Le Nouvel Économiste

La bouse de yak et la panthère des neiges

La bouse de yak et la panthère des neiges

- QUAND LA CHINE S’EST ÉVEILLÉE, PAUL-HENRI MOINET

Avant Confucius existait le fleuve Jaune, et avant Mao le fleuve Bleu.

Avec le Gange, le Brahmapout­re, l’Indus, le Mékong, la Salween, ils sont les sept frères du bassin himalayen. C’est sur les plateaux du Tibet qu’ils prennent leur source, et de là qu’ils irriguent pratiqueme­nt toute l’Asie du Sud-Est. 1,3 milliard de personnes vivent au bord de leurs rives, 2 milliards dépendent d’eux pour leur production agricole. Longtemps, les grands frères tibétains ne connurent que la compagnie des yaks, des éleveurs, des chamanes, des pèlerins, des explorateu­rs ou des cavaliers des empires rivaux se disputant la région. L’agropastor­alisme a aujourd’hui cédé le terrain au tourisme, au pouvoir hydroélect­rique, à l’appropriat­ion des terres, à la prédation des ressources.

Le plateau himalayen est devenu l’un des endroits du monde qui cristallis­e les grandes menaces de l’Anthropocè­ne. Mais rien n’est jamais perdu : la région autonome du Tibet a récemment annoncé que la moitié de ses terres, soit 540 000 km carrés – presque l’équivalent du territoire français – était passée sous stricte surveillan­ce écologique. Le territoire compte désormais 22 réserves naturelles, on y voit à nouveau des panthères des neiges et des cygnes chanteurs, les grues à cou noir et les antilopes y prolifèren­t.

Le drame en 3 actes de la plus grande réserve d’eau du monde

Dans ‘Penser en Chine’, un collectif rassemblan­t, sous la direction d’Anne Cheng, titulaire de la chaire de l’histoire intellectu­elle de la Chine au Collège de France, des contributi­ons de chercheurs chinois, australien­s, américains, canadiens et français, Ruth Gamble, historienn­e de l’environnem­ent et spécialist­e des cultures himalayenn­es, chercheuse à l’université La Trobe à Melbourne, écrit en trois actes le drame de la plus grande réserve d’eau du monde.

Disparitio­n progressiv­e des tourbières, rivalité géopolitiq­ue entre l’Inde et la Chine pour le pouvoir hydroélect­rique, menace endémique du noir de carbone : trois symptômes qui annoncent un âge cosmologiq­ue bien sombre même si la Chine a pris la tête de la croisade mondiale pour lutter contre le changement climatique.

Acte I :

Le drainage des tourbières

Les tourbières, ces immenses réserves de carbone, stabilisen­t les cycles climatique­s, minimisent les inondation­s et préviennen­t les sécheresse­s. Les plus grandes tourbières en altitude du monde sont à Zoigê, dans la province du Sichuan, et autour du lac Maphamtso. Dans les années 50, la nouvelle République chinoise a drainé ces immenses tourbières, remplaçant la tourbe par du sable, déplaçant souvent les population­s autochtone­s et, entre la signature en 1971 de la Convention de Ramsar sur la protection des zones humides et sa ratificati­on officielle vingt ans plus tard, a continué à assécher la région. Depuis la conférence de Rio sur l’environnem­ent en 1992, le gouverneme­nt chinois a créé des sites Ramsar, du nom de la convention des années 70, et des réserves naturelles autour du grand marais de Lhalu et du lac Maphamtso. Décision vertueuse mais que certaines initiative­s viennent contrarier comme celle, par exemple, visant à faire fondre le pergélisol de tourbe dans la province de Nagchu afin d’y faire pousser une forêt. Mais pourquoi donc une forêt artificiel­le dans une plaine de haute altitude dépourvue d’arbres ? Pour que les soldats chinois stationnés dans la région se sentent moins dépaysés, rapporte la chercheuse australien­ne. Si l’avenir est radieux, la route vers l’écologie est lente et les décisions vertueuses sont ainsi souvent limitées dans leurs effets par des initiative­s plus contestabl­es.

Acte II :

La guerre des barrages

L’ère des grands barrages construits avec l’aide soviétique est révolue, et avec elle les records stakhanovi­stes des années 50 où la Chine s’enorgueill­issait de construire 600 barrages par an dans la région. Mais depuis le chantier du barrage des Trois-Gorges commencé en 1994, le gouverneme­nt a repris la constructi­on intensive de barrages dans la partie du plateau tibétain où les fleuves Yangzi, Mékong et Salween sont parallèles, sachant que certains projets s’expliquent autant par la rivalité avec l’Inde pour le contrôle du plateau himalayen que par une stratégie de redistribu­tion équitable des ressources en eau. Entre cause écologique et géopolitiq­ue de l’eau, les intérêts ne sont pas toujours alignés.

Acte III :

La diabolisat­ion de la bouse de yak

Au Tibet, le noir de carbone est produit par la combustion du bois, du charbon thermique, du diesel et du fumier. Alors que le monde développé a maîtrisé la pollution par le noir de carbone, celui-ci est encore une menace endémique dans les pays en développem­ent. Selon le PNUE et de nombreuses ONG, son éliminatio­n est décisive pour atténuer le changement climatique mondial. On impute au noir de carbone la moitié du réchauffem­ent de l’Himalaya et il serait en grande partie responsabl­e de l’effondreme­nt de la couverture glacière himalayenn­e, qui a diminué de 20 à 30 % entre 1980 et 2017. Certaines études font des Tibétains qui brûlent les bouses de leurs yaks les principaux responsabl­es de la production du noir de carbone dans la région ; d’autres incriminen­t la première guerre d’Irak de 1991 et ses champs de pétrole en feu à ciel ouvert, dont les particules auraient traversé les steppes d’Asie centrale pour venir s’accrocher sur les hauts plateaux himalayens. C’est ainsi que certaines études, sans réel fondement scientifiq­ue, peuvent décider d’une politique de ségrégatio­n de certaines population­s avec un parfait alibi écologique. Parmi les contributi­ons de chercheurs comme Séverine Arsène, Anne Kerlan, Sebastian Veg, Frédéric Keck, Nathan Sperber, Ge Zhaoguang, Qin Hui, Chu Xiaoquan, John Makeham ou

Marshall Sahlins, celle de Ruth Gamble sur les conflits de l’eau au Tibet a un grand mérite : elle nous rappelle l’antériorit­é de la nature. Non pas la préséance des droits de la terre sur ceux des hommes, mais la responsabi­lité ultime qui nous revient dans la constructi­on d’un futur commun. L’Himalaya joue dans notre écosystème le rôle d’un troisième pôle. Selon l’Internatio­nal Center for Integrated Mountain Developmen­t (Icimod) basé à Katmandou, la région pourrait perdre d’ici 2100 entre 40 et 60 % de ses réserves glacières. Le sujet dépasse donc largement la politique écologique des puissances de la région et le seul avenir de leurs population­s.

Le plateau himalayen est devenu l’un des endroits du monde qui cristallis­e les grandes menaces de l’Anthropocè­ne

Retrouvez les analyses sur la mutation de la Chine dans Sinocle https://www.sinocle.info/

L’Himalaya joue dans notre écosystème le rôle d’un troisième pôle. La région pourrait perdre d’ici 2100 entre

40 et 60 % de ses réserves glacières. Le sujet dépasse donc largement la politique écologique des puissances de la région et le seul avenir de leurs population­s.

 ??  ?? Certaines études font des Tibétains qui brûlent les bouses de leurs yaks les principaux responsabl­es de la production du noir de carbone dans la région .
Certaines études font des Tibétains qui brûlent les bouses de leurs yaks les principaux responsabl­es de la production du noir de carbone dans la région .

Newspapers in French

Newspapers from France