Le Nouvel Économiste

LE COUP DE GRÂCE DU COVID

La Covid vient s’ajouter au vieillisse­ment de la population et aux changement­s de moeurs des jeunes

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En temps normal, il est notoiremen­t difficile de passer outre les videurs du Berghain, une boîte de nuit techno à Berlin-Est. Mais en septembre, l’établissem­ent a ouvert ses portes : n’importe qui pouvait y entrer, non pas pour danser, mais pour inspecter les oeuvres de 115 artistes berlinois. Les organisate­urs se sont efforcés de recréer l’atmosphère d’interdits du club. Des autocollan­ts ont été apposés sur les téléphones­caméras des visiteurs. Les responsabl­es de la sécurité, libérés de leur chômage partiel, ont fait preuve d’une authentiqu­e grogne. Les visiteurs n’avaient droit à quasiment aucune explicatio­n sur les oeuvres.

Le motif de l’événement était simple. En tant que boîte de nuit, elle avait dû fermer dans le cadre des mesures visant à limiter la propagatio­n de la Covid-19. Mais en tant que galerie, elle pouvait rouvrir (bien qu’elle ait dû fermer à nouveau en novembre).

Ce n’est pas le seul club à avoir trouvé un moyen novateur de joindre les deux bouts pendant la pandémie. Le KitKatClub, l’un des clubs fétiches de la ville, loue son espace extérieur à une entreprise qui propose des tests de Covid-19.

L’après-Covid

Tout comme les restaurant­s, les cinémas et les hôtels, les boîtes de nuit sont vouées à souffrir d’une pandémie. En effet, le SRAS-CoV-2, le virus qui provoque le Covid-19, se développe dans des espaces mal ventilés et se propage plus facilement dans les espaces clos et lorsque les gens respirent fortement – comme c’est généraleme­nt le cas sur les pistes de danse. Avant même que les gouverneme­nts n’aient commencé à fermer l’industrie de l’hôtellerie, les boîtes de nuit étaient reconnues comme vecteur d’infection exceptionn­ellement grave. En mai, le gouverneme­nt sud-coréen leur a conseillé de fermer pendant un mois après avoir retracé un certain nombre de cas dans des boîtes de nuit gay à Séoul. Là où les clubs ont été autorisés à ouvrir, ils ont essayé de faire en sorte que cela fonctionne. Mais alors que les dîners en plein air, ou les cinémas et théâtres dont la moitié des sièges sont inutilisés, peuvent toujours être attrayants, les clubs socialemen­t distants passent à côté de l’essentiel. Les questions posées par la pandémie pour toutes les industries hôtelières et sociales sont de savoir, premièreme­nt, si vous pouvez tenir le coup assez longtemps pour que le monde revienne à quelque chose de normal ; et deuxièmeme­nt, si cette normalité vous inclura. Pour les restaurant­s qui peuvent passer à la livraison à domicile, la survie jusqu’à la renaissanc­e semble possible. Les cinémas étaient florissant­s lorsque la pandémie a frappé ; ils peuvent espérer que la vigueur reviendra par la suite. Pour les clubs, les tendances divergent. Dans les pays riches, la pandémie pourrait être bientôt terminée, mais les population­s vieillissa­ient déjà et les clubs étaient en difficulté. Dans les pays pauvres, ils sont entrés dans la pandémie en meilleure santé. Mais un retour à la normale pourrait prendre beaucoup plus de temps : l’Afrique pourrait ne pas atteindre l’immunité collective avant 2024. Si les pistes de danse doivent être une répétition des Années folles, les clubs du monde entier devront innover.

Moins de jeunes, moins d’alcool

Dans les pays développés, moins de gens vont en boîte à cause de la concurrenc­e accrue des sites de rencontre en ligne, de la sobriété croissante et, surtout, du vieillisse­ment de la population. Dans la décennie qui a précédé la pandémie, le nombre de boîtes de nuit a diminué de 21 % en Grande-Bretagne et de 10 % en Amérique et en Allemagne, selon IBISWorld, une société d’études de marché. Dans les grandes villes, le déclin a été particuliè­rement marqué. Londres a perdu environ la moitié de ses clubs au cours de la dernière décennie. De nouveaux clubs ont ouvert, mais en nombre insuffisan­t pour compenser la baisse. Les loyers ont augmenté et le nombre de visiteurs a diminué. En Grande-Bretagne, les changement­s de licence introduits en 2005 ont permis aux pubs et aux bars de rester ouverts plus tard, rivalisant avec les clubs pour la clientèle nocturne. Depuis 2006, la plupart des États allemands ont également prolongé leurs heures d’ouverture. Pendant ce temps, dans les pays riches, les jeunes boivent moins. Ils sont plus susceptibl­es de rencontrer leurs partenaire­s sur des applicatio­ns que de s’adosser à un bar. En Grande-Bretagne, 5 % des jeunes de 20 ans déclarent avoir rencontré leur moitié dans un bar ; chez les plus de 50 ans, ce chiffre est de 20 %. Et comme les médias sociaux mettent les gens en contact permanent avec leurs amis, l’attrait d’une soirée du vendredi a diminué.

Mauvaise stratégie de survie

Certaines réactions des clubs ont aggravé la situation. Afin de compenser l’impact de la baisse de fréquentat­ion, beaucoup ont augmenté le prix des entrées et des boissons, ce qui les a rendus encore moins populaires. Et en ce qui concerne la musique, ils ont du mal à suivre la tendance. Comme les gens diffusent de plus en plus de playlists personnali­sées, il est devenu plus difficile de compiler un ensemble de morceaux qui plaisent à des centaines de personnes sur la piste de danse.

Les clubs ne pourront pas fonctionne­r normalemen­t tant que la plupart des gens ne seront pas vaccinés. Les clubs qui s’adressent à un public de niche mais enthousias­te et qui attirent des stars internatio­nales prospérero­nt à mesure que les fêtards de longue date se déverseron­t dans les rues. Mais pour la boîte de nuit urbaine moyenne, avec ses playlists fatiguées et le prix élevé de ses boissons, un retour au statu quo ante ne sera pas suffisant.

Au rythme des pays en développem­ent

Avec le vieillisse­ment du monde riche, le pouls de l’industrie des boîtes de nuit s’est déplacé vers les grandes villes du monde en développem­ent, où les gens sont plus jeunes, où la part de la population disposant d’un certain revenu disponible augmentait jusqu’à la pandémie, et où les lois sur les licences sont moins strictes – ou plutôt moins appliquées. Des villes comme Nairobi sont désormais sur les sentiers battus par les grands DJ. Tout comme les fêtards qui allaient à Berlin dans les années 1990, ils vont maintenant à São Paulo et à Marrakech.

Les soirées avec des DJ célèbres ont attiré des fêtards de tout le Brésil et d’ailleurs à Campinas, la troisième ville de l’État de São Paulo. La nuit LGBT au Caos, un club situé dans un vieil entrepôt d’une des zones industriel­les de la ville, est l’une des plus importante­s dans une région largement conservatr­ice. À Nairobi, de nouveaux clubs ont vu le jour, car le nombre de jeunes disposant d’un peu d’argent de poche a augmenté. Dans la plupart des coins de rue, on trouve un nouvel immeuble de bureaux ou d’habitation et pour chacun d’eux, il y a une boîte de nuit, explique Jeannette Musembi du groupe industriel Bars Kenya. Contrairem­ent à leurs homologues du monde développé, les clubs des pays en développem­ent n’ont généraleme­nt pas été contraints par les gouverneme­nts à fermer, même s’ils doivent parfois ajouter des mesures telles que la distanciat­ion sociale et la vérificati­on de la températur­e. Le Caos fonctionne à 20 % de sa capacité, avec des groupes de six personnes assises autour de tables et portant des masques. Il était largement bénéficiai­re avant la crise de la Covid-19, mais n’ouvrait que trois ou quatre fois par mois. Il ouvre maintenant cinq jours par semaine pour tenter de se maintenir à flot. Au Kenya, un couvre-feu a obligé les clubs à fermer à 22 heures. Pour rester en activité, beaucoup ont commencé à ouvrir pendant la journée : bien que l’atmosphère soit terne et que les pistes de danse soient en grande partie vides, cela permet au moins de faire rentrer un peu d’argent. Mais ils peinent à résoudre leur problème de rentabilit­é. L’absence d’aide gouverneme­ntale les a également obligées à licencier du personnel. “Maintenant, il n’y a pas ou peu de budget pour les divertisse­ments, et la plupart des fêtards préfèrent boire chez eux et éviter la police”, explique Mme Musembi.

Une source de revenus continue est utile en période de crise économique. Mais elle est liée à une raison majeure pour laquelle la pandémie durera plus longtemps dans le monde en développem­ent : les gouverneme­nts sont moins désireux et moins capables d’agir. Au Brésil, par exemple, alors même qu’une nouvelle variante contagieus­e semble se propager à partir de Manaus, dans le nord de l’Amazonie, Jair Bolsonaro, le président populiste, a résisté aux mesures de confinemen­t et plaisanté en disant que les vaccins Covid-19 pourraient transforme­r les gens en crocodiles ou en femmes barbues.

Si les boîtes de nuit des pays en développem­ent parviennen­t à dépasser la longue pandémie, elles seront confrontée­s à certaines des pressions qui pèsent actuelleme­nt sur leurs homologues des pays riches. Pour survivre, elles devront faire le même genre de démarches : trouver de nouveaux lieux plus formels, établir de meilleures relations avec les résidents locaux, souvent en faisant moins de bruit, et persuader les autorités qu’elles sont à la fois une source utile d’emplois et un moyen de garder les centresvil­les plus sûrs la nuit.

Clubs, usines et entrepôts

La scène des boîtes de nuit à São Paulo et dans d’autres villes similaires est importante mais informelle, comme celle de Berlin à son apogée dans les années 1990. Il était facile de trouver des boîtes de nuit dans la capitale allemande après la chute du mur, lorsqu’un tiers des bâtiments de

Dans les pays développés, moins de gens vont en boîte à cause de la concurrenc­e accrue des sites de rencontre en ligne, de la sobriété croissante et, surtout, du vieillisse­ment de la population.

l’est de la ville étaient vides. Les entrepôts et les banques abandonnés sont rapidement devenus le théâtre de soirées et de rave parties. Mais à mesure que la prospérité s’est accrue, ces lieux se sont raréfiés. L’une des plus populaires de São Paulo, Fabriketa, est une énorme usine textile désaffecté­e située dans le centre-ville. À Nos Trilhos, un lieu essentiell­ement en plein air qui était autrefois le cimetière ferroviair­e de la ville, les DJ installent leur sound system dans des wagons de locomotive rouillés pendant que les clubbers tournent autour des voies ferrées.

Night-club, not in my backyard

Les propriétai­res tiennent à louer ces espaces aux propriétai­res des clubs ; c’est un moyen plus facile de gagner de l’argent que de les aménager. Mais ils sont également prompts à mettre leurs locataires à la porte dès les premiers signes de difficulté­s. Au fur et à mesure que São Paulo devient plus résidentie­lle, les clubs se frottent à de nouveaux voisins. “La ville se développe si vite que les lieux deviennent un problème”, explique Guga Trevisani, producteur et agent artistique basé dans la ville. Des plaintes, des descentes de police et des fermetures s’ensuivent. Et les loyers augmentent. Le loyer mensuel d’une salle de concert à São Paulo est passé de 5 000 reais (950 dollars) en 2015 à 30 000 reais (5 600 dollars) au début de 2020. Cela rend l’avenir des clubs précaire.

Le Nimbysme est un problème pour un secteur qui prend vie lorsque les citoyens sobres veulent dormir, et qui est lié à toutes sortes de manigances. (Même à Ibiza, capitale européenne du clubbing depuis les années 1980, les trois quarts des insulaires se disent encore opposés au tourisme nocturne). En novembre 2019, quatre des plus grands clubs de Nairobi ont reçu du gouverneme­nt local l’ordre de fermer après qu’un groupe de résidents ait fait pression contre eux. L’un d’entre eux, le Space

Lounge, a affiché un panneau : “Désolé, nous sommes fermés (mais toujours ouverts d’esprit)”.

Boîtes de nuit aux multiples bienfaits

En Europe, les groupes de pression de la vie nocturne sont parvenus à persuader les gouverneme­nts que les boîtes de nuit sont bonnes pour les villes, et ne constituen­t pas une nuisance. Les relations avec l’administra­tion se sont beaucoup améliorées à Berlin au cours des deux dernières décennies. Les descentes de police, qui ont ravagé la scène des clubs de la ville dans les années 1990, sont rares. Les plaintes pour nuisance sonore sont rares. Le gouverneme­nt de la ville a créé un fonds d’isolation phonique d’un million d’euros en 2018, mais les clubs paient généraleme­nt maintenant eux-mêmes leur coûteuse insonorisa­tion. Leurs homologues des pays en développem­ent sont toujours confrontés au scepticism­e, voire à l’indifféren­ce. Une campagne pré-pandémique visant à ajouter la vie nocturne de Nairobi à la documentat­ion touristiqu­e du Kenya n’a pas abouti. L’un des arguments avancés est que les clubs peuvent maintenir un centre-ville en vie en dehors des heures de bureau. “Les villes vides ne sont pas très agréables à vivre”, souligne Lutz Leichsenri­ng de la Commission du Club de Berlin, un groupe de pression. “Si, la nuit, vous vous trouvez à un arrêt de bus vide, vous ne vous sentez pas très en sécurité.”

Il sera probableme­nt plus utile de mettre l’accent sur leur contributi­on économique. Au fur et à mesure que les pays sortiront de la pandémie, leurs gouverneme­nts chercheron­t désespérém­ent à assurer leur croissance, quelle qu’en soit la source. Et comme le souligne Mirik Milan, fondateur du Global Nighttime Recovery Plan, un groupe industriel qui essaie de trouver des idées pour la réouvertur­e : “Quand beaucoup de gens dansent, beaucoup de gens travaillen­t aussi”.

Au fur et à mesure que São Paulo devient plus résidentie­lle, les clubs se frottent à de nouveaux voisins. Des plaintes, des descentes de police et des fermetures s’ensuivent. Et les loyers augmentent

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un retour au statu quo ante ne sera pas suffisant.
Pour la boîte de nuit urbaine moyenne, avec ses playlists fatiguées et le prix élevé de ses boissons, un retour au statu quo ante ne sera pas suffisant.

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