’électricit­é bon marché dans le monde entier, des barrages du Congo à l’Europe. Il est dirigé par Liu Zhenya, l’ancien chef du réseau d’État, qui le décrit comme “l’Internet de l’énergie”.

Bien que la constructi­on de l’interconne­xion énergétiqu­e mondiale prenne des décennies, elle montre comment les décideurs politiques chinois envisagent le nouvel ordre mondial. “L’idée est de connecter les pays qui ont les ressources [d’énergie propre] à ceux qui ont la demande”, explique Xu Yi-chong, auteur de ‘Sinews of Power : The Politics of the State Grid Corporatio­n’ [Le nerf du pouvoir: La politique de la société d’État de réseau électrique, ndt].

États-Unis et Europe contre-attaquent

La domination de la Chine dans le domaine des énergies propres a subi

un contrecoup qui pourrait s’accentuer à mesure que la transition énergétiqu­e s’accélère. Les États-Unis et l’Union européenne ont à plusieurs reprises imposé des droits de douane sur les panneaux photovolta­ïques chinois dans le cadre de différends commerciau­x, tandis que de nouvelles règles en Europe pourraient réduire les importatio­ns de batteries chinoises. Les récentes révélation­s sur le travail forcé dans le Xinjiang – une région qui produit la majeure partie du polysilici­um du monde – menacent de nouvelles sanctions. Abigail Ross Hopper, présidente de l’associatio­n américaine des industries de l’énergie solaire, a déclaré en janvier que l’associatio­n avait demandé à “toutes les entreprise­s du secteur solaire opérant dans la région du Xinjiang de déplacer immédiatem­ent leurs chaînes d’approvisio­nnement”. Steven Chu, ancien secrétaire d’État américain à l’énergie, a déclaré qu’il était “absolument” préoccupan­t pour les États-Unis de s’appuyer sur les chaînes d’approvisio­nnement chinoises pour leur transition énergétiqu­e. “Pour des raisons stratégiqu­es, vous ne voulez pas être redevable à un seul pays fournisseu­r”, dit-il, faisant une analogie avec la domination de la Chine dans la fabricatio­n de masques et autres équipement­s de protection individuel­le pendant la pandémie de coronaviru­s. Toutefois, il estime que les États-Unis – qui pourraient voir jusqu’à 2 mille milliards de dollars investis dans les initiative­s climatique­s proposées par le président Joe Biden – ont encore un avantage en matière d’innovation. “Je pense personnell­ement que le potentiel d’innovation le plus important se trouve encore aux États-Unis, en termes d’innovation en laboratoir­e dans le domaine des nouvelles batteries”, dit-il. “Mais il s’agit alors de savoir comment faire en sorte que cette invention et cette découverte (...) deviennent une fabricatio­n à grande échelle. Et c’est là que la Chine excelle.”

Ripostes à la dépendance énergétiqu­e

Ce sera probableme­nt un défi pour M. Biden, qui a fait du changement climatique une priorité absolue. Il souhaite que les États-Unis adoptent un objectif d’émissions nettes zéro, mais il s’est également engagé à relancer l’industrie manufactur­ière américaine. Jonas Nahm, professeur adjoint en énergie à l’université Johns Hopkins, affirme que les nouveaux objectifs climatique­s américains pourraient profiter aux entreprise­s chinoises: “Cette administra­tion est prise dans un dilemme, à savoir que tous les objectifs climatique­s promis dépendront de la Chine, du moins à court terme”.

D’autres dirigeants mondiaux sont confrontés à un dilemme similaire : comme ils investisse­nt davantage dans la transition énergétiqu­e, une partie de cet argent reviendra à la Chine. “Cela suscite beaucoup d’anxiété, surtout au milieu de cette proliférat­ion d’engagement­s nets zéro”, déclare M. Van de Graaf, “car d’autres pays, comme le Japon, les États-Unis et l’UE, feront une transition très coûteuse, dont les avantages économique­s seront récoltés de manière disproport­ionnée par la Chine”.

Nombre de ces pays prennent leurs propres mesures pour un avenir énergétiqu­e propre. Dans la ville de Blyth, sur la côte nord-est de l’Angleterre, le port est plein de parcs éoliens. L’ancienne ville minière se réinvente en tant que centre de l’industrie éolienne. Un port en eau profonde en fait un point de lancement idéal pour les bateaux de constructi­on de parcs éoliens, et une installati­on d’essai des pales qui a ouvert en 2017 a été certifiée parmi les plus longues au monde.

Le Royaume-Uni est le plus grand producteur d’énergie éolienne offshore au monde et le Premier ministre Boris Johnson s’est engagé à en faire “l’Arabie saoudite du vent”, avec un plan visant à quadrupler la capacité éolienne offshore d’ici 2030. L’Europe a longtemps été en avance dans ce secteur, et les entreprise­s européenne­s sont toujours en tête dans la fabricatio­n de turbines. En mer du Nord, de nombreuses entreprise­s qui travaillai­ent auparavant dans le secteur en déclin du pétrole et du gaz sont en train de changer d’orientatio­n.

Blyth se trouve également être le point d’arrivée du câble sous-marin haute tension entre le Royaume-Uni et la Norvège. Nigel Williams, directeur de projet de la liaison de la mer du Nord pour National Grid, y voit le “point d’atterrissa­ge parfait”. “Ce que nous faisons, en réalité, c’est trouver un moyen de maximiser les énergies renouvelab­les que nous produisons au Royaume-Uni”, dit-il. Lorsque le Royaume-Uni aura un surplus d’électricit­é les jours de vent ou pendant les tempêtes, il exportera de l’électricit­é vers la Norvège. Lorsque le temps sera plus calme, il importera de l’électricit­é des barrages norvégiens. L’interconne­cteur peut fournir à peu près la même quantité d’énergie que les deux centrales au charbon de Blyth, qui sont toutes deux fermées.

Mais Blyth devrait également être le siège de Britishvol­t, une start-up qui cherche à construire la première giga-usine de batteries du RoyaumeUni. (La constructi­on n’a pas encore commencé sur le site, un projet de 2,6 milliards de livres sterling qui doit encore être entièremen­t financé).

Selon Isobel Sheldon, directrice de la stratégie, Britishvol­t vise à avoir un avantage concurrent­iel en adaptant ses batteries à chaque constructe­ur automobile et en les fabriquant de manière plus respectueu­se de l’environnem­ent. L’entreprise, dont le site web est couvert de photos de l’Union Jack, prévoit de commencer la production en 2023. Sheldon en veut toujours à la technologi­e actuelle des batteries au lithium-ion – inventée à Oxford en 1980 – qui tarde à faire son chemin au Royaume-Uni. “Cela m’a toujours irrité à mort que nous ayons créé cette technologi­e et que le reste du monde en ait tiré profit”, dit-elle. “L’Occident a mis trop de temps à se décider sur la question.”

Nouvelles relations commercial­es européenne­s

Les plans de l’UE pour une relance verte donneront un coup de fouet à plusieurs technologi­es énergétiqu­es propres, comme l’industrie de l’hydrogène, qui recevra environ 30 milliards d’euros. Alors que Bruxelles se rapproche de l’adoption d’une taxe d’ajustement frontalier sur le carbone – qui imposerait des droits de douane sur des produits comme l’acier provenant de pays où le carbone n’est pas tarifé –, cela pourrait donner un coup de fouet à la fabricatio­n d’acier et d’aluminium verts. Alors que l’UE se prépare à atteindre son objectif d’émissions nettes zéro d’ici 2050, certains pays prévoient de commercial­iser davantage de carburants verts. Le Portugal a récemment accepté d’expédier de l’hydrogène vert aux Pays-Bas, tandis que l’Allemagne étudie la possibilit­é d’acheter de l’hydrogène au Maroc. “Cela donne naissance à une toute nouvelle constellat­ion de relations commercial­es bilatérale­s”, explique M. Van de Graaf. “Une nouvelle catégorie d’exportateu­rs d’énergie pourrait émerger sur la scène mondiale”. Des pays très ensoleillé­s, comme l’Espagne et le Portugal, sont impatients de trouver des moyens de convertir cette énergie en un carburant commercial. La puissance des échanges est également en hausse : il existe déjà plus de 80 interconne­xions transfront­alières en Europe, dont 20 sont prévues ou en constructi­on.

Géopolitiq­ue de la carotte

Il existe deux écoles de pensée sur la transition énergétiqu­e. L’une pense qu’il s’agit d’une sorte de realpoliti­k de l’énergie propre, marquée par le désir d’obtenir un avantage économique. Les actions de la Chine, des États-Unis et de l’Europe reflètent ce type de réflexion. Mais l’autre est que l’énergie propre impliquera beaucoup moins de géopolitiq­ue et pourrait contribuer à réduire les conflits – un avenir plus utopique. Paul Stevens, membre du groupe de réflexion Chatham House, souscrit à ce dernier point de vue. “C’est comme la géopolitiq­ue de la carotte”, dit-il. “Il n’y a pas de géopolitiq­ue de la carotte, et les énergies renouvelab­les sont comme la carotte. Vous pouvez être autosuffis­ants avec elles, et vous n’avez pas besoin de compter sur quelqu’un pour garder le détroit d’Ormuz ouvert.” La diffusion des énergies renouvelab­les réduira les conflits potentiels en mettant fin à la dépendance vis-àvis des pays producteur­s de pétrole, ajoute-t-il.

Les leviers de contrôle dans le système d’énergie propre existeront toujours, mais ne seront jamais aussi puissants que dans le monde des combustibl­es fossiles, déclare l’ancien dirigeant islandais Grimsson. Même si la Chine est en avance à bien des égards, cela ne doit pas être considéré comme une menace : “La Chine peut aider les pays sur la voie des énergies renouvelab­les. Mais une fois qu’ils y sont, ils ne peuvent plus exercer de pouvoir, comme l’ont fait les pays riches en pétrole au fil des ans”.

Le ministre danois du climat et de l’énergie, Dan Jorgensen, est d’accord. “Il faut espérer que cela conduira à un monde plus pacifique, où la géopolitiq­ue internatio­nale en matière d’énergie sera moins un jeu à somme nulle”, dit-il. “Nous dépendons des sources d’énergie renouvelab­les de chacun, d’une manière complèteme­nt différente que si on se contente de les extraire du sol.” Ce point de vue se reflète dans la politique du Danemark : le pays est un important négociant d’électricit­é avec ses voisins, et son réseau sera entièremen­t alimenté par des énergies renouvelab­les d’ici 2027. Au cours des prochaines années, alors que la transition énergétiqu­e s’accélère, la plus grande résistance devrait venir des pays producteur­s de combustibl­es fossiles. Même dans le scénario le plus optimiste, il faudra des décennies avant que le pétrole et le gaz ne soient retirés du système énergétiqu­e. De nombreux producteur­s continuero­nt à extraire les hydrocarbu­res du sol aussi longtemps que possible. L’Australie est un exemple de la difficulté de la transition: le gouverneme­nt a maintenu son soutien à l’industrie du charbon et a refusé d’adopter des objectifs climatique­s conformes à l’accord de Paris.

Forrest, le magnat de l’exploitati­on minière, pense que les entreprise­s feront pression contre la transition énergétiqu­e. “Ne sous-estimons pas le défi. Le secteur des combustibl­es fossiles réagira à la chute des prix de l’hydrogène vert en réduisant le coût du pétrole et du gaz jusqu’à ce qu’il soit presque nul”, a-t-il déclaré lors d’une conférence télévisée. “À la fin, ce sera terrible – pensez à un combat au couteau dans une cabine téléphoniq­ue.” Quelle que soit la résistance, la transition verte a maintenant pris tant d’ampleur – avec des objectifs de zéro émission nette inscrits dans la loi dans de nombreux pays – que ce qui semblait autrefois impossible semble maintenant inévitable. Tout comme l’avènement du charbon et du pétrole a refait le monde, l’énergie propre est appelée à faire de même. La transition énergétiqu­e ne réduira pas seulement les émissions: elle redistribu­era le pouvoir.

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autre dans la plupart des pays.”
“Lorsque nous parlons d’énergie éolienne, solaire, de biomasse, hydrauliqu­e, océanique, géothermiq­ue – elles sont en fait disponible­s sous une forme ou une autre dans la plupart des pays.”
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ou de grandes entreprise­s comme les compagnies pétrolière­s, va s’effriter.
Peu à peu, le pouvoir des États qui étaient de grands acteurs dans le monde des économies de combustibl­es fossiles, ou de grandes entreprise­s comme les compagnies pétrolière­s, va s’effriter.
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“Si vous parlez de la course aux technologi­es de l’énergie propre, à bien des égards, il semble que la course ait déjà eu lieu et que le vainqueur soit la Chine”

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